1 Croissance sobre en carbone
La croissance économique est essentielle aux emplois et aux revenus qui contribuent au bien-être des citoyens ainsi qu’aux innovations et aux investissements nécessaires pour réduire les émissions de GES. Compte tenu de l’ambitieux objectif du Canada par rapport à ce dernier point, la croissance économique devra s’axer sur la diminution de l’intensité d’émission des sources existantes et la stimulation de nouvelles sources de croissance sobres en carbone.1 Cette transition deviendra de plus en plus importante à mesure que baissera l’intensité d’émission du commerce et des investissements internationaux.
Statistique principale 1 : découplage du PIB et des GES
La statistique principale pour la croissance sobre en carbone équivaut à la différence entre le produit intérieur brut et les émissions de GES, illustrée à la figure 1.1 selon un indice normalisé (taux de 2005 = 100). Si le Canada veut réduire ses émissions de manière importante sans ralentir la croissance économique, il lui faudra accentuer considérablement cette différence dans les prochaines décennies.
La figure 1.1 démontre qu’à l’échelle nationale, le Canada a découplé son PIB et ses émissions de GES, même si ces dernières n’ont pas beaucoup bougé depuis 2005. L’un des gros avantages de cette mesure est de permettre le suivi des progrès sur le plan du rendement économique, mettant ainsi en lumière des données contextuelles qui pourraient passer inaperçues si on ne regardait que les GES.
Mesure la plus courante de la croissance économique, le produit intérieur brut est étroitement lié à la qualité de vie et correspond à l’assiette fiscale dont le gouvernement dispose pour financer des programmes qui contribuent au bien-être. Il s’agit d’une mesure importante.
Toutefois, le PIB n’est pas pour autant un indicateur complet de la prospérité ou du bien-être. Il mesure la valeur totale des produits finis et des services produits par un pays pour une année donnée; il ne tient pas compte d’autres priorités comme l’emploi, la santé ou la nature. Certaines activités qui font croître le PIB découlent d’une grande perte de richesses ou de ressources naturelles, par exemple la reconstruction après un feu incontrôlé. Plutôt que d’ignorer le PIB, nous avons choisi de le compléter avec dix autres mesures présentées dans les sections suivantes.
Les chiffres nationaux du découplage ne permettent pas de voir les différences marquées entre les provinces : par exemple, c’est l’Île-du-Prince-Édouard qui a enregistré le plus de progrès entre 2005 et 2018, suivie du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse (figure 1.2); Terre-Neuve-et-Labrador, la Saskatchewan, l’Alberta et le Manitoba sont celles qui ont le moins avancé, et la Colombie-Britannique et le Québec tombent entre les deux.
Il semblerait que les territoires aussi découplent graduellement leurs émissions de GES et leur PIB et améliorent la productivité de leurs émissions. Cependant, les données étant limitées, nous n’avons pas pu effectuer de comparaison directe avec les provinces (encadré 1.1).
Encadré 1.1 : Mesure de la croissance sobre en carbone dans les territoires
Il est difficile de mesurer et de comparer les progrès des territoires (Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut) en matière de croissance sobre en carbone. Par exemple, le gouvernement du Yukon estime que l’inventaire territorial sous-évalue les émissions de GES, car il ne tient pas entièrement compte des combustibles achetés ailleurs. Le Yukon réalise actuellement ses propres estimations, pour 2009 et après. Il est possible que les calculs pour les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut soient aussi inexacts. Si la différence est minime à l’échelle nationale, ces erreurs peuvent fausser considérablement les mesures de découplage des territoires et les analyses comparatives qui en découlent. C’est pourquoi nous avons omis ces données de la figure 1.2 et du tableau 1.1. Nous espérons toutefois pouvoir les inclure dans un rapport futur, lorsque les estimations seront plus justes.
Sources: OAG (2017); Government of Yukon (2020).
Il faudra analyser les résultats de la figure 1.2 plus en profondeur pour en déterminer les moteurs, mais plusieurs tendances régionales se découpent déjà2 :
- Les progrès substantiels de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario sont multifactoriels. Notamment, des politiques ont permis d’améliorer l’efficacité énergétique, de réduire les émissions associées à la production d’électricité, de réduire l’enfouissement des déchets, de capter le méthane et de développer et d’adopter des technologies propres (Î.-P.-É., 2018; N.-B., 2016; N.-É., 2020). On note aussi des tendances économiques; par exemple, la Nouvelle-Écosse a réduit ses émissions de gaz à effet de serre entre 2005 et 2018 en fermant des sites d’exploitation de gaz naturel, des usines de pâte et de papier et une raffinerie de pétrole (REC, 2020a). En outre, plusieurs secteurs relativement sobres en carbone ont joué un rôle clé dans la croissance économique, comme l’exportation de homards, la construction résidentielle et les investissements publics dans les établissements de santé (Bundale, 2020; Statistique Canada, 2019a).
- La fermeture des centrales au charbon en 2014 a été le moteur principal des progrès considérables de l’Ontario (REC, 2020b), dont la croissance générale a aussi reposé sur des secteurs de services sobres en carbone, comme la haute technologie et l’immobilier.
- Plusieurs facteurs expliquent que Terre-Neuve-et-Labrador soit la province qui a enregistré le plus petit découplage. La croissance de son PIB, plutôt lente (7 %), s’est vue influencée lourdement par certains projets, notamment le projet hydroélectrique Muskrat Falls et l’exploitation de pétrole marin. Le secteur de la pêche a aussi subi un déclin important durant cette période. Les émissions de la province proviennent en grande partie du transport routier, de la production pétrolière et gazière et d’une centrale au pétrole (REC, 2020c).
- La Saskatchewan a aussi enregistré un découplage faible entre 2005 et 2018. Le quart du PIB de la province dépend de la production pétrolière et gazière et de l’exploitation minière, et plus de 8 %, de l’agriculture. La croissance de la Saskatchewan est donc liée à des secteurs à émissions relativement fortes (Sask., 2020). On note tout de même un peu de découplage, les émissions de GES croissant plus lentement que le PIB.
Si la mesure du découplage peut être indicative des progrès avec le temps, la comparaison de la productivité des émissions des différentes économies provinciales permet de voir à quel point une économie dépend des émissions de GES (c.-à-d. de combien le PIB augmente pour une quantité fixe d’émissions sur une période donnée). En 2018, le Québec s’est démarqué des autres provinces sur ce plan, suivi de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de Terre-Neuve-et-Labrador (tableau 1.1). La Saskatchewan et l’Alberta avaient les économies les plus dépendantes des émissions de GES, suivies du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.
La production d’électricité joue un rôle majeur dans les résultats de cette mesure. Les provinces qui dépendent encore des centrales thermiques ou au charbon se classent généralement plus bas que celles où l’on trouve une grande proportion de centrales hydroélectriques ou nucléaires. Bien que la transition d’un mode de production d’électricité à un autre demande du temps, il s’agit d’un objectif réaliste pour 2050. La production pétrolière et gazière est aussi un facteur important, surtout en Saskatchewan et en Alberta. Les résultats du Manitoba sont intéressants : la province se classe au cinquième rang de la productivité, même si elle privilégie l’hydroélectricité. Le secteur du transport est devenu sa plus grande source d’émissions, enregistrant entre 2005 et 2018 une augmentation de 59 % pour les camions légers à essence (VUS et camionnettes) et de 97 % pour les véhicules lourds à moteur diesel. Les émissions agricoles de la province ont aussi connu une hausse, le taux de GES émis directement par les terres ayant gonflé de 63 % pendant cette période, probablement à cause du recours accru à l’engrais (ECCC, 2020).
Pour de nombreuses provinces, les résultats diffèrent énormément selon le paramètre mesuré. Par exemple, le Québec a l’une des économies les plus sobres en carbone du pays, mais n’a pas autant progressé que d’autres provinces sur le plan du découplage depuis 2005, en grande partie parce que les émissions associées au transport y ont augmenté. Inversement, les trois provinces atlantiques (Île-du-Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse) ont fait un gros travail de découplage, mais leurs économies demeurent plutôt fortes en émissions.
Certaines des différences entre les provinces sont attribuables à la structure de leurs économies. Prenons une étude de 2017 qui comparait les émissions des provinces selon deux mesures : la mesure traditionnelle axée sur la production, et une mesure axée sur la consommation de produits et services (Dobson et al., 2017). Cette deuxième mesure donnait une répartition plus égale des émissions entre les provinces canadiennes, faisant augmenter les émissions de provinces comme l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique qui consomment des produits fabriqués ailleurs au pays. Toutefois, même avec cette approche axée sur la consommation, les émissions par habitant de l’Alberta et de la Saskatchewan demeuraient les plus élevées.
La mesure de productivité des GES utilisée plus haut peut aussi servir à comparer la croissance sobre en carbone du Canada à celle des autres pays et ainsi à déterminer la corrélation entre l’activité économique et les émissions de CO2 engendrées par la production d’énergie.3 La productivité du CO2 associée à la production est présentée séparément de celle associée à la consommation afin d’éviter tout biais défavorable aux pays producteurs. Le premier classement affiche les émissions associées à la production de produits et de services d’un pays, tandis que le second se penche sur celles découlant de la consommation. Dans les deux cas, plus le score est élevé, plus l’économie est sobre en carbone (c.-à-d. une activité économique élevée pour des émissions moindres).
La figure 1.3 démontre que l’économie du Canada dépend davantage des émissions de GES que celle des autres pays développés. Tant sur le plan de la production que sur celui de la consommation, le Canada enregistre un score de productivité du CO2 inférieur. Selon ces deux mesures, nous générons de plus fortes émissions que la plupart des pays développés. Toutefois, la différence entre les meilleurs et les pires pays est plus marquée dans le classement axé sur la production que dans celui axé sur la consommation.
Les principaux facteurs qui différencient les pays en tête et en queue du classement sont la production d’électricité et la structure économique. Les pays qui ont un bon score de productivité du CO2 ont tendance à utiliser de l’énergie nucléaire ou renouvelable pour s’approvisionner en électricité, tandis que les autres misent davantage sur le charbon ou le pétrole de schiste, ou exploitent fortement des industries gourmandes en énergie ou des secteurs miniers (AIE, 2019; FEM, 2019). Le climat et la densité de population peuvent aussi affecter le classement.
Le Canada a progressé plus lentement que certains de ses pairs. La productivité du CO2 s’y est améliorée depuis 2005, mais pas autant que celle d’autres pays (OCDE, 2020). Par ailleurs, si la relocalisation des usines dans les pays émergents a amélioré le classement de production des grandes économies, ces dernières ont aussi rehaussé leur productivité du CO2 sur le plan de la consommation, réduisant l’intensité d’émission de leur consommation intérieure. Si certains facteurs associés à la productivité du CO2, comme le climat, la densité de population et même la structure économique, peuvent être difficiles à modifier, surtout à court terme, d’autres dépendent largement des politiques publiques.
Par exemple, la Suède est en tête du découplage de la croissance économique et des émissions de gaz à effet de serre. Évidemment, les circonstances varient d’un pays à l’autre, mais le Canada peut tirer des leçons de certaines stratégies utilisées en Suède. Le pays scandinave a réduit ses émissions en misant sur les sources d’électricité sobres en carbone, comme l’énergie nucléaire, hydroélectrique et bioénergétique, et en élargissant considérablement un réseau de chauffage urbain à base de déchets ménagers et de déchets de bois. Ces deux éléments revêtent une importance plus nationale qu’internationale, ce qui a potentiellement limité la croissance économique du pays. La Suède a d’abord canalisé ses efforts dans les marchés intérieurs de l’électricité et du chauffage, ne se penchant sur les industries à fortes émissions qu’après la création du Système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (Schiebe, 2019). Parallèlement, le pays encourageait les sources de croissance économique sobres en carbone en investissant massivement en recherche et développement dans le secteur des technologies propres (CTG, 2017).
Les données présentées mettent en lumière trois grands objectifs pour stimuler la croissance sobre en carbone :
- Réduire l’intensité d’émission des sources de croissance existantes.
- Rediriger les ressources des activités économiques à fortes émissions vers des activités à faibles émissions.
- Accélérer la création et la croissance d’entreprises à faibles émissions.
De multiples facteurs guident ces trois objectifs, qui impliquent tous un travail pluridécennal. La vitesse du développement et de l’adoption des technologies, l’offre canadienne de produits et de services résilients et sobres en carbone et les investissements dans l’infrastructure seront décisifs dans la progression du pays (voir les indicateurs 3, 4, 5 et 6). Les connexions avec d’autres objectifs, comme la création d’emplois, l’accessibilité financière, la santé des écosystèmes et les droits autochtones et la réconciliation, joueront aussi un rôle dans la croissance sobre en carbone.
De plus, des facteurs externes influeront aussi sur la capacité du Canada à découpler ses émissions et son économie. Les tendances des marchés mondiaux et nationaux peuvent influencer les investissements, créer de nouvelles occasions d’affaires, et au fil du temps, modifier les structures économiques. Par exemple, le secteur pétrolier du Canada est menacé à long terme par les fluctuations et l’incertitude entourant les prix et la demande, ainsi que par les politiques internationales visant à réduire les émissions (Leach, 2020; Schumpeter, 2020; BP, 2020). Ainsi, le secteur pourrait être naturellement amené à investir dans le gaz naturel ou de nouvelles occasions d’affaires en lien avec l’hydrogène à faibles émissions ou l’énergie géothermique.
Notons aussi que certaines occasions de croissance propre ne concerneront pas uniquement des activités à faibles émissions. Par exemple, le secteur minier pourrait bénéficier d’une hausse de la demande en minéraux et en métaux utilisés dans les véhicules électriques, les infrastructures d’énergie renouvelables et les batteries. Les sociétés minières canadiennes sont déjà très présentes sur la scène internationale, et le pays possède d’importants dépôts de ces minéraux et métaux (BIRD et GBM, 2017). Des portes pourraient aussi s’ouvrir dans le secteur agricole à mesure que croît la demande de substituts de viande végétaux, laquelle augmente d’en moyenne 8 % par année depuis 2010. Le Canada est déjà le plus grand producteur mondial de pois secs et de lentilles (CNRC, 2019). Pour découpler ses émissions et sa croissance, le pays pourrait notamment chercher à réduire ses émissions dans les secteurs ayant un fort potentiel de croissance. Par exemple, une stratégie de croissance axée sur le gaz naturel, l’agriculture et la production minière doit aussi être accompagnée d’un plan pour réduire considérablement les émissions engendrées par ces activités.
Bien que les données sur l’économie du Canada et les émissions de gaz à effet de serre soient abondantes, elles font rarement le lien entre les deux. Les chercheurs ont entre autres de la difficulté à comparer le découplage à l’échelle sectorielle, car les secteurs ne sont pas divisés de la même façon dans les données sur le PIB et celles sur les GES.
Statistique Canada a établi un compte de flux physique pour les données sectorielles des GES suivant le modèle du Système de comptabilité économique et environnementale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) afin de permettre la comparaison avec les données correspondantes sur le PIB (StatCan, 2020). Toutefois, le maintien de ce compte est chronophage, et il existe des différences importantes entre les données de Statistique Canada et celles de l’inventaire officiel canadien des gaz à effet de serre produit par Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) selon les normes de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (ECCC, 2020). En 2017, les estimations d’émissions différaient de plus de 44 Mt. Afin de pouvoir approfondir l’analyse des rapports entre les émissions de GES et la croissance économique, les chercheurs ont besoin d’un accès facile à des données sur les GES qui correspondent au Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN) utilisé par les organismes statistiques du Canada, du Mexique et des États-Unis.
Comme mentionné dans l’encadré 1.1, les données de l’inventaire national sur les émissions territoriales pourraient être inexactes, car elles ne tiennent pas compte des carburants achetés ailleurs. Dans l’idéal, ECCC et les gouvernements des territoires devraient travailler ensemble à rectifier la situation pour que les territoires puissent être comparés avec les provinces.
- Nota : Sobre en carbone fait ici référence à l’équivalent dioxyde de carbone, qui comprend tous les GES.
- L’article d’Arik Levinson sur le découplage des émissions de dioxyde de soufre et de la croissance manufacturière aux États-Unis (2015) est un bon exemple d’analyse en profondeur d’une tendance de découplage. L’auteur y étudie deux facteurs – le changement de la composition du secteur et l’évolution des techniques – et conclut que 90% du découplage observé entre 1990 et 2008 est attribuable au second.
- L’OCDE utilise la productivité du CO2 comme statistique principale de la croissance verte. Cette statistique mesure les émissions de CO2 associées à la production d’énergie et ne tient donc pas compte des autres émissions de GES, par exemple le méthane agricole. Dans le cas où ces autres émissions seraient prises en compte, le classement resterait sensiblement le même, mais avec un score moins élevé pour certains pays où le secteur agricole est fort (ex. : Nouvelle-Zélande).