On promet des investissements dans le développement durable en moins de temps qu’il n’en faut pour dépenser l’argent investi. Dans les grands marchés, 35 billions de dollars américains, soit 36 % des actifs gérés, sont investis dans une optique de développement durable, mais les investisseurs se retrouvent à devoir jouer du coude en raison du peu projets rentables. L’infrastructure de finance durable, qui décrit les « règles du jeu » encadrant les mouvements de ces capitaux, a du mal à tenir le rythme devant l’afflux d’investissements. En réponse à cette situation, les gouvernements procèdent actuellement à une mise à niveau de l’infrastructure financière. Pour ce faire, l’une des principales stratégies consiste à uniformiser l’information et à diversifier les instruments. À l’heure où le Canada accélère le financement du développement durable, il devrait tirer des leçons des investissements novateurs effectués dans ce cadre.
Les capitaux durables ne peuvent circuler plus vite que l’information sur la durabilité d’un projet. Sans information cohérente et universelle, il est à la fois long et coûteux pour les investisseurs de trouver de bons placements durables et d’éviter ceux dont les allégations environnementales sont exagérées. À ce jour, une étude de six agences de notation financières révèle que celles-ci ont collectivement utilisé 709 indicateurs différents dans 64 catégories pour noter la performance en matière de durabilité. Les centres financiers du monde entier ont toujours considéré le manque d’informations de qualité normalisées comme l’enjeu prioritaire en matière de finance durable et, après l’écoblanchiment, il s’agit de la principale préoccupation des investisseurs canadiens dans le développement durable.
Les États mettent actuellement en place des infrastructures pour que les investisseurs disposent des mêmes informations et puissent ainsi tirer les mêmes conclusions. Au moins 25 pays ont adopté ou envisagent d’adopter des taxonomies en finance durable, qui contiennent des grilles de critères à respecter pour qu’un projet soit considéré comme un placement durable.
Plus importantes de toutes, la taxonomie de l’Union européenne établit des pratiques exemplaires qui définissent « finance verte » comme une forme de finance durable dans laquelle les mouvements de capitaux concourent à l’objectif environnemental de l’Union européenne. Elle définit également une autre forme de finance durable, dite « de transition », pour les projets qui ne disposent pas encore de solutions de remplacement sobres en carbone viables, mais qui contribuent tout de même à limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C. Toutefois, les membres de l’Union européenne ont eu du mal à s’entendre sur une définition rigoureuse de la finance de transition. Cette situation compromet les investissements dans les secteurs économiques fortement émetteurs aujourd’hui, mais dont le potentiel de réduction des émissions est immense, comme les installations de l’industrie lourde ayant une longue durée de vie.
Au Canada, le Conseil d’action en matière de finance durable du gouvernement fédéral a récemment publié un rapport sur la feuille de route de la taxonomie, qui présente les grandes lignes d’une taxonomie de la finance durable. Le rapport comporte notamment un cadre pour définir la finance de transition, une étape charnière pour le Canada, où les secteurs à fortes émissions représentent une part importante de l’économie et de la main-d’œuvre.
Dans une optique de normalisation, les pays se donnent également des infrastructures communes de mutualisation de l’information. Le principal mécanisme de diffusion de l’information auprès des investisseurs consiste à obliger les entreprises à publier leurs données sur la durabilité. À ce chapitre, l’Union européenne fait encore une fois figure de pionnière avec sa Directive en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, qui oblige la plupart des entreprises à divulguer, à compter de 2025 (pour l’exercice financier 2024), les risques internes et les répercussions externes sur ce plan. L’Union européenne obligera également les grandes entreprises à déclarer si leurs activités cadre avec sa taxonomie – à compter de 2023 pour les entreprises non financières et de 2024 pour les sociétés financières. Ce sursis laissera à ces dernières le temps de se familiariser avec les données de leurs clients.
À ce jour, la première modélisation des risques climatiques de la Banque centrale européenne révèle que les banques peinent à réunir des modèles solides, à prendre en compte les risques physiques et les risques d’atteinte à leur réputation et à obtenir des données sur les émissions de portée 3 ainsi que sur la performance énergétique. Le Canada a récemment fait un grand pas en avant avec la publication par le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) de la ligne directrice sur la gestion des risques climatiques, même si l’obligation de déclaration ne concerne que les sociétés financières. En comparaison, le règlement de l’Union européenne sur la publication d’informations s’applique à des pans bien plus larges de l’économie : depuis son entrée vigueur, le nombre d’entreprises tenues de publier leurs données est passé de 11 700 à 49 000. Le Canada pourrait normaliser les outils d’évaluation des risques et obliger tous les secteurs de l’économie à divulguer leurs informations, en incitant le Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité à se mettre en phase avec les obligations de déclaration du BSIF et en instaurant une réglementation plus stricte concernant la publication d’informations sur la performance énergétique.
Grâce à des informations normalisées, il est possible de bâtir une infrastructure de nouveaux instruments financiers capables de faire évoluer la finance durable. Au niveau mondial, le secteur à qui profite le plus la finance durable est celui de l’énergie, les obligations vertes constituant un instrument financier de premier plan. Cette situation s’explique naturellement par la transparence des placements dans la production d’énergie propre – intrinsèquement durables – et par les cadres bien établis régissant les obligations vertes. Cependant, elle contribue à mettre en concurrence les investisseurs, qui financent les mêmes projets de production d’énergie propre en amont en achetant massivement des obligations vertes, ce qui engendre une sous-utilisation des capitaux. Résultat : un manque criant d’investissements dans les projets en aval qui utilisent de l’énergie propre. Ainsi, des études attirent l’attention sur le fait que la croissance de la production d’énergie propre ne parvient pas à remplacer les combustibles fossiles et ne fait qu’augmenter la consommation d’énergie au lieu de la transformer. On observe les mêmes tendances financières au Canada, où, jusqu’à présent, la majorité des investissements durables vont à des projets de production d’énergie propre, principalement sous forme d’obligations vertes. Néanmoins, les gouvernements commencent à mettre en place, pour tout un éventail de nouveaux instruments, qui peuvent utiliser des informations standardisées qui pourraient contribuer à financer de nouveaux projets tout en assurant la durabilité.
Les pays se retrouvent devant l’impératif de concevoir des infrastructures financières à même de mieux répartir les investissements durables entre les différents secteurs de l’économie. Traditionnellement, la règle voulait que l’on qualifie un investissement de durable lorsqu’il finançait un projet ayant un objectif environnemental. On ne jugeait pas nécessaire d’établir un lien explicite entre le niveau de financement et les résultats, car on supposait qu’un projet correctement mis en œuvre générerait forcément des retombées positives sur le plan environnemental. Cette hypothèse se vérifiait lorsque les investissements servaient à financer uniquement des projets qui amélioraient indéniablement la durabilité, comme les projets de production d’énergie solaire photovoltaïque. En revanche, pour les projets dont les retombées ne sont pas garanties, même s’ils respectent les pratiques exemplaires en vigueur (technologies émergentes comme la captation du carbone, rénovations énergétiques qui pourraient accroître la pollution, les projets traditionnellement verts qui finissent par sous-performer de façon constante), les instruments comme les obligations vertes ne sont pas outillées pour gérer l’incertitude.
C’est ce qui explique la notoriété croissante d’un nouvel instrument appelé « finance liée au développement durable » : quasiment inexistantes en 2016, les émissions de ce type de produits ont rapidement pris de l’ampleur, passant de 35 millions de dollars américains en 2018 à 500 millions de dollars américains en 2021. Contrairement aux obligations vertes, la finance liée au développement durable suit une nouvelle règle selon laquelle les niveaux d’investissement peuvent changer en fonction des résultats mesurés en matière de développement durable (ex. : réduction des émissions). Elle tend à s’imposer dans les secteurs à fortes émissions, ce qui offre un nouveau potentiel d’impact, mais elle pourrait également fournir le mécanisme de responsabilisation nécessaire aux investissements traditionnellement verts. À ce jour, la finance liée au développement durable reste très peu encadrée par les gouvernements. En 2020, Singapour a lancé le premier programme destiné à subventionner les coûts initiaux de cette nouvelle infrastructure financière, et en 2022, le Chili et l’Uruguay sont devenus les deux seuls États à encadrer les obligations liées au développement durable, et à en émettre. Le Canada pourrait profiter de cette occasion pour élaborer des procédures et des cadres adaptés à cette nouvelle forme de financement, comparables à la toute première infrastructure conçue par la Banque européenne d’investissement et la Banque mondiale pour les obligations vertes.
Pendant ce temps, les pays progressent dans la mise en place d’infrastructures financières permettant d’approfondir les investissements dans les projets. Alors qu’un projet seul peut difficilement atteindre un rendement financier suffisant ou assez stable pour attirer l’attention des gros investisseurs, un regroupement de plusieurs petits projets peut constituer une occasion de placement attrayante. Le Canada pourrait ainsi créer une infrastructure de regroupement en envisageant le financement de projets durables à une échelle plus industrielle et collective. Par exemple, la taxonomie de l’Union européenne a assoupli les critères proposés en matière d’efficacité énergétique des bâtiments. Alors qu’auparavant seuls les meilleurs bâtiments étaient admissibles, désormais, 15 % des bâtiments les plus performants satisfont aux critères, ce qui permet au marché des obligations vertes groupées de se maintenir. Les organismes de financement canadiens pourraient également permettre le regroupement de leurs actifs financiers en instruments financiers négociables. Le gouvernement des États-Unis a ainsi émis près de 100 milliards américains de titres adossés à des créances hypothécaires sous forme d’obligations vertes groupées, et les organismes de financement des collectivités locales finlandaises et les programmes de financement immobilier américains ont accordé des prêts verts sous forme d’obligations vertes groupées.
Améliorer l’infrastructure financière durable ne suffit pas à attirer les investissements. Il faut d’abord augmenter les dépenses publiques, dans le but idéalement de corriger les défaillances du marché, puis encourager l’innovation dans la gestion de projets. À l’instar des infrastructures physiques réelles, l’infrastructure financière durable est déterminante pour assurer la rentabilité des investissements dans le climat, et il serait plus prudent d’investir dans cette infrastructure avant qu’elle ne commence à se fissurer.