Dans le monde des férus de politiques climatiques – et particulièrement à l’approche du budget fédéral 2023 – on parle beaucoup de contrats sur différence appliqués au carbone. Et à juste titre : ces contrats peuvent stimuler les investissements dans les projets de croissance propre, et ce, à plus faible coût pour les gouvernements que les subventions directes.
Mais voilà : il y a une panoplie de versions de contrats sur différence sur la table. Laissez-moi dresser le portrait de trois d’entre elles, qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. En effet, chacune vise un problème différent.
Version 1 : contrats sur différence appliqués au prix de référence fédéral du carbone
Il s’agit de la forme la plus simple de contrats, et de l’élément central d’une proposition formulée par Blake Shaffer et moi en 2021. Il est conçu pour prévenir le risque du « trait de plume », c’est-à-dire le risque qu’un futur gouvernement tire un trait sur la tarification du carbone, en ne la faisant pas passer à 170 $ par tonne d’ici 2030 comme prévu.
Les prévisions sur le cours du carbone sont très utiles pour déterminer la viabilité économique de divers projets sobres en carbone – qu’ils ciblent la captation et le stockage du CO₂, l’hydrogène vert ou l’électricité propre. Mais le risque que les futurs gouvernements fassent marche arrière affaiblit la certitude politique – et rend ainsi l’investissement dans les projets de croissance propre moins attrayant.
Mais revenons aux contrats sur différence appliqués au carbone. L’idée générale est qu’un organisme gouvernemental indépendant conclut des ententes avec des projets de réduction des émissions (nous avons d’abord proposé la Banque de l’infrastructure du Canada; l’Énoncé économique de l’automne de 2022 a suggéré le Fonds de croissance du Canada). Si le prix du carbone en 2030 n’atteint pas la marque de 170 $ par tonne comme prévu, le gouvernement versera une indemnité au promoteur.
Grosso modo, le contrat procure une assurance contre les revirements politiques : il permet aux projets de progresser, comme si le prix du carbone était garanti. Et le gouvernement fédéral est bien placé pour prendre ce risque puisqu’il contrôle les facteurs qui le déterminent; c’est à lui que revient la décision de rectifier ou non la trajectoire de prix.
Notons que les contrats sur différence ne devraient pas être réservés aux projets d’envergure. Les institutions financières ou les investisseurs pourraient facilement regrouper un ensemble de petits projets connexes – disons des thermopompes pour les bâtiments et des parcs de voitures électriques – et combiner ces investissements sobres en carbone pour les rendre admissibles collectivement à un contrat sur différence. C’est un point important, étant donné que le risque lié aux politiques sur la tarification du carbone est probablement plus important pour les petits émetteurs que pour les grands émetteurs, qui bénéficient de la tarification fondée sur le rendement.
Ce type de contrat tire profit de la force du nombre. La tarification du carbone est en effet plus efficace lorsqu’on le rend accessible au plus grand nombre de projets et qu’on signe le plus de contrats possible. Il est même très possible que le gouvernement fédéral n’ait rien à débourser – si le prix du carbone en 2030 est bel et bien de 170 $ par tonne. Il pourrait même en sortir gagnant : certaines sociétés pourraient bien être prêtes à payer pour cette assurance. Il pourrait fixer un « prix d’exercice » (c.-à-d., le prix à partir duquel les gouvernements sont tenus de payer la note) à 150 $ par tonne par exemple. Si le prix du carbone s’avère plus élevé que le prix d’exercice, les contrats pourraient prévoir que la facture revient alors au promoteur du projet.
Version 2 : contrats sur différence appliqués au prix des crédits sur les marchés provinciaux et territoriaux du carbone
La tarification du carbone aide les projets de réduction des émissions à prendre leur envol – tel un projet de captation du carbone, pour reprendre cet exemple – en partie en raison des crédits sur les réductions des émissions qu’elle permet de générer, qui ont une valeur monétaire. Si la tarification du carbone venait à être abolie, ces crédits perdraient toute valeur.
Mais ces crédits pourraient bien valoir moins que 170 $ par tonne en 2030 pour d’autres raisons. Les systèmes de « tarification du carbone fondée sur la production » destinés aux grands émetteurs industriels du pays ont tendance à être excessivement généreux. De nombreux systèmes de tarification du carbone ont permis aux sociétés de générer trop facilement des crédits supplémentaires. Par conséquent, il y a un risque réel d’engorgement des marchés. Ainsi, les crédits se vendent à un prix bien inférieur à 170 $. C’est un problème pour les entreprises, les projets et les investisseurs, qui misent sur la valeur des émissions non générées.
Les contrats sur différence appliqués au carbone pourraient aussi apporter une solution à ce problème, moyennant toutefois différents compromis. Les prix d’exercice pourraient être basés sur le prix des crédits plutôt que sur le prix de référence du carbone. Essentiellement, ils offriraient une garantie contre les risques des marchés du crédit de carbone, plutôt que de se concentrer sur l’incertitude politique.
Dans cette version, les enjeux – aussi bien les avantages que les inconvénients – sont plus importants.
Une plus grande certitude sur les valeurs des crédits serait plus efficace pour attirer les investissements dans les projets sobres en carbone. Pour les projets de sobriété en carbone et de carboneutralité, notamment, le prix des crédits pourrait avoir une plus grande incidence sur les liquidités des projets de croissance propre que le prix de référence du carbone, étant donné le volume de crédits potentiellement achetés et vendus, particulièrement face à l’accélération de la transition énergétique.
Mais là encore, il faut que le gouvernement assume une plus grande part de risque. Une plus grande responsabilité éventuelle (remboursements potentiels) du gouvernement ou d’organismes subventionnaires indépendants ne serait pas nécessairement une mauvaise chose : elle pourrait stabiliser la tarification du carbone.
Mais la probabilité que le gouvernement doive payer dépend du resserrement du système de tarification fondé sur le rendement dans les provinces et les territoires, soit l’augmentation de la demande en crédits et la diminution de l’offre. Le gouvernement fédéral a une certaine influence en la matière : il définit des critères d’un système provincial ou territorial acceptable (ou non acceptable, auquel cas le système fédéral s’impose).
À l’inverse, les contrats sur différence fédéraux sur le prix des crédits pourraient inciter les provinces à affaiblir leur système de tarification du carbone, plutôt qu’à le renforcer. Résultat : des coûts de carbone plus faibles et davantage d’argent du fédéral injecté dans les projets provinciaux. Si ces incitatifs compliquent le resserrement de la tarification du carbone industriel, les contrats sur différence appliqués aux prix des crédits se présentent davantage comme une subvention directe que comme un partage des risques.
Ces considérations viennent complexifier ce type de contrat. Clean Prosperity et l’Accélérateur de transition soutiennent toutefois que les bienfaits supplantent les risques. De plus, les CEC sur les crédits pourraient aussi être assortis de conditions, comme des exigences de transparence sur les prix du marché des crédits. Il n’en demeure pas moins que les inconvénients de ce type de CEC nécessiteront un programme vaste et soigneusement réfléchi.
Version 3 : contrats sur différence appliqués au prix d’autres produits (et non sur les émissions de dioxyde de carbone)
Ce n’est peut-être pas que l’incertitude politique qui empêche l’avancement d’un projet. Certains projets pourraient ne pas être encore rentables à un prix du carbone de 170 $ par tonne, mais auraient d’autres avantages pour la société qui justifient un investissement public : ils peuvent stimuler l’innovation ou se prévaloir de la prime du premier entrant dans les marchés mondiaux.
Les contrats sur différence peuvent aussi jouer un rôle dans l’élimination des obstacles à l’investissement – mais ils peuvent ne pas être appliqués au carbone. À la place, les contrats appliqués sur les prix d’exercice fondés sur les prix des produits peuvent surmonter le risque lié à la demande future en produits durables, comme l’électricité propre, l’acier sobre en carbone, le ciment ou l’hydrogène.
Les contrats sur différence du Royaume-Uni, par exemple, fixent un prix minimum pour l’électricité propre, éliminant le risque lié à un éventuel déclin de la demande. L’Alberta a adopté une approche semblable. Les deux politiques procurent des garanties fondées sur les prix de l’électricité, et utilisent des « enchères inversées » pour laisser les forces du marché déterminer le prix d’exercice nécessaire pour lever le risque lié à l’investissement dans l’électricité.
Par l’entremise du nouveau Fonds de croissance du Canada, le gouvernement fédéral pourrait aussi instaurer ces types de contrats sur différence, mais dans les secteurs du ciment ou de l’acier, étant donné que l’électricité est de compétence provinciale. Il est toutefois mieux de les envisager étroitement selon chaque projet : les détails des ententes qui ont une valeur tant pour les projets que pour la société varieront d’un projet à l’autre et nécessiteront une approche sur mesure. De plus, dans certains cas, ce type de contrat pourrait bien procurer un soutien public qui vaut plus que 170 $ par tonne d’émission de gaz à effet de serre (c.-à-d., les versions 1 et 2). Les projets pionniers qui présentent une innovation et une bonification des connaissances sont susceptibles de mériter ce soutien supplémentaire et l’atténuation des risques.
De multiples outils pour de multiples problèmes
Au bout du compte, la transition vers la carboneutralité demandera une importante mobilisation de fonds privés pour la conception de projets de croissance propre. Les contrats sur différence sont un instrument extrêmement utile pour les gouvernements qui souhaitent attirer de tels capitaux. Ils partagent les risques plutôt que de les faire porter par l’État, en recueillant des fonds privés et en réduisant le fardeau fiscal pour les gouvernements.
Mais en examinant l’exploitation des contrats sur différence par le gouvernement fédéral dans son budget 2023, il faut tenir compte des différents types de contrats séparément. Ils peuvent et doivent être administrés de manière distincte, en fonction de leurs forces et de leurs faiblesses.