
11 Écosystèmes florissants

Maintenir et améliorer la santé des écosystèmes canadiens peut offrir de nombreux avantages qui contribueront à la croissance propre, notamment:
- l’absorption et le stockage du carbone. Préserver et restaurer les écosystèmes pourrait contribuer à la réduction des émissions de GES du Canada.
- un soutien à la résilience à l’ère des changements climatiques. Les services écosystémiques comme la régulation du climat local, l’atténuation des inondations, la filtration de l’air et la prévention de l’érosion du sol peuvent contribuer à réduire les répercussions des changements climatiques et les coûts qui en découlent.
- un soutien général à la croissance économique et au bien-être. Les écosystèmes fournissent de l’eau propre, de l’air pur, de la nourriture, des ressources naturelles, des espaces récréatifs et des habitats fauniques; ils font aussi partie intégrante des cultures autochtones.
Les politiques relatives aux changements climatiques fondées sur la nature (gestion des écosystèmes par les peuples autochtones, compensation des émissions de carbone par les écosystèmes ou investissements dans les infrastructures naturelles) peuvent procurer des avantages, qu’ils soient ou non liés au climat. Mais les changements climatiques et l’activité humaine entraînent la perte et la détérioration des écosystèmes et des services qu’ils fournissent, réduisant leur capacité de compenser les émissions de GES et de favoriser la résilience. En évaluant l’état, les fonctions et les tendances des écosystèmes, on peut faire le suivi des progrès dans la protection des actifs naturels, mais aussi orienter la conception de politiques climatiques fondées sur la nature qui offrent de nombreux avantages, liés au climat ou non.
Statistique principale 11 : Affectation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie
Dans un monde idéal, nous ferions le suivi d’indicateurs qui rendent compte des services climatiques et non climatiques fournis par les écosystèmes. Nous pourrions ainsi mieux comprendre toutes les répercussions sur les écosystèmes de l’activité humaine et des perturbations naturelles. Actuellement, le meilleur indicateur national lié au climat et aux écosystèmes mesure l’absorption (les puits) et l’émission (les sources) de carbone d’origine anthropique associées à l’affectation des terres, au changement d’affectation des terres et à la foresterie (ATCATF) sur les terres aménagées; il a été créé pour la production de rapports sur les émissions de GES du Canada en vertu de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). La figure 11.1 illustre les variations d’émissions de GES pour différentes catégories du secteur de l’ATCATF au Canada entre 2005 et 2018.
Aux fins de production de rapports pour la CCNUCC et d’établissement des objectifs de réduction des GES, le gouvernement du Canada estime que le secteur de l’ATCATF a agi comme un puits de carbone net en 2018, absorbant environ 130 MT éq. CO2 au total. Étant donnés les liens entre les territoires forestiers sous aménagement et les produits ligneux récoltés, on peut les considérer conjointement comme un puits net d’environ 10 Mt éq. CO2 en 2018. Les terres cultivées constituent le deuxième plus important puits de carbone (ECCC, 2020a). Cet indicateur ne tient pas compte des perturbations naturelles comme les feux incontrôlés ou les infestations d’insectes, et ne couvre pas tous les écosystèmes et leurs services, mais les tendances observées donnent une idée approximative du rôle des écosystèmes dans les émissions de gaz à effet de serre au Canada. L’objectif est de constater une augmentation globale des puits de carbone au fil du temps.
Pour évaluer la performance du Canada à une échelle plus petite, nous considérons les émissions du secteur de l’ATCATF pour chaque écozone (figure 11.2). Les écozones sont définies selon la répartition historique et évolutionnaire de la faune et de la flore.
La Cordillère montagnarde et l’écozone maritime du Pacifique, en Colombie-Britannique, sont les plus grandes sources d’émissions liées au secteur de l’ATCATF, avec une contribution cumulative de plus de 405 Mt éq. CO2 entre 2005 et 2018, et générant des émissions annuelles respectives de 23 et de 8 Mt éq. CO2 en 2018 (Ressources naturelles Canada, 2020; ECCC, 2020a).
Malgré une proportion relativement élevée d’aires protégées en Colombie-Britannique, d’importantes activités d’exploitation forestière ont lieu dans les deux principales écozones « sources ». Le brûlage de déchets forestiers, pratiqué par les grandes entreprises du secteur, relâche des particules et des GES dans l’atmosphère. Cette pratique est utilisée sur 15 % de la côte britanno-colombienne et dans 50 % du reste de la province, là où la coupe à blanc est pratiquée (C.-B., 2020; ECCC, 2019). En 2015, la coupe à blanc était la méthode de récolte la plus répandue, pratiquée dans 85 % des zones de récolte du Canada. Le brûlage des résidus forestiers est toutefois plus répandu en Colombie-Britannique à cause de la réglementation et des circonstances économiques qui lui sont propres (StatCan, 2018). Selon les estimations établies pour l’inventaire national, le brûlage de déchets forestiers générerait au moins 5 Mt éq. CO2 annuellement (Ogle, 2020). S’ajoutent d’autres facteurs d’émissions importants dans le secteur de l’ATCATF dans ces régions : les infestations de dendroctone du pin ponderosa et les saisons des feux sans précédent qu’a connu la Colombie-Britannique en 2017-2018. Les émissions des peuplements forestiers ayant un taux de mortalité par les insectes inférieur à 20 % sont comprises dans les estimations de l’inventaire, tandis que les zones incendiées (plus de 2,5 millions d’hectares) sont exclues des rapports nationaux (ECCC, 2020d; National Forestry Database, 2020).
Les plus importants puits liés au secteur de l’ATCATF se trouvent dans le Bouclier boréal, une écozone qui couvre le nord du Québec, de l’Ontario, du Manitoba et de la Saskatchewan, et dans la Cordillère boréale, une écozone qui couvre le nord de la Colombie-Britannique et le sud du Yukon. Ces régions abritent la forêt boréale canadienne, le plus grand écosystème forestier continu préservé de la planète (OCDE, 2017).De nombreuses activités humaines contribuent à la disparition des écosystèmes au fil du temps, notamment l’agriculture, l’industrie et l’occupation de nouveaux territoires, qui contribuent à la déforestation (figure 11.3). Le secteur forestier canadien n’est pas un facteur majeur de déforestation, puisqu’il respecte des normes d’aménagement durable reconnues internationalement (OCDE, 2017). Par contre, depuis le début du XIXe siècle, le Canada a perdu de 80 à 90 % de ses milieux humides dans les régions urbaines ou aux alentours, principalement à cause de changements d’affectation des terres (ICCC, 2020; Ressources naturelles Canada, 2018).
L’utilisation des données sur le secteur de l’ATCATF comme indicateur de la santé des écosystèmes et des avantages climatiques fondés sur la nature a toutefois ses limites.
Tout d’abord, ces données ne montrent pas les répercussions des perturbations naturelles, comme les feux incontrôlés. L’indicateur ATCATF ne tient compte que des sources et des puits anthropiques (d’origine humaine) liés à l’affectation des terres, aux changements d’affectation des terres et à la foresterie. Il s’agit d’une approche raisonnable pour l’établissement d’objectifs de GES nationaux. Mais les perturbations naturelles qui ne sont pas directement liées à l’activité humaine contribuent tout de même aux émissions mondiales de GES et à l’accentuation des changements climatiques.
Par exemple, le volet « territoires forestiers » de l’indicateur ATCATF fait état des émissions nettes sur les territoires aménagés, qui ne représentent que 65 % des régions boisées du Canada. Les territoires forestiers non aménagés peuvent être des puits ou des sources d’émissions considérables, particulièrement à la suite de perturbations naturelles comme des feux incontrôlés ou des infestations d’insectes, ou de la régénération des zones perturbées.
Les données sur le secteur de l’ATCATF ne portent pas non plus directement sur les émissions générées par les perturbations naturelles dans les territoires sous aménagement, à l’exception des zones de protection contre les incendies (figure 11.4). Si l’on tenait compte de ces perturbations, les estimations pour les territoires forestiers en 2018 passeraient d’un puits net de 140 Mt éq. CO2 à une source nette de 110 Mt éq. CO2 (RNCan, 2020; ECCC, 2020a). Il s’agit donc d’une différence de 250 Mt éq. CO2 seulement pour les territoires forestiers sous aménagement.
Le suivi plus détaillé des émissions associées aux perturbations naturelles et aux territoires non aménagés mettrait donc en lumière les avantages climatiques des mesures de réduction des dommages causés par les incendies et de gestion des infestations d’insectes. Bien que ces événements soient souvent jugés hors de notre contrôle, de nombreuses technologies et pratiques novatrices pourraient être envisagées (ex. : pratiques d’aménagements des forêts, réduction des risques d’incendie, protection et plantation d’arbres à feuilles caduques, pratiques autochtones de gestion des incendies) (FPAC, 2019).
Ensuite, les données sur le secteur de l’ATCATF ne tiennent pas compte des puits et des sources de carbones de tous les types d’écosystèmes. Les estimations sur les milieux humides se limitent par exemple aux zones d’extraction de tourbe et aux zones inondées pour la création de réservoirs hydroélectriques, ce qui ne représente qu’une infime proportion de ces écosystèmes au pays (ECCC, 2020a). Depuis des millénaires, les tourbières ont accumulé deux fois plus de carbone que les forêts; elles peuvent donc devenir des sources importantes d’émissions si elles s’enflamment ou si elles sont détruites par l’activité minière (PNUE, 2019; Johnston, 2017). Le Canada compte les plus grands puits de carbone sous forme de tourbières au monde, ces dernières couvrant approximativement 12 % de la superficie totale des terres. Les plus grandes se trouvent dans le nord de l’Ontario et du Québec (WCS, 2020).
Les écosystèmes nordiques, dominés par le pergélisol, ne sont généralement pas inclus dans les estimations sur le secteur de l’ATCATF. Les changements climatiques accélèrent la fonte du pergélisol, transformant les écosystèmes arctiques, jadis des puits durables, en sources d’émissions potentielles à long terme (Ogle et al., 2018; Jeong et al., 2018; Price et al., 2013). Selon l’évolution des changements climatiques, le Canada pourrait perdre de 16 à 35 % de son pergélisol d’ici 2100, comparativement à la surface occupée en 2000 (Price et al., 2013). Les données ne tiennent pas compte non plus des écosystèmes estuariens et côtiers comme les herbiers marins (ex. : herbiers de zostères), qui peuvent absorber et stocker 90 fois plus de carbone qu’une forêt de superficie comparable (la superficie des herbiers marins du Canada est toutefois beaucoup plus petite que celle de ses forêts) (Molnar et al., 2012).
En faisant un suivi plus attentif de ces puits et sources de carbone, on mettrait en lumière les avantages climatiques de la diversité des écosystèmes, ce qui renforcerait les arguments en faveur de leur protection et de leur restauration.
Enfin, les données sur le secteur de l’ATCATF ne mesurent pas les avantages des écosystèmes en matière de résilience climatique. Les milieux humides, les écosystèmes côtiers et les forêts peuvent renforcer la résilience des collectivités en atténuant les risques d’inondation et d’ondes de tempête ainsi que les conséquences d’autres phénomènes météorologiques extrêmes, des températures extrêmes et de l’érosion des sols (ICABCCI, 2020; ICCC, 2020; Simard et al., 2018; Molnar et al., 2012).
Mesurer ces avantages et reconnaître leur valeur pourrait fournir un incitatif supplémentaire pour la protection et la restauration des écosystèmes. Les différents types de milieux humides peuvent avoir chacun leurs avantages en matière de climat : les tourbières sont par exemple de précieux puits de carbone à préserver, mais les terres humides minérales dans les régions urbaines ou aux alentours peuvent offrir d’énormes avantages en matière d’atténuation des inondations (Pattison-Williams, 2018).
La biodiversité peut aussi être un facteur important de résilience. Par exemple, la forêt pluviale de Great Bear, sur la côte ouest de la Colombie-Britannique, territoire de la Première Nation Heiltsuk, est nourrie par l’azote que dégagent les carcasses de saumons laissées par les ours (BBC, 2014). L’amélioration de la santé des arbres et du sol se traduit par une réduction des risques de feux de forêt.
Le Canada n’est pas près d’avoir une base de données exhaustive et intégrée sur ses écosystèmes, sur leur rôle comme puits et sources de GES et sur les nombreux avantages supplémentaires qu’ils fournissent (comme le renforcement de la résilience). L’inventaire national des milieux humides n’est pas encore terminé, et le suivi annuel des pertes et des détériorations d’écosystèmes n’est pas normalisé d’un territoire à l’autre.
Les configurations végétales fluctuantes et l’accès difficile pour les mesures sur le terrain ont compliqué l’évaluation de l’étendue des milieux humides (Johnston, 2017; ECCC, 2016). Les technologies de télédétection, comme l’imagerie satellitaire et la photographie aérienne, peuvent aider à surmonter ces difficultés. D’importants progrès ont été réalisés en matière de données et d’outils de télédétection (Mahdianpari et al., 2020, Banque mondiale, 2020). Ressources naturelles Canada cherche aussi à modéliser les puits et les sources des tourbières boréales, modèles qui pourraient plus tard s’ajouter à l’inventaire national du Canada. Une mesure de l’incidence humaine a également été mise au point pour l’écosystème estuarien et côtier des provinces de l’Atlantique; elle illustre les conséquences des nombreuses pressions sur ces écosystèmes (Murphy et al., 2019)
Les marchés compensatoires pourraient aussi inciter à une quantification plus précise des sources et des puits d’émissions. Contrairement aux territoires forestiers, les milieux humides peuvent stocker du carbone à trois mètres de profondeur, ce qui complique encore davantage la mesure du carbone (Johnston, 2017). Les travaux vont toutefois bon train dans ce domaine également : le Saskatchewan Research Council s’est associé au secteur forestier pour élaborer un protocole rapide et raisonnablement précis permettant aux aménagistes forestiers d’estimer les quantités de carbone stockées dans les milieux humides (Johnston, 2017).
Établir des liens entre les politiques de compensation carbone et de résilience basées sur les écosystèmes et d’autres initiatives, comme les plans d’adaptation locaux et les programmes de protection de la biodiversité régionaux et nationaux, peut contribuer à l’atteinte de plusieurs objectifs. Les marchés libres de compensation carbone sont une avenue idéale pour l’intégration de ces objectifs, puisqu’un grand nombre d’acheteurs seraient prêts à payer plus cher pour des crédits offrant des avantages supplémentaires, comme une résilience et une biodiversité accrues (Monahan et al. 2020; Hamrick et al., 2018).
Les évaluations environnementales, les consultations auprès des peuples autochtones pour les grands projets et l’analyse des pratiques de gestion autochtones des aires et des écosystèmes protégés offrent de belles occasions de proposer de nouvelles approches pour mesurer et apprécier les services écosystémiques. Par exemple, les discussions entre la société minière Noront et les Premières Nations des basses-terres de la baie James dans le nord de l’Ontario ont mené à la refonte d’un projet de mine de chromite souterraine afin de limiter la détérioration d’inestimables tourbières et territoires de chasse (Gamble, 2017).