4 Adoption des technologies
L’adoption des technologies contribue aussi à la croissance propre. En effet, elle encourage la résilience et la réduction des émissions pour les sources de croissances existantes, et facilite l’expansion du marché pour les nouvelles sources en favorisant les économies d’échelle et en diminuant les coûts unitaires. Qui plus est, bon nombre des technologies nécessaires à la croissance propre existent déjà à divers stades de développement technologique; il faut simplement accélérer leur adoption.
Statistique principale 4 : Intensité énergétique et proportion d’énergie à faibles émissions
Les technologies susceptibles de faciliter la croissance sobre en carbone et la résilience économique ont une envergure et une portée prodigieuses, mais les données sur les technologies de résilience sont limitées. C’est pourquoi nous avons choisi l’adoption des technologies sobres en carbone pour illustrer les principaux enjeux de l’adoption des technologies.
En 2018, les émissions de GES associées à la production et à la consommation d’énergie équivalaient à 80 % de toutes les émissions du Canada (ECCC, 2020a). Ainsi, afin de favoriser une croissance sobre en carbone, c’est-à-dire de stimuler l’économie tout en limitant les émissions de GES, il nous faudra réduire l’intensité énergétique et augmenter la proportion d’énergie à faibles émissions.
Le but de l’adoption des technologies étant de se rapprocher de ces objectifs, nous pouvons mesurer l’adoption des technologies sobres en carbone en comparant l’intensité énergétique et la proportion d’énergie à faibles émissions du Canada à celles d’autres pays du G7 et à la moyenne mondiale (figure 4.1). Bien que la proportion d’énergie à faibles émissions du Canada soit supérieure à celle de la plupart des pays du G7 (25 %), on y enregistre aussi une plus grande intensité énergétique (utilise plus d’énergie par unité de PIB). L’intensité énergétique a diminué dans tous les pays du G7 depuis 2005, y compris au Canada, mais la baisse a été plus marquée aux États-Unis et dans les pays européens (AIE, 2019).
La disparité entre les pays est souvent attribuable à la diversité des ressources disponibles et aux investissements passés. Par exemple, les exportations de pétrole et de gaz du Canada jouent sur l’intensité énergétique du pays. Si l’énergie exportée est exclue des chiffres, celle consommée dans l’extraction du pétrole et du gaz exportés est comptée. De plus, la vastitude et le climat relativement froid de notre pays contribuent à notre consommation d’énergie supérieure à celle des autres pays du G7, quoiqu’on anticipe une augmentation généralisée de l’énergie utilisée à des fins de climatisation avec la hausse de la fréquence et de l’intensité des vagues de chaleur occasionnées par les changements climatiques. Historiquement, la France a beaucoup investi dans l’énergie nucléaire, en grande partie par souci de sécurité énergétique, ce qui lui a permis de se hisser en tête du G7 en matière d’énergie à faibles émissions (WNA, 2020).
Cette statistique peut être améliorée par l’adoption de quatre grandes catégories de technologies :
- Remplacement des combustibles (ex. : hydroélectricité au lieu du charbon ou moteurs électriques plutôt qu’à essence)
- Réduction de la consommation d’énergie (ex. : chauffage écoénergétique ou meilleure isolation)
- Conditionnement du comportement (ex. : transport en commun rapide qui supplante la voiture ou logiciels de télétravail et de vidéoconférence qui réduisent les déplacements automobiles et aériens)
- Captage et stockage du carbone (ex. : captage du carbone des combustibles fossiles ou extraction directe dans l’air)
Les trois premières catégories sont comprises dans la figure 4.1, du moins en ce qui a trait aux émissions de GES liées à l’énergie. Les technologies de réduction de la consommation d’énergie et de conditionnement du comportement réduisent le total d’émissions, tandis que les technologies de remplacement des combustibles augmentent la proportion d’énergie à faibles émissions. La quatrième catégorie n’est toutefois pas représentée dans les données. Prenons par exemple la centrale au charbon Boundary Dam en Saskatchewan. Elle utilise des technologies de captage et de stockage du carbone pour limiter les rejets de GES dans l’atmosphère, mais leurs effets sont ici omis, alors que l’énergie utilisée pour le captage est pourtant comprise (SaskPower, 2020). Les technologies qui réduisent les émissions non liées à l’énergie des procédés industriels, des déchets et de l’agriculture sont aussi omises.
Pour comprendre les facteurs derrière les résultats nationaux de la figure 4.1, il faut se pencher sur les grands secteurs de l’économie du Canada.
La proportion plutôt élevée d’énergie à faibles émissions du pays est principalement due à son secteur de l’électricité. Plus de 80 % de l’électricité produite au Canada provient de sources d’énergie renouvelable ou nucléaire à faibles émissions (REC, 2020). Néanmoins, l’adoption pourrait être accélérée davantage pour les quatre catégories de technologies. Plusieurs provinces ont des secteurs de l’électricité à plus fortes émissions, ce qui limite leur capacité à découpler leur croissance de ces dernières (figure 4.2).
Les tendances passées révèlent une baisse importante de l’intensité d’émission au fil du temps. Les politiques ont joué un rôle essentiel dans cette évolution (ex. : accélération de l’élimination progressive des centrales au charbon). La diminution marquée du coût de l’énergie éolienne et solaire y a aussi contribué, l’éolien faisant aujourd’hui concurrence au gaz naturel, au charbon et au nucléaire au Canada (REC, 2019). Cette forte baisse des coûts est un résultat des taux d’apprentissage, des économies d’échelle et de la concurrence accrue qui ont accompagné l’expansion internationale des énergies éolienne et solaire (Rubin et al., 2015). Entre 2008 et 2018, la moyenne mondiale des coûts associés à l’éolien terrestre ont chuté de 24 %, et ceux associés aux technologies solaires photovoltaïques, de 77 % (IRENA, 2019).
L’intensité d’émission de la production d’électricité risque de devenir de plus en plus importante pour le découplage, à mesure que les technologies électriques d’utilisation finale (ex. : véhicules et thermopompes électriques) deviendront plus abordables et accessibles. Plus l’intensité d’émission de la production d’électricité sera faible, plus l’électrification contribuera au découplage.
Au Canada, le secteur des transports est le moteur principal de l’utilisation du pétrole indiquée à la figure 4.1, surtout à cause du transport routier (REC, 2020). Dans bien des provinces, le transport est aujourd’hui la plus grande source d’émissions de GES (ECCC, 2020c). Les émissions des camions légers à essence (VUS et camionnettes) et des véhicules lourds à moteur diesel continuent d’augmenter, le nombre de véhicules gonflant respectivement de 86 % et 57 % pour chacun des deux groupes entre 2005 et 2018 (figure 4.3). Au Canada, le véhicule moyen a un rendement énergétique inférieur à celui des autres pays, ce qui est dû à une préférence pour les gros véhicules, aux trajets plus longs et à la froideur du climat (REC, 2019; RNCan, 2018).
Durant cette période, le Canada a enregistré une hausse de l’adoption des technologies de remplacement des combustibles, comme les voitures et les autobus électriques ou les camions à hydrogène, mais ces véhicules ne représentent encore qu’une petite partie du total. En 2018, les véhicules carboneutres ou à faibles émissions ne constituaient que 4 % des véhicules motorisés immatriculés, comparativement à moins de 1 % en 2011 (figure 4.4). Des options de remplacement des combustibles pour les avions, les trains et les bateaux sont en cours de développement, ce qui pourrait augmenter les taux d’adoption futurs. Le conditionnement du comportement est aussi essentiel au découplage des transports, notamment en ce qui a trait au changement des modes de transport (ex. : passage de la voiture au transport en commun, ou du camion au train pour les envois), et la technologie peut rendre les comportements visés plus attrayants (ex. : applications de vélopartage et planification des itinéraires).
Dans l’ensemble, les secteurs industriels sont les plus grands consommateurs d’énergie au Canada (REC, 2020). Bien que la plupart d’entre eux aient réduit leurs émissions de GES entre 2005 et 2018 (figures 4.5 et 4.6), les émissions associées aux sables bitumineux ont plus que doublé sur cette même période avec la croissance de la production. On remarque un certain découplage dans les industries lourdes (ex. : ciment, exploitation minière, acier), les émissions ayant connu une baisse plus importante que la production brute entre 2005 et 2018 (ECCC, 2020b). L’intensité d’émission des sables bitumineux a aussi diminué pendant cette période (ECCC, 2020c), ce qui laisse présumer un meilleur taux d’adoption des technologies. La plupart des technologies adoptées jusqu’ici visaient l’efficacité énergétique et la cogénération (production combinée de chaleur et d’électricité). À l’avenir, il faudra mettre davantage l’accent sur les technologies de remplacement des combustibles (ex. : électricité, hydrogène, carburants renouvelables) (Rissman et al., 2020).
Après les secteurs industriels, les bâtiments commerciaux et résidentiels sont les plus grands consommateurs de gaz naturel au Canada. Ils figurent parmi les actifs économiques les plus durables qui soient; c’est pourquoi les technologies qui les visent risquent d’avoir une influence considérable sur la croissance sobre en carbone à long terme, et tout investissement dans un bâtiment qui n’est pas sobre en carbone compliquera le contrôle futur des émissions dans les autres secteurs. L’adoption de technologies de réduction de la consommation d’énergie a entraîné une baisse des émissions par ménage, limitant leur croissance à seulement 1 Mt entre 2005 et 2018 (ECCC, 2020c) (figure 4.7). Sur cette même période, les mesures de réduction de la consommation d’énergie et de remplacement des combustibles ont permis de diminuer les émissions par mètre carré de superficie commerciale, mais les émissions générales ont tout de même augmenté de 6 Mt (figure 4.8). Pour que s’opèrent d’autres réductions significatives, il faudra miser sur les options de remplacement des combustibles, comme le gaz naturel renouvelable, l’hydrogène, l’électrification, le chauffage urbain et le chauffage géothermique (ECCC, 2016).
Le secteur agricole n’est pas très gourmand en énergie, mais constitue la plus grande source d’émissions de GES non énergétiques. À noter au passage que les émissions liées à la consommation d’énergie dans les exploitations agricoles ont légèrement augmenté depuis 2005 (de 12 à 14 Mt éq. CO2). La plupart des émissions agricoles proviennent des engrais utilisés dans les cultures ou du méthane produit par les animaux. Les émissions des cultures ont gonflé de 50 % entre 2005 et 2018, tandis que les rendements ont augmenté d’environ 30 % (ECCC, 2020c; Statistique Canada, 2020). Les émissions de la production animale ont diminué d’à peu près 16 % sur cette même période, en grande partie parce qu’il y a moins de bétail qu’avant (ECCC, 2020c). Le taux d’adoption des technologies agricoles croît lentement, surtout en ce qui a trait à l’efficacité. Par exemple, l’agriculture de précision permet d’augmenter les rendements tout en investissant moins d’intrants (engrais, pesticides, eau) grâce à des technologies comme les GPS, les capteurs, les drones et les logiciels spécialisés (Shorthouse, 2019).
L’enquête de Statistique Canada sur l’innovation et les stratégies d’entreprise nous fournit des données sectorielles et régionales sur l’adoption des technologies propres (figure 4.9). Seuls 10 % des répondants au sondage utilisent de telles technologies, mais le chiffre exact varie d’un secteur à l’autre. Par exemple, 36 % des sociétés de services publics du pays (électricité, gaz naturel et eau) en utilisent, notamment sous forme d’équipement écoénergétique, de technologies de réseau électrique intelligent, d’énergie à faibles émissions et de mécanismes de stockage d’énergie (Statistique Canada, 2019b; 2019c). Ces sociétés sont aussi les plus grands utilisateurs des technologies de géomatique et de l’Internet des objets employées dans les réseaux électriques intelligents, surtout en Ontario (Statistique Canada, 2019c). Au Canada atlantique, 84 % des sociétés de services publics utilisent des technologies propres, et en Ontario, on trouve des taux d’adoption plus élevés que dans les autres régions pour le secteur de l’agriculture, de la foresterie, de la chasse et de la pêche ainsi que pour celui de l’exploitation minière, de carrières, de pétrole et de gaz (Statistique Canada, 2019c).
Il est important de surveiller l’évolution du taux d’adoption, mais il faut aussi chercher les raisons qui expliquent pourquoi une technologie peine à se voir adoptée. En nous basant sur des enquêtes de Statistique Canada, du DEEP Centre et d’autres sources, nous avons trié les raisons en quatre catégories de facteurs qui influencent l’adoption des technologies à faibles émissions : la vitesse de rotation des stocks, la faisabilité technique, les coûts et les politiques publiques (DEEP Centre, 2019; Statistique Canada, 2019d; Dow, 2019).
La vitesse de rotation des stocks joue un rôle essentiel dans l’adoption des technologies. En effet, les entreprises et les particuliers attendent normalement que leurs technologies deviennent inefficaces ou désuètes avant de les remplacer. Si la rotation des véhicules se fait sur une dizaine d’années, celle des chaudières industrielles (25 à 50 ans) et des bâtiments résidentiels (25 à 100 ans) est beaucoup plus lente (SDSN et Iddri, 2015). Il est généralement plus coûteux de remplacer une technologie avant la fin de sa vie utile que de suivre les cycles naturels de rotation des stocks.
La faisabilité technique équivaut à la capacité d’une technologie à augmenter la qualité du produit aux yeux des utilisateurs qui l’adoptent. Ainsi, si une technologie offre à une entreprise un gain de productivité ou améliore la qualité du produit, on dira qu’elle a une faisabilité technique supérieure. Prenons par exemple les véhicules électriques. Les consommateurs pour qui l’autonomie de la batterie (distance que peut parcourir le véhicule entre deux recharges) est importante considéreront que la faisabilité technique des véhicules à forte autonomie est supérieure à celle des autres (Dow, 2019). Par ailleurs, l’incertitude technique et le manque de connaissances ou de compétences techniques peuvent aussi limiter le taux d’adoption (DEEP Centre, 2019).
Les coûts initiaux et permanents ont aussi une influence considérable sur les taux d’adoption. Dans une enquête menée en 2016 auprès de 72 sociétés canadiennes, les trois quarts des répondants ont dit que les coûts étaient pour eux le plus gros obstacle à l’adoption des technologies propres (DEEP Centre, 2019). Les coûts s’évaluent sur un spectre; bien que la plupart des technologies viennent avec un certain coût initial, elles peuvent aussi entraîner des économies nettes à long terme. Par exemple, les technologies écoénergétiques peuvent réduire les frais d’énergie. Le défi pour les entreprises est de déterminer si le taux de rendement est plus avantageux que pour les autres options d’investissement qui s’offrent à elles. Si le coût initial est élevé, que les bénéfices sont longs à dégager et que le taux de rendement est incertain, les sociétés risquent d’être réticentes à investir dans les technologies à faibles émissions (DEEP Centre, 2019).
Les politiques publiques (ainsi que leur stabilité) contribuent grandement au cycle d’adoption et de développement des technologies. Les politiques climatiques, notamment les règlements, les codes du bâtiment, la tarification et les incitatifs financiers, peuvent encourager les entreprises et les particuliers à adopter des technologies climatiques. L’envoi de signaux politiques clairs contribue au maintien de l’équité entre les secteurs et encourage les investissements privés. En effet domino, une adoption accrue élargit le marché, ce qui favorise les investissements et l’innovation nécessaires à la poursuite du développement technologique, qui améliore en retour la faisabilité technique et réduit les coûts à long terme. Des politiques pionnières, comme la tarification incitative en Allemagne, ont fait croître les marchés des énergies éolienne et solaire, encourageant les investissements dans les entreprises qui travaillent à développer des technologies, et améliorant les économies d’échelle internationales. En Chine, des politiques et des investissements ont permis d’élargir encore davantage le marché et de stimuler une concurrence qui a amélioré à la fois la faisabilité technique et les coûts. Ainsi, les énergies éolienne et solaire sont désormais souvent à même de faire concurrence aux combustibles fossiles, ce qui a entraîné une hausse des taux d’adoption (IRENA, 2019).
Il existe peu de données publiques sur le taux d’adoption des technologies de résilience et d’adaptation aux changements climatiques. Ces technologies se divisent d’ailleurs en trois grandes catégories : les technologies de prévention (ex. : robot-pompier qui éteint les feux avant qu’ils ne dégénèrent, béton perméable à l’eau, biopesticides), les technologies de contournement (ex. : systèmes d’alerte précoce, systèmes de pistage des tiques visant à prévenir la maladie de Lyme) et les technologies de protection (ex. : matériaux de construction résistants au feu, drones, technologies de refroidissement urbain). Les données publiques d’adoption se font plus rares pour ces technologies, et il n’existe pas de liste exhaustive des technologies qui pourraient améliorer la résilience du Canada. L’établissement d’une telle liste prioritaire ainsi que le suivi de l’évolution des taux d’adoption faciliteraient la conduite d’études et d’analyses plus poussées et aideraient à orienter les politiques des gouvernements.
Tandis que nous redoublons d’ardeur dans notre lutte contre les changements climatiques, la ligne entre les technologies d’atténuation et d’adaptation pourrait s’estomper. Par exemple, le béton carboneutre, la climatisation écoénergétique et les toits végétalisés correspondent aux deux définitions. Peut-être faudra-t-il créer une troisième catégorie : les technologies résilientes et sobres en carbone.