Si l’on veut s’attaquer aux changements climatiques, il faut à tout prix éviter les freins à la décarbonisation.
Au premier abord, le concept de frein à la décarbonisation est simple : nos achats, nos constructions ou nos investissements (aussi bien une nouvelle usine qu’un appareil de chauffage domestique) ont souvent une longue durée de vie qui s’accompagne d’un « gel » de leurs émissions de gaz à effet de serre pendant des années, voire des décennies. Lorsque ces choix s’additionnent, on obtient des groupes d’acteurs sociaux, politiques et technologiques qui ont tout intérêt à prolonger le statu quo, ce qui complique encore davantage les réductions des émissions à l’avenir.
Mais le passage du concept à la mise en place de politiques climatiques qui éliminent les freins à la décarbonisation, c’est une autre paire de manches. Cette démarche soulève des questions complexes quant au temps; en effet, les politiques doivent éviter de figer des trajectoires qui compliquent ou rendent plus coûteuse l’atteinte des objectifs climatiques du Canada, tout en encourageant les investissements climatiques porteurs de prospérité économique. Ainsi, un projet s’inscrivant aujourd’hui dans une trajectoire de carboneutralité pourrait s’en écarter s’il était proposé dans quelques années.
Dans ce premier article d’une série de deux, nous examinons la notion de frein à la décarbonisation et la menace qu’il représente pour les objectifs climatiques et l’économie du Canada. Dans le deuxième article, nous appliquerons ces connaissances à un secteur économique particulièrement vulnérable aux freins à la décarbonisation.
Un peu de théorie
Commençons par un peu de théorie. Puisque le concept de frein à la décarbonisation revient souvent dans les débats sur le climat, il y a lieu de l’expliciter.
Malgré la manière dont cette notion est parfois évoquée, les freins à la décarbonisation sont rarement clairs et nets; à moins qu’un projet ne génère aucune émission de gaz à effet de serre, il s’agit d’un risque omniprésent.
L’ampleur de ce risque dépend de quelques facteurs, les plus importants étant les émissions générées et la durée de vie utile du projet ou des actifs. Plus ces derniers émettent de gaz à effet de serre et plus leur durée de vie est longue, plus ils risquent de freiner la décarbonisation, comme le montre la figure du World Resources Institute ci-dessous.
Figure 1 : Émissions sur l’ensemble du cycle de vie et durée de vie typique des infrastructures et de l’équipement
Un autre grand facteur de risque : la mesure dans laquelle les émissions actuelles d’un projet ou d’un actif permettent de prévoir les émissions. En effet, certains projets peuvent être conçus de façon évolutive pour faciliter la réduction des émissions ou en réduire les coûts ultérieurement. On peut par exemple câbler les espaces de stationnement d’une tour de bureaux pour accueillir une infrastructure de recharge pour véhicules électriques, et ce, même si l’installation des bornes de recharge n’a pas lieu immédiatement. Dans d’autres situations, on peut moderniser un actif ou un projet à l’aide de nouvelles technologies qui permettent de réduire les émissions, par exemple en remplaçant le haut fourneau au charbon d’une aciérie par un four électrique à arc. Toutefois, à moins que ces technologies de réduction ne puissent être déployées à grande échelle dans un avenir rapproché, il est souvent plus risqué de compter sur des travaux de modernisation ultérieurs pour réduire ses émissions que de se positionner pour l’avenir en évitant les freins à la décarbonisation en amont.
Enfin, les risques ne touchent pas seulement le climat, mais aussi l’économie. Les projets et les actifs plus vulnérables aux freins à la décarbonisation risquent également d’être délaissés au fil des ans, ce qui peut nuire à la population. Les actifs abandonnés peuvent avoir un effet boule de neige : responsabilités environnementales assumées par les contribuables, bouleversements sociaux et économiques causés par la fermeture d’un grand employeur dans une petite localité… Les risques seront particulièrement élevés si la transition planétaire vers une énergie propre se déroule plus rapidement que les marchés ne le prévoient actuellement.
Une question de temps
Tous ces risques de freins à la décarbonisation s’articulent autour du facteur temporel. D’une part, pour atteindre les objectifs climatiques du Canada, il faut respecter chaque année un budget carbone préétabli, qui doit d’ailleurs être réduit considérablement au cours des 30 prochaines années. Il faut donc écarter consciencieusement les projets et activités qui dévient de la trajectoire du pays vers la carboneutralité en raison de leurs émissions élevées, de leur longévité, du peu d’options de réduction des émissions à long terme ou d’une combinaison de ces trois facteurs.
D’autre part, toutefois, le Canada doit rapidement accroître ses investissements s’il veut atteindre son objectif de carboneutralité tout en maintenant sa position concurrentielle sur les marchés mondiaux. À court terme, il lui faudra ainsi trouver le point d’équilibre entre des investissements accrus dans la décarbonisation des secteurs à fortes émissions et la nécessité d’éviter l’abandon d’actifs à long terme, qui coûte cher. Il s’agit également d’ouvrir les vannes aux projets dont le risque de freins à la décarbonisation est faible ou minimal, comme l’électricité renouvelable et l’hydrogène vert.
La bonne approche
Cette dynamique temporelle soulève des questions complexes pour les décideurs et les autorités de réglementation; la transition des secteurs à fortes émissions ne se fera pas du jour au lendemain. Dans certains cas, il pourrait donc être judicieux, par exemple, d’investir dans un nouvel actif à fortes émissions dont la durée de vie est assez courte pour s’inscrire dans la trajectoire de carboneutralité du Canada et de l’abandonner après un certain temps; en revanche, le même investissement dans cinq ou dix ans ne sera peut-être pas aussi sensé.
D’où l’importance de faire preuve de prudence. Qu’il s’agisse d’un nouveau projet ou d’une modernisation visant à prolonger la durée de vie d’un projet existant, le risque de freins à la décarbonisation est bien réel. Les décideurs et les autorités de réglementation se voient donc obligés d’établir dans quelle mesure chaque actif (et, plus largement, l’économie) devrait faire appel à des technologies non éprouvées pour réduire les émissions dans le futur. Il est logique de miser sur des technologies pleinement commercialisées (comme la recharge de véhicules électriques), mais pas sur des paris risqués comme la captation du carbone ou les petits réacteurs nucléaires modulaires.
La nécessité de limiter les freins à la décarbonisation vient également mettre en lumière l’importance d’élaborer des lignes directrices et des politiques claires qui favorisent des projets à la fois générateurs de croissance économique et conformes aux objectifs climatiques du pays. Certes, les politiques climatiques nationales vont dans la bonne direction, mais elles ne permettent toujours pas de gérer l’enjeu complexe de la dynamique temporelle des freins à la décarbonisation. Il en va de même pour le secteur financier, où l’absence d’une terminologie normalisée et de critères précis empêche les marchés de déterminer si un projet s’inscrit dans un Canada carboneutre.
La bonne nouvelle, c’est qu’il y a de la lumière au bout du tunnel. En effet, des politiques et des normes bien conçues peuvent résoudre le problème épineux des freins à la décarbonisation. Dans le deuxième volet de cette série, nous nous pencherons sur un secteur particulièrement vulnérable à ces freins, soit le secteur pétrolier et gazier du Canada, et les moyens de prévention qui s’offrent au Canada.