Mener une transition juste en Écosse

L’Écosse est dotée d’une importante filière pétrolière et gazière dans la mer du Nord. Le secteur est un employeur majeur, contribuant à environ 5 % du PIB de l’Écosse (2019) et comptant pour environ 90 % de toute l’énergie primaire de l’État (2015) (gouvernement de l’Écosse, 2022c). Les objectifs écossais de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) sont parmi les plus ambitieux de toutes les économies avancées. En 2019, le gouvernement de l’Écosse a amorcé la planification d’une transition juste, et travaille maintenant à mettre en œuvre sa stratégie nationale de transformation économique, comprenant des plans particuliers pour les secteurs à fortes émissions. On s’attaque d’abord au secteur de l’énergie. L’Écosse devra réaliser des progrès rapides pour atteindre ses objectifs climatiques élevés et mener à bien une transition juste.

Contexte

En 2019, le Royaume-Uni est devenu la première économie majeure à se fixer un objectif contraignant de carboneutralité d’ici 2050. L’Écosse – dont le gouvernement régional est issu de la décentralisation des pouvoirs (dévolution) de Westminster, le siège du Parlement du Royaume-Uni – poursuit un objectif encore plus ambitieux : réduire ses émissions de GES de 75 % d’ici 2030 (par rapport au niveau de 1990) et atteindre la carboneutralité d’ici 2045. Ces cibles tiennent compte des principes de la transition juste. Le plan climatique écossais prévoit une transformation rapide dans toutes les sphères de l’économie et de la société, tout en « assurant un cheminement équitable et un avenir meilleur pour tous – peu importe où l’on vit, ce qu’on fait et qui l’on est » (gouvernement de l’Écosse, 2022b). Toutefois, une sortie du pétrole et du gaz n’est pas envisagée; l’Écosse est plutôt résolue à poursuivre l’exploration et la production en espérant que les investissements dans les énergies renouvelables et dans les technologies de captation, d’utilisation et de stockage du carbone (CUSC) entraînent une réduction des émissions du secteur.

L’Écosse n’est pas à sa première transition économique majeure. Dans les années 1980, la transition mal orchestrée du secteur du charbon a mené à de profondes inégalités qui ont perduré durant des décennies dans les régions touchées. Par ailleurs, depuis les années 1990, le secteur pétrolier de la mer du Nord connaît des déclins intermittents et le nombre d’emplois du pétrole et du gaz a chuté de presque 40 % au cours des cinq dernières années seulement (Oil and Gas UK, 2021), creusant encore davantage les inégalités. En 2017, un Partenariat de transition juste – une coalition de syndicats et d’ONG environnementales – s’est formé pour revendiquer une commission indépendante ayant le pouvoir légal, à longue échéance, de suivre l’application de la loi sur le climat du gouvernement et de veiller au respect des principes de la transition juste. En 2019, le gouvernement de l’Écosse a répondu à la demande en mettant sur pied une Commission de transition juste qui disposerait de deux ans pour émettre des recommandations « pratiques, accessibles et réalisables » aux ministres écossais sur l’application de ces principes. La Commission avait aussi comme mandat de voir à l’adéquation entre les objectifs climatiques et les principes de transition juste.

Au cours des deux années de son mandat, la Commission de transition juste a mobilisé le public et les intervenants importants lors de réunions, d’assemblées locales et de visites des lieux un peu partout en Écosse. Les discussions auxquelles ces événements ont donné lieu portaient sur l’ensemble de l’économie et de la société. En 2021, la Commission a soumis au gouvernement son rapport final, dans lequel elle formulait quatre recommandations principales :

  1. Conduire une transition vers la carboneutralité ordonnée et structurée qui génère des retombées et des occasions pour tous les habitants de l’Écosse.
  2. Faciliter la formation et l’acquisition des compétences dont les travailleurs auront besoin pour tirer parti de la transition vers la carboneutralité.
  3. Outiller et revigorer les collectivités et renforcer les économies locales.
  4. Promouvoir massivement les bienfaits de la lutte contre les changements climatiques; répartir la facture climatique selon la capacité financière de chacun (Commission de transition juste, 2021).

Le gouvernement a accepté en bloc les recommandations de la Commission et établira un Cadre national de planification de la transition juste pour organiser le passage à une économie carboneutre. Le Cadre de planification comprendra des plans détaillés pour certains secteurs. De plus, un poste de ministre subalterne – ministre de la Transition juste, de l’Emploi et du Travail équitable – a été créé afin de coordonner ces actions. Une nouvelle Commission de transition juste officielle permanente jouera un rôle de conseil et sera chargée de suivre et d’évaluer l’avancement des objectifs clés1.

Réponse politique et gestion des transitions

La priorité était de développer un plan de transition pour le secteur de l’énergie. Comme c’est également le cas pour de nombreux territoires, y compris le Canada, l’objectif de carboneutralité d’ici 2045 de l’Écosse s’accompagne d’une « optimisation de la récupération du pétrole et du gaz » dans l’avenir prévisible. Le soutien financier du gouvernement à l’exploration et à la production de pétrole et de gaz est conditionnel aux investissements dans la transition vers les énergies renouvelables. Il appuie les technologies de CUSC, les énergies de substitution (hydrogène et pile à combustible à hydrogène), la mise hors service des installations de production pétrolière et gazière, et la transition des travailleurs vers de nouveaux emplois.

À l’échelle du Royaume-Uni, un groupe de décideurs du secteur pétrolier et gazier invite les dirigeants des secteurs privé et public à se concerter sur ces questions. Le regroupement a conçu sa propre feuille de route pour la réduction des émissions de GES d’ici 2035, comprenant des mesures clés en matière de perfectionnement professionnel, de technologie, d’innovation et de réductions des émissions (Oil and Gas UK, 2022). La Commission de transition juste reconnaît de la valeur à ces efforts, mais souligne l’importance de leur cohérence avec les objectifs de réductions des émissions prévus par la loi (Commission de transition juste, 2020). La décentralisation et l’exclusivité des compétences compliquent aussi la reddition de comptes. Par exemple, l’octroi de licences d’exploitation de pétrole et de gaz en mer relève exclusivement du gouvernement du Royaume-Uni, alors que l’octroi de licences d’exploitation à terre a été transféré à l’Écosse en 20162. On craint également que le plan dirigé par le secteur privé ne traite pas adéquatement de la situation des travailleurs.

Alors que les initiatives se poursuivent, le secteur a déjà amorcé sa transition. De 2015 à 2020, le prix du pétrole brut a connu plusieurs baisses entraînant des pertes d’emploi; la situation s’est ensuite aggravée durant la période de repli économique causée par la pandémie de COVID-19. Même lorsque le prix de l’essence a remonté en 2022, les emplois n’ont jamais retrouvé les niveaux antérieurs. Des initiatives sont en cours pour tenter de surmonter ces difficultés. Le Plan pour la main-d’œuvre du secteur pétrolier et gazier du gouvernement du Royaume-Uni (2016) vise à aider les travailleurs licenciés à se trouver un emploi dans un autre secteur qui nécessite des compétences semblables, grâce à des plateformes en ligne3. Les récents objectifs climatiques de l’Écosse (2020) prévoient un fonds d’emplois verts de 100 millions de livres sterling (165 millions de dollars canadiens) ayant pour but de soutenir les investissements dans les entreprises sobres en carbone, et la Green Jobs Workforce Academy – un service destiné aux travailleurs à la recherche d’un emploi dans une entreprise verte.

The largest wind farm installation vessel in the world and wind turbine installed off the coast of Aberdeen. Balmedie, Aberdeenshire, Scotland, UK. April 11th 2018

Par ailleurs, on espère fermement que les investissements dans les énergies renouvelables faciliteront la transition de la main-d’œuvre. Un rapport récent de l’Université Robert Gordon estimait qu’en 2030, environ 200 000 travailleurs seraient nécessaires pour développer l’énergie éolienne en mer, l’hydrogène et les entreprises de CUSC, parallèlement aux activités pétrolières et gazières existantes. Cependant, les investissements dans le perfectionnement et le recyclage professionnel demeurent jusqu’à maintenant modestes et l’accent mis sur les services en ligne pourrait en limiter la portée, étant donné que les travailleurs ne sont pas tous habiles en informatique.

Le développement régional fait également partie intégrante de la transition juste de l’Écosse. Des reculs de l’emploi ont touché de manière disproportionnée certaines régions, comme l’Aberdeenshire dans le Nord-Est, où les emplois sont fortement concentrés dans le pétrole et le gaz en mer. À la suite du Brexit, le Royaume-Uni et l’Écosse ont dû repenser leurs approches du développement régional. L’Écosse a déjà mis sur pied un fonds de développement régional de 500 millions de livres sterling (827 millions de dollars canadiens), afin de soutenir la transition énergétique dans les régions du Nord-Est et du Moray. Le fonds comprend aussi des investissements garantis et des prêts aux petites et moyennes entreprises.

Toutes les régions et communautés urbaines écossaises ont adopté des ententes de développement régional – accords entre les gouvernements de l’Écosse et du Royaume-Uni et les collectivités locales visant à favoriser le développement économique à long terme. Certaines de ces ententes comportent aussi des objectifs de transition juste. Par exemple, sous l’entente d’Aberdeen (qui en est à sa cinquième année), le centre des technologies du pétrole et du gaz est devenu le centre des technologies carboneutres, et son mandat est désormais de concevoir des outils permettant d’accélérer la transition du secteur pétrolier de la mer du Nord vers la carboneutralité (Invest Aberdeen, 2022). Cependant, comme elles ont été pensées indépendamment du processus de création du Cadre de planification de transition juste, les ententes de stratégie économique locale ne s’alignent pas nécessairement sur les objectifs de transition juste.

Parmi les autres initiatives pouvant contribuer à l’atteinte des objectifs de transition juste, on retrouve le programme de relance de l’Écosse dirigé par le Royaume-Uni, qui a pour but de stimuler les investissements dans les régions qui accusent un certain retard économique et de réduire les inégalités territoriales. Enfin, le gouvernement de l’Écosse prévoit de développer des ports francs verts, c’est-à-dire de grandes zones reliées au réseau ferroviaire et dotées d’infrastructures portuaires et aéroportuaires où les exploitants et les entreprises pourront tirer parti d’incitatifs fiscaux et d’autres avantages. Pour y être admissibles, ils doivent soutenir « une transition juste vers la carboneutralité d’ici 2045 et la création d’emplois de qualité offrant un bon salaire et de bonnes conditions » (gouvernement de l’Écosse, 2022a). Il s’agit d’une tentative d’introduire des concepts de transition juste dans les zones d’investissements commerciaux et de créer un environnement concurrentiel propice à l’excellence en fabrication de technologies vertes.

Progrès réalisés à ce jour

L’Écosse commence tout juste à mettre en œuvre son Cadre de planification de transition juste, et il est donc encore trop tôt pour en évaluer l’incidence. La nouvelle approche du cadre national, qui fait appel à la responsabilisation des ministères et comprend une commission indépendante fournissant un service-conseil et le suivi des progrès, semble assez robuste devant la complexité et l’ampleur du défi. On projette déjà à l’échelle nationale d’organiser un dialogue auquel participeront les intervenants et détenteurs de droits définis par la première Commission de transition juste. Le gouvernement de l’Écosse s’est aussi associé à la démarche et conçoit la transition juste comme une fin – un avenir plus équitable et plus vert pour tous – et un processus qui doit passer par la coopération (gouvernement de l’Écosse, 2021). Il sera important que le nouveau cadre permette d’élargir et de renforcer l’apport de la première Commission de transition juste dans l’élaboration de nouveaux plans de transition sectoriels.

Le Royaume-Uni a réalisé d’importants progrès dans la réduction de ses GES. Le Climate Action Tracker qualifie les efforts climatiques du pays de « presque suffisants »; ils correspondraient à un réchauffement planétaire moyen de moins de 2 °C (Climate Action Tracker, 2021). L’Écosse a réduit ses émissions plus vite que la moyenne du Royaume-Uni, grâce à la rapidité et à l’ampleur de la décarbonisation de son électricité (Comité des changements climatiques du Royaume-Uni, 2021). La loi de 2009 sur les changements climatiques et la loi de 2019 sur les cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre (deux lois écossaises) prévoient des objectifs annuels de réduction permettant à l’Écosse de rester sur la voie de la carboneutralité. Le Comité des changements climatiques publie annuellement un rapport indépendant afin d’en suivre l’avancement. Or, bien que l’Écosse réalise des progrès, selon la dernière évaluation du Comité (2021), elle n’en fait pas assez sur le plan de l’adaptation, laquelle joue un rôle important dans les processus de transition juste (Comité des changements climatiques du Royaume-Uni, 2022).

On observe également des contradictions dans l’approche empruntée par l’Écosse dans la transition de sa filière pétrolière et gazière, même si elle est indispensable à l’atteinte de la carboneutralité. Comme mentionné précédemment, il n’y a pas d’échéance clairement établie pour mettre fin à l’exploration et à la production de pétrole et de gaz, ce qui laisse planer une incertitude considérable sur le calendrier d’abandon progressif du secteur contraire à l’approche de la transition juste. Des facteurs externes, comme l’invasion russe en Ukraine et l’annulation du gazoduc Nord Stream 2, pourraient continuer de faire grimper le prix du pétrole et du gaz à l’échelle mondiale, rendant plus attrayants les investissements dans le secteur.

Un flou demeure aussi sur l’élaboration de plans à l’échelle locale et leur cohérence avec les vastes réformes sectorielles. Aucun plan de transition juste définissant les atouts et les occasions des régions et créant des coalitions de mise en œuvre n’a encore été élaboré par les collectivités. Cependant, il existe un modèle de collaboration que l’Écosse pourrait utiliser pour amorcer ce processus. Les partenariats économiques régionaux sont des collaborations entre les collectivités locales, le secteur privé, les établissements d’enseignement et de formation, les agences d’entreprises et de développement des compétences, les ONG et la société civile. Le gouvernement a déjà appuyé plusieurs de ces partenariats et ces regroupements pourraient servir à planifier les transitions justes à l’échelle régionale. La nouvelle commission permanente vouée à la transition aura assurément un rôle à jouer dans la surveillance des aspects de distribution de la justice – en mesurant les bienfaits et les conséquences de la transition sur différents groupes – afin que soit tenu responsable le gouvernement.

Bien que des initiatives soient déjà en marche, le Partenariat de transition juste qui a mené à la création de la première Commission de transition juste de l’Écosse doute que l’approche du gouvernement suffise. Il a même qualifié le manque d’investissements régionaux et d’emplois locaux dans le secteur des énergies renouvelables « d’injuste » (Mercier, 2020 : 125). Son manifeste de 2021 appelait le gouvernement à fournir un soutien immédiat aux travailleurs licenciés, au moyen d’un programme de travaux publics verts. Le programme permettrait d’accompagner toute mesure d’aide du gouvernement dans le secteur privé d’exigences en matière de réduction des émissions et de création d’emplois et d’objectifs clairs de décarbonisation, d’investissement et de création d’emplois. Reste à savoir dans quelle mesure ces demandes seront accueillies favorablement (Partenariat de transition juste, 2020).

Les centrales syndicales et le Partenariat de transition juste ont réclamé une plus grande intervention de l’État. Le Partenariat aimerait voir « une planification économique menée par l’État, et la nationalisation de l’énergie et des investissements publics dans la politique industrielle comme dans le secteur manufacturier » (Mercier, 2020 : 125). Les champs de pétrole de la mer du Nord sont répartis géographiquement de manière égale entre le Royaume-Uni et la Norvège, offrant un point de comparaison sur la gestion des ressources pétrolières dans une transition juste4. Du côté du Royaume-Uni, les recettes publiques issues de la mer du Nord écossaise étaient de 22 millions de livres sterling (33,74 millions de dollars canadiens) en 2021, tandis que les revenus de la Norvège étaient de 9 milliards de livres sterling (14,74 milliards de dollars canadiens) pour sensiblement la même production (McKay, 2021). En Norvège, le pétrole est un secteur nationalisé; au Royaume-Uni, il relève du privé. Les célèbres fonds souverains de la Norvège s’élèvent à environ 1,69 billion de dollars canadiens. Le Royaume-Uni ne s’est pas doté de tels fonds, lesquels auraient pu servir à soutenir la transition juste5. Les membres des syndicats et du Partenariat perçoivent cela comme une occasion manquée et un revers pour la gestion de la transition. Ils revendiquent une intervention beaucoup plus grande du secteur public et même la nationalisation des énergies renouvelables, qui permettrait d’accélérer la transition juste et de créer des emplois de qualité (Partenariat de transition juste, 2020; Prospect, 2022). Par exemple, le Congrès des syndicats écossais a soutenu que le récent développement par le secteur privé de l’énergie éolienne en mer (ScotWind et ses 17 projets) aurait généré des milliers d’emplois supplémentaires s’il avait été constitué en société énergétique nationale (Williams, 2022).

Leçons pour le Canada

Les démarches de l’Écosse visant la transformation rapide de tous les secteurs de son économie et de sa société sont ambitieuses. Bien que les résultats demeurent largement inconnus, le Cadre de planification de transition juste écossais comporte trois leçons qui peuvent être utiles aux gouvernements canadiens :

  • Définir la portée et les paramètres de la transition juste. Le concept de transition juste fait l’objet de discussions. L’expression réfère à différentes notions selon qu’elle est employée par les communautés, les parties prenantes ou les détenteurs de droits. Dans le cadre de ses premiers efforts nationaux, la Commission de transition juste en a analysé le sens selon différents groupes afin de transmettre au gouvernement de l’Écosse des points de vue diversifiés sur les actions à privilégier. Un tel processus permet de clarifier un concept aux contours flous et de définir les priorités communes.
  • Prendre des mesures concrètes concernant le maintien en poste, et la qualité et la rémunération des emplois afin de réduire les risques pour les travailleurs. Les intervenants importants demandent des intentions fermes de la part des secteurs public et privé, qui permettraient d’atténuer les risques et les dommages potentiels associés à la transition. Par exemple, le gouvernement de l’Écosse a établi que le financement public de l’action climatique sera conditionnel à des modalités de travail raisonnables, et pourrait fixer des critères de salaire réellement décent aux organismes publics non ministériels, parallèlement à des normes de travail équitables, comme condition aux contrats publics d’efficacité énergétique et de rendement thermique (gouvernement de l’Écosse, 2021). Une des principales inquiétudes des travailleurs de l’énergie est que leur nouvel emploi soit de moindre qualité et de moindre rémunération. Établir des normes de travail et de salaire adéquates est une manière de remédier à la situation.Frameworks and accountability are necessary.
  • Prévoir des structures d’encadrement et de responsabilisation. L’Écosse a mis sur pied un processus d’application de ses objectifs de transition juste. Le Cadre de planification de transition juste national fixera les objectifs; les plans sectoriels en fourniront les détails; le ministre de la Transition juste verra à la responsabilisation; et la Commission de transition juste jouera un rôle de conseil, de surveillance et d’évaluation. L’interprétation et l’application de la justice dans ces contextes seront importantes, tout comme l’arrimage entre les plans sectoriels et le développement régional. Les modalités de la collaboration des groupes en question ne sont pas encore définies, mais la coordination sera essentielle à leur réussite.

Conclusion

En tant que gouvernement relevant du Royaume-Uni, l’Écosse doit coordonner ses initiatives de transition juste avec les différents ordres de gouvernements. Les plans sectoriels écossais envoient un message fort au gouvernement du Royaume-Uni sur les priorités de ses investissements. Alors qu’on met en œuvre ces plans, la solidité et l’inclusivité du Cadre de planification du gouvernement seront mises à l’épreuve. Il sera pertinent de continuer à suivre le cheminement de l’Écosse.

Toute opinion, erreur ou omission relève uniquement de l’auteur.


1 En 2021, le gouvernement du pays de Galles, qui relève aussi de Westminster, a également créé un nouveau poste au sein de son Cabinet (ministre des Changements climatiques), qui est responsable de la décarbonisation des transports, du logement et de la production d’énergie.

2 L’octroi des licences d’extraction de pétrole et de gaz en mer relève du gouvernement du Royaume-Uni tout comme la compétence législative en santé et sécurité. La loi de 2016 sur l’Écosse transfère le régime des licences d’exploration et d’extraction du pétrole et du gaz à terre à l’Écosse.

3 La plateforme en ligne britannique Talent Retention Solutions met en communication directe les travailleurs qualifiés cherchant un emploi et les entreprises à la recherche d’employés. L’outil en ligne Skills Connect soutient les employeurs du pétrole et du gaz aux prises avec la pénurie de travailleurs qualifiés.

4 La Norvège compte réduire ses émissions nettes de 55 % d’ici 2030, mais le gouvernement actuel souhaite poursuivre le développement du secteur pétrolier et gazier.

5 Ce n’est vraisemblablement pas ce qui est fait en Norvège, dont le gouvernement actuel traite ces fonds comme tout autre revenu. De plus, le pays compte poursuivre le développement de sa filière pétrolière et gazière.

Mener une transition juste dans la région neo-zélandaise de Taranaki

En avril 2018, le gouvernement néo-zélandais a annoncé qu’il ne délivrerait plus aucune nouvelle licence d’exploration pétrolière et gazière en mer. Cette décision touche particulièrement la région de Taranaki, dans l’ouest de l’île du Nord. D’entrée de jeu, le gouvernement a exprimé sa volonté de mener une transition juste – c’est-à-dire de gérer une transition qui permet de soutenir les travailleurs, de préserver les emplois, et de diversifier et de renforcer l’économie, afin de créer un avenir durable pour toute la région. Il s’agit d’une approche proactive, en ce sens qu’elle laisse amplement de temps à l’anticipation et à la planification. Des parties prenantes importantes à l’échelle locale et régionale ont conçu une feuille de route menant à un avenir sobre en carbone. Soutenues par le gouvernement national, elles comptent mettre en œuvre des plans d’action visant à faire passer Taranaki à une économie sobre en carbone de manière équitable.

Contexte

La décision du gouvernement néo-zélandais de ne plus délivrer de licence d’exploration pétrolière et gazière en mer touche environ le tiers des licences d’exploration du pays1. La transition du pétrole et du gaz de la Nouvelle-Zélande est progressive : les licences déjà accordées demeurent en vigueur jusqu’en 2030, tandis que les pétrolières actives ont jusqu’à 2050 pour mettre fin à leur production (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2018b). Comme la transformation du secteur ne s’opère pas d’un seul coup, cela laisse amplement de temps pour planifier la transition à venir.

L’abandon progressif des nouvelles productions touche principalement la région de Taranaki, où se concentre la majorité des investissements néo-zélandais dans le pétrole et le gaz en mer. Surnommé le Texas de la Nouvelle-Zélande, Taranaki est une région côtière montagneuse d’environ 126 000 habitants. Bien que le secteur du pétrole et du gaz génère seulement 750 emplois directs dans la région (à peine plus de 1 % des emplois), il contribue à environ 30 % de son produit intérieur brut, le plus élevé par habitant de toutes les régions du pays (ministère de l’Entreprise, de l’Innovation et de l’Emploi de la Nouvelle-Zélande, 2020; commissaire parlementaire pour l’environnement, 2020)2. Plus la demande en pétrole et en gaz déclinera, plus la région de Taranaki – ses travailleurs, ces collectivités et son économie – sera exposée à la volatilité du marché.

A view of the port of New Plymouth New Zealand with a container ship docking and one at the dock.
Une vue du port de New Plymouth en Nouvelle-Zélande, avec un porte-conteneurs accostant et un autre à quai.

Cette décision du gouvernement s’inscrit dans un ensemble d’objectifs climatiques. En conformité avec l’Accord de Paris adopté en 2015, la Nouvelle-Zélande compte réduire ses émissions nettes de 50 % par rapport aux niveaux bruts de 2005 d’ici 20303. L’atteinte de cet objectif passe par trois importantes transformations sectorielles :with a container ship docking and one at the dock

  • Électrification des utilisations finales (transports, bâtiments, entreprises) qui usent actuellement de combustibles fossiles dans tous les secteurs;
  • Modification de la structure et des méthodes d’agriculture; 
  • Reboisement (Commission de la productivité de Nouvelle-Zélande, 2018).

Le Cabinet a adopté une approche pangouvernementale dans ses programmes de lutte contre les changements climatiques et a intégré des notions de transition juste dans la législation et les politiques internes (ministère de l’Environnement de la Nouvelle-Zélande, 2022a). Par exemple, selon sa loi sur la lutte contre les changements climatiques (adoptée en 2002, puis modifiée en 2019), le gouvernement doit « tenir compte des obligations liées à une transition juste de la main-d’œuvre et favoriser des conditions de travail décentes et la création d’emplois de qualité en accord avec les priorités de développement définies à l’échelle nationale » (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2019).

Des commissions indépendantes, telles que la commission de la productivité et la commission des changements climatiques He Pou a Rangi, ont soumis au gouvernement leurs recommandations sur la mise en œuvre et le suivi d’une transition juste (Commission sur le changement climatique de Nouvelle-Zélande, 2022; Commission de la productivité de Nouvelle-Zélande, 2018). La Nouvelle-Zélande fait également partie des huit pays au monde à avoir mis en place une commission ou une unité consacrée à la transition juste (Heffron, 2021). En somme, l’approche de la transition juste recueille une large adhésion – reste à savoir comment la réussir.

Réponse politique et gestion des transitions

Après avoir annoncé l’abandon progressif de l’exploration pétrolière et gazière, en 2018, le gouvernement néo-zélandais a formé une unité de transition juste (UTJ) au sein du ministère de l’Entreprise, de l’Innovation et de l’Emploi pour soutenir la transition dans la région de Taranaki. L’UTJ a évolué au fil du temps et compte actuellement deux équipes : l’une s’occupe des partenariats de transition juste pour la planification régionale et l’autre de comprendre et de modéliser des transitions appliquées à l’ensemble de l’économie (p. ex., transitions vers une économie à faibles émissions et avenir du monde du travail). L’UTJ est un centre d’expertise gouvernemental voué à la gestion des transitions et à la création de partenariats.

Le gouvernement a également mis sur pied un fonds de croissance régionale équivalant à 2,47 milliards de dollars canadiens destiné à soutenir la transition et la diversification de l’économie (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2018a). L’équipe chargée des partenariats de transition juste favorise la coordination entre les ministères dans le but de repérer des occasions de financement et de combler des lacunes en l’absence d’autres options. Elle opère au cas par cas en fonction des besoins dans l’ensemble de la fonction publique.

Les pratiques exemplaires de transition juste mettent en lumière l’importance de mobiliser le public et d’engager un dialogue social (Krawchenko, 2020). L’approche de l’UTJ respecte en grande partie ces principes, en organisant une vaste concertation sur la gestion d’une transition juste vers une économie sobre en carbone. De ce processus est née la Taranaki 2050 Roadmap, une feuille de route conçue par Venture Taranaki, l’agence locale de développement économique, en collaboration avec les collectivités, les iwi (nations maories), les gouvernements local et national, les entreprises, les éducateurs, les syndicats et les travailleurs. Ce plan a été nourri par les contributions issues de 29 ateliers sur 12 sujets en lien avec la transition, de sondages et d’activités de sensibilisation communautaires, d’un défi créatif et d’activités de mobilisation de la jeunesse. La consultation publique sur le rapport préliminaire comprenait la tournée d’une quarantaine d’emplacements qui a suscité la participation de plus de 1 000 personnes. Le processus a été dirigé par 20 bénévoles et le rapport final a été rendu public en 2019. Il s’agissait non seulement de faire participer les gens, mais aussi d’arriver à un consensus social qui allait conditionner la mise en œuvre de la transition.

La feuille de route comprend 12 voies de transition permettant de diversifier et de renforcer l’économie locale et régionale. Certaines de ces voies sont associées à un secteur (p. ex., le tourisme), d’autres sont des facilitateurs (p. ex., le cadre réglementaire) et d’autres encore sont les deux à la fois (p. ex., l’énergie, l’infrastructure et le transport). Le développement de l’économie maorie est l’une des voies les plus significatives et ambitieuses. À chaque voie de transition correspond un plan d’action. La feuille de route et les plans d’action ont été conçus par des bénévoles et financés par le gouvernement national et le secteur privé.

Toutefois, le processus de transition de Taranaki n’est pas sans détracteurs. Bien qu’on ait suspendu les nouvelles licences d’exploration pétrolière et gazière, les sociétés pétrolières à terre demeurent actives. Le Climate Action Tracker qualifie les efforts déployés à ce jour par la Nouvelle-Zélande de « largement insuffisants »; ils mèneraient à un réchauffement planétaire de plus de 4 °C (Climate Action Tracker, 2022). La Nouvelle-Zélande continue de délivrer des licences d’exploitation pétrolière et gazière à terre, qui représente les deux tiers de son secteur du pétrole (ministère de l’Entreprise, de l’Innovation et de l’Emploi de la Nouvelle-Zélande, 2022).

Comment ce vaste dialogue régional se traduit-il concrètement? Il est difficile de se prononcer sur la question puisque le processus de mise en œuvre en est encore à un stade précoce. Cependant, chaque plan d’action présente un réseau de coordination, les ressources nécessaires et des projets spécialement conçus pour la mise en œuvre. Ces projets comprennent les demandes budgétaires correspondantes adressées au gouvernement national, qui soutient la feuille de route grâce au fonds de croissance régionale. Une partie du financement proviendra également du secteur privé.

En outre, la feuille de route fait une grande place aux mesures d’appui axées sur les travailleurs, un aspect communément cerné par les politiques de transition juste dans les économies avancées (Krawchenko et Gordon, 2021). Bien que dans l’ensemble la transition juste en réponse à l’abandon progressif du pétrole et du gaz de Taranaki cible avant tout la diversification économique et le développement régional, il y a des mesures d’appui particulières pour les travailleurs, comme des politiques actives du marché du travail, notamment des programmes de recyclage professionnel. Certaines mesures sont financées par des services gouvernementaux orientés par la demande, comme le système d’enseignement supérieur et les programmes actifs du marché du travail, financés par le ministère du Développement social. Toutefois, comme il n’y a pas encore eu de pertes d’emploi considérables dans le secteur, les détails de la gestion et des moyens de cet aspect de la transition restent encore difficiles à évaluer. Le gouvernement, l’association nationale des entreprises et le conseil des syndicats de la Nouvelle-Zélande travaillent de concert à concevoir une assurance-emploi qui permettrait aux travailleurs de conserver environ 80 % de leurs revenus pendant une période donnée en cas de perte d’emploi (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2022a). Il s’agit d’une des mesures d’appui envisageables. L’approche consiste à renforcer et à diversifier l’économie afin que les travailleurs licenciés puissent trouver un bon emploi tout en gardant la même qualité de vie après la transition.

Les organisations syndicales ont contribué activement à la planification de la transition juste – aussi bien à l’échelle régionale que nationale. Par exemple, dans le plan d’action portant sur les personnes et les talents, les syndicats ont veillé « à ce que les travailleurs puissent recevoir l’appui et les leviers dont ils auront besoin pendant la transition, notamment par la définition de familles d’emplois, l’analyse des possibilités de recyclage professionnel et l’examen des compétences de la main-d’œuvre » (Confédération syndicale internationale, 2021). Le syndicat E Tū négocie la distribution des rôles et des responsabilités avec le gouvernement, les employeurs et le personnel quant à la mise en œuvre de ces mesures d’appui et élabore des plans de réorganisation auprès de multiples employeurs (Confédération syndicale internationale, 2021).

Les investissements dans le développement de l’énergie occupent une place centrale dans la transformation future de Taranaki et soutiennent la transition juste. Les nouveaux projets dans le secteur ont le potentiel de fournir des emplois aux anciens travailleurs du pétrole et du gaz et de générer de nouvelles possibilités d’emplois dans la région. Le plan d’action énergétique de Taranaki prévoit une pluralité de sources d’énergies renouvelables (Venture Taranaki, 2019). À l’heure actuelle, le projet Patea Hydro est la plus vaste entreprise d’énergie renouvelable de la région, même si les perspectives d’expansion pour l’hydroélectricité sont limitées. Les technologies éoliennes sont commercialement viables en Nouvelle-Zélande et il y a deux projets de parcs éoliens à terre actuellement en route, mais aucun projet d’énergie éolienne en mer. L’utilisation de l’énergie solaire à petite et à grande échelle est minime, mais comporte un potentiel de développement, tout comme l’énergie houlomotrice (énergie des vagues), la bioénergie et la géothermie. À la différence du Danemark, qui a misé entièrement sur l’éolien, il n’y a pas de direction claire ni d’orientation unique pour les investissements dans les énergies propres de Taranaki. Dans ce contexte énergétique, il est difficile d’évaluer les besoins futurs du marché du travail et des travailleurs en matière de formation.

En 2020, Ara Ake, un centre voué au développement des énergies, a été fondé dans le but de développer et d’accroître les investissements dans les énergies renouvelables. Sa création découle de la stratégie de développement régional de Tanaraki (Tapuae Roa Strategy, 2017) et de la feuille de route pour Taranaki. Grâce à un financement de 27 millions de dollars néo-zélandais (23 millions de dollars canadiens) du gouvernement national, le centre dirige la recherche et le développement en technologies propres, comme l’éolien, l’énergie houlomotrice, la géothermie et l’hydrogène, qui seront ensuite cofinancées par le secteur privé et le gouvernement national. Il joue aussi le rôle de centre d’expertise pour la diversification des utilisations du territoire visant à produire davantage de cultures, comme celle du quinoa, et à favoriser le reboisement. Ces visées s’alignent sur les objectifs climatiques du pays et permettent à la région d’entrevoir l’avenir de son économie.

Progrès réalisés à ce jour

L’abandon progressif du pétrole et du gaz à Taranaki en est encore à ses débuts. Néanmoins, les plans d’action posent plusieurs principes pour le suivi de l’avancement de la transition juste qui cadrent avec les recherches universitaires sur le sujet en matière de distribution, de reconnaissance et de procédures. La justice en contexte de transition énergétique passe par une distribution juste sur le plan de l’expérience vécue par différents groupes, une reconnaissance juste des parties prenantes et des détenteurs de droits touchés, et des procédures justes pour encadrer les modalités de la gestion publique et le rôle des intervenants (Stevis et Felli, 2014). En élaborant la feuille de route, on a d’emblée eu le souci d’intégrer les notions de reconnaissance et de procédures, qui demeureront importantes durant la mise en œuvre. La distribution juste est plus difficile à cerner et prend plus de temps à évaluer. L’approche robuste de suivi et d’évaluation empruntée dans la feuille de route devrait mener à une meilleure compréhension des tenants et aboutissants de cet aspect.

De plus, la feuille de route comporte des indicateurs de réussite et un processus d’évaluation. Ces éléments, qui forment le douzième plan d’action pour la transition, ont été soumis au même processus de conception et de mobilisation que les autres. C’est une démarche novatrice, en ce sens que les indicateurs ont été définis dès le départ et prennent en compte diverses perspectives, dont les conceptions maories du bien-être et de la réussite. Les résultats sont évalués annuellement dans une mise à jour publique, révisés tous les deux ans et réexaminés en détail tous les cinq ans.

Alors, qu’est-ce que cela a permis d’accomplir jusqu’à maintenant? La mise en œuvre de la feuille de route, adoptée en 2019, débute à peine. Dans un rapport d’étape de 2021, on indique que 85 actions sont terminées ou en cours de réalisation, 38 sont amorcées et 43 restent à entreprendre (Tapuae Roa, 2021). Par exemple, sur le plan énergétique, un projet d’éolienne productrice d’hydrogène et d’ammoniac vert, et des stations de ravitaillement et de production d’hydrogène dans les relais routiers ont été développés. Sur le plan de la formation et de l’innovation, une fiducie iwi (Te Kāhui Maru Trust) développe un programme de formation de la main-d’œuvre environnementale, et l’institut technologique local offre de nouveaux cours flexibles afin de soutenir les travailleurs pendant la transition et des programmes sur l’entreprise maorie. Un arsenal de mesures visant à diversifier et à décarboniser l’économie et à préparer les travailleurs est en cours d’élaboration. La majorité des actions déjà accomplies sont liées au tourisme, à l’infrastructure et au transport. À long terme, un cadre a été mis en place pour mesurer les résultats et en faire état à l’aide de paramètres précis, d’indicateurs de bien-être et d’autres méthodes telles que des autoévaluations de la satisfaction au travail.

Par ailleurs, il n’est pas clair que les organisations locales et régionales possèdent les ressources suffisantes pour mettre en œuvre les plans d’action. À mesure que le processus s’éloigne de la recherche de consensus initiale, le besoin de tenir compte des coûts et de faire des compromis s’intensifie, alors que des fonds publics et privés seront nécessaires pour accélérer la cadence. La Nouvelle-Zélande est à développer un plan national de réduction des émissions et un plan national d’adaptation qui comprendra une stratégie de transition équitable (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2022b; ministère de l’Environnement de la Nouvelle-Zélande, 2022b). Ce processus vise à appliquer l’approche de la transition juste à l’ensemble de l’économie nationale.

Leçons pour le Canada

La Nouvelle-Zélande est un État unitaire (c.-à-d. au gouvernement centralisé) reconnu mondialement pour la rapidité de son processus législatif, qu’il doit à son corps législatif unique, soumis à des élections tous les trois ans. Même si la transition énergétique néo-zélandaise demeure relativement modeste pour l’instant, et qu’elle se distingue à de nombreux égards de celle du Canada, on y observe des pratiques exemplaires pertinentes pour le secteur pétrolier et gazier canadien.

  • Planification proactive. Les transitions des différents pays dans le secteur des combustibles fossiles ont souvent été déclenchées de manière réactive – des initiatives sont mises sur pied en réponse au déclin d’un secteur d’activité. L’abandon progressif du pétrole et du gaz de la Nouvelle-Zélande est proactif et tire parti d’un délai d’exécution considérable. Une unité gouvernementale est d’ailleurs chargée de soutenir le processus et de coordonner les efforts du gouvernement, une approche propice au développement de stratégies robustes.            
  • Développement régional. Ici ou ailleurs, la question essentielle est toujours de savoir vers quoi la transition devrait mener alors que la demande mondiale en combustibles fossiles décline. L’approche locale de Taranaki, axée sur la compréhension de l’économie locale et régionale, définit des atouts et des occasions et soutient la création de coalitions consacrées à la mise en œuvre. 
  • Conception inclusive. La justice prend tout son sens lorsque les détenteurs de droits et les parties prenantes touchés par la transition sont pris en compte. Les sept pou (piliers) de la feuille de route de Taranaki sont les collectivités, les iwi (nations maories), les gouvernements local et national, le secteur privé, les éducateurs, les syndicats et les travailleurs. Comme au Canada, les Premières Nations de la Nouvelle-Zélande (les Maoris) sont des détenteurs de droits incontournables dans la transition juste. Le gouvernement national et les syndicats le reconnaissent. La participation active des iwi et des hapū (clans) est le principe fondateur de la transition juste pour les diverses organisations syndicales (New Zealand’s Council of Trade Unions, 2017). Même si les iwi locales et l’économie maorie faisaient partie des priorités, le processus n’était pas parfait – en effet, certains des premiers échanges auraient mérité davantage de savoir-faire culturel. Le gouvernement néo-zélandais a retenu la leçon et souhaite remédier à la situation (ministère de l’Entreprise, de l’Innovation et de l’Emploi de la Nouvelle-Zélande, 2021). La contribution des iwi, des hapū et des organisations maories est régulièrement sollicitée, mais ils doivent disposer des ressources adéquates pour entreprendre ce travail. De nombreuses entreprises maories sont dans des secteurs vulnérables et de plus amples recherches sont nécessaires sur le territoire maori, la transformation de l’utilisation du territoire et les répercussions sociales et culturelles (Whetu, 2020).

Conclusion

La planification de la transition juste de la région de Taranaki recourt à bon nombre des pratiques exemplaires citées dans la littérature. Le processus est axé sur la recherche de consensus, ancré dans l’économie régionale, inclusif et tourné vers l’avenir. Par contre, une incertitude demeure à savoir si ce sera suffisant. Est-ce que ces initiatives arriveront à créer une économie diversifiée et à générer de bons emplois, et seront-elles à même de décarboniser efficacement l’économie? Est-ce que le rythme de la transition est assez soutenu pour pallier un déclin de la demande de pétrole et de gaz plus rapide que prévu? La réussite de la feuille de route de Taranaki dépend en grande partie du réseau d’organisations régionales – les gouvernements local et régional, les syndicats, les entreprises, les établissements d’enseignement, les organismes sans but lucratif et, plus largement, la société civile. Le gouvernement national fournit un soutien important, mais ce sont les réseaux locaux et les citoyens qui dirigent le processus et sa mise en œuvre, et qui orientent collectivement l’avenir de la région. Jusqu’à présent, l’intention du gouvernement d’abandonner le pétrole et le gaz ne concerne que l’exploitation en mer. Or, le secteur pétrolier à terre représente environ les deux tiers de la filière. Le pays doit se doter de plans concrets de sortie progressive de cette tranche du secteur s’il veut atteindre ses objectifs climatiques et poursuivre une transition juste.

L’auteure aimerait remercier Isabella Crawford et Nick Montague, Just Transitions Partnerships et le ministère de l’Entreprise, de l’Innovation et de l’Emploi de la Nouvelle-Zélande pour le contenu et la révision. Toute opinion, erreur ou omission relève uniquement de l’auteure.


1 71 % ou 22 des 31 licences d’exploitations actuelles concernent le pétrole en mer.

2 En tout, environ 4 700 personnes travaillent directement dans le secteur en Nouvelle-Zélande et il apporte environ 170 millions de dollars en redevances gouvernementales chaque année (gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 2018a).

3 Ce qui représente une réduction de 41 % des émissions par rapport à 2005, qui se fera à l’aide d’une approche « budgétaire ».

Adaptation aux changements climatiques : une approche pangouvernementale

Mesurer les progrès en matière d’adaptation au climat au Canada

L’alliance Bagida’waad : sortir de la brume pour tracer une nouvelle voie

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones, une série de rapports de recherche sur le climat menée par des Autochtones produite en coopération avec le Centre for Indigenous Environmental Resources.

Natasha Akiwenzie, de la Première Nation de Lac Seul, et Andrew Akiwenzie, de la Première Nation des Chippewas de Nawash, sont témoins des effets des changements climatiques et des pratiques coloniales depuis longtemps. En 2018, après plusieurs revers et difficultés attribuables aux changements climatiques, ils ont fermé leur entreprise de pêche commerciale à Neyaashiinigmiing, en Ontario, pour lancer l’alliance Bagida’waad, un organisme environnemental à but non lucratif. Leur objectif : étudier et faire connaître les répercussions des changements climatiques sur les eaux et l’environnement du lac Huron et de la baie Georgienne, inciter les jeunes de la communauté à mettre par écrit les récits des Aînés et encourager une intendance plus active des terres et des eaux.

Cette étude de cas utilise la méthode d’autoethnographie autochtone, ou l’art du récit, qui vise à aborder les enjeux de justice sociale et à favoriser le changement social en amenant les chercheurs autochtones à redécouvrir leur propre voix en tant que « forces de libération culturelle » (Whitinui, 2013). Traditionnellement, le savoir anishinaabe se transmet par contage oral, souvent autour d’un feu ou d’un repas. Aussi Natasha Akiwenzie se trouve-t-elle au cœur de cette autoethnographie, qui raconte son histoire dans le contexte élargi des répercussions climatiques sur la région des Grands Lacs. Sa passion transparaît dans son récit, qui parle notamment de l’histoire de sa famille, propriétaire d’une pêcherie anishinaabe confrontée aux conséquences des changements climatiques. L’histoire de Natasha Akiwenzie se termine par des appels à l’action et des recommandations à l’intention de divers groupes œuvrant de l’échelle locale à internationale.

Contexte historique et culturel

La Nation ojibwée de Saugeen englobe la Première Nation non cédée des Chippewas de Nawash et la Première Nation des Chippewas de Saugeen. Vivant sur des réserves de la péninsule Saugeen (Bruce), ces deux communautés se situent à environ 60 km l’une de l’autre : la communauté de Saugeen est dans le coin sud-ouest de la péninsule, et celle de Nawash, à environ une heure du côté de la baie Georgienne. Dans les dossiers d’intérêt conjoint, elles s’unissent sous le nom de Nation ojibwée de Saugeen. Au total, les deux réserves comptent environ 1 500 résidents. Depuis des temps immémoriaux, la Nation pratique la pêche sur son territoire traditionnel pour la consommation, les cérémonies et le troc. Encore aujourd’hui, elle détient des droits de pêche dans les alentours de Saukiing Anishinaabekiing. Mais sa santé et sa viabilité, de même ses lieux d’importance culturelle et spirituelle et son économie, dépendent de la santé des terres et des eaux sur le territoire traditionnel de Saukiing Anishinaabekiing, qui englobe la péninsule Saugeen (Bruce) et les eaux qui la bordent.

L’histoire de Natasha Akiwenzie : commencement

En 2003, mon mari et moi avons lancé une petite entreprise de pêche commerciale du grand corégone et du touladi dans les eaux de la baie Georgienne. Nous vendions nos prises dans les marchés fermiers locaux et régionaux, et notre entreprise a connu un essor rapide. Mais au fil des ans, les vents et les tempêtes se sont aggravés, rendant la navigation de plus en plus compliquée et dangereuse. Sans compter le réchauffement de l’eau et le rétrécissement de la couverture de glace hivernale sur le lac, qui se répercutaient négativement sur l’écologie et les populations de poissons. Ainsi, en 2018, nous avons pris la décision difficile de fermer l’entreprise pour lancer l’alliance Bagida’waad, un organisme sans but lucratif enregistré ayant pour mission de promouvoir les études et la sensibilisation sur les répercussions des changements climatiques sur les eaux et l’environnement du lac Huron et de la baie Georgienne, d’inciter les jeunes à mettre par écrit les récits des Aînés et d’encourager une intendance plus active des terres et des eaux.

Avant d’aller plus loin, j’aimerais vous raconter ma première expérience de pêche. Mon mari, Andrew, devait pêcher pour quelqu’un d’autre, qui avait eu un empêchement cette journée-là. Je me suis dit que je pouvais peut-être aider, même si je n’avais jamais pêché auparavant. Je me revois là, assise à l’avant du bateau, éblouie par la beauté autour de nous. L’eau claire clapotait doucement contre la coque. En route vers le premier filet, j’ai remarqué qu’Andrew semblait très calme et détendu. Nous sommes arrivés, et il m’a dit de rester assise et d’aider à sortir les poissons des filets. C’est à ce moment que j’ai réalisé que je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Il a commencé à remonter les lignes. Finalement, un filet est apparu, et peu après, un poisson. Un énorme poisson. Andrew s’est mis à rire; il estimait que le poisson pesait environ 6 livres. C’était un corégone, qu’il m’a dit. Puis, un autre poisson est apparu – un autre corégone. Andrew avait sorti les poissons du filet pour les placer dans la caisse devant moi, mais ils bougeaient encore. J’ai pris le plus petit, je l’ai soulevé, et je l’ai jeté à l’eau. J’ai vu qu’Andrew avait arrêté de remonter le filet. Il m’a dit que je ne pouvais pas relâcher tous les poissons, qu’il me dirait lesquels jeter par-dessus bord. Un meunier est apparu. Celui-là, je pouvais le remettre à l’eau. Ensuite est venue une loquette, qui m’a uriné dessus. Heureusement, j’ai pu la jeter par-dessus bord elle aussi. Le poisson suivant était gros et magnifique. J’étais impressionnée. Andrew m’a demandé d’essayer de le sortir du filet. Je tentais de passer le filet par-dessus son énorme tête quand il a soudainement ouvert la bouche et mordu la peau entre mon pouce et mon index. Par chance, je portais des gants; je m’en suis donc tirée avec une belle égratignure. J’ai appris que c’était un touladi. Après cet incident, ça ne me dérangeait plus de laisser les poissons dans la caisse.

Au fil des ans, nous avons continué de prendre de l’expansion. En 2006, nous avons reçu une subvention et acheté une plate de 24 pieds dotée d’un moteur hors-bord et de nouveaux filets maillants. Le financement a été renouvelé l’année suivante, et nous avons acheté de longues tables en acier inoxydable, des éviers commerciaux, des caisses à poissons et une machine à glace en paillettes pour traiter nous-mêmes les poissons. La maison de la grand-mère d’Andrew, voisine de la nôtre, était vide depuis un moment; c’est là que nous nous sommes installés. En 2009, nous avons dû relever le défi de conformer nos installations aux normes d’inspection provinciales pour le traitement des poissons. Il a fallu refaire l’installation électrique, transformer les chambres à coucher en espaces de rangement, et aménager des planchers inclinés, des siphons de sol, des murs en plastique et des stations de lavage des mains. Nous avons terminé les travaux la deuxième semaine de septembre. Nous l’ignorions à l’époque, mais nous étions l’une des très rares installations autochtones de traitement des poissons à répondre à ces exigences dans le sud de l’Ontario, peut-être même la seule.

Nous avons d’abord vendu nos poissons à des grossistes de Wiarton, avant de vendre directement aux clients dans notre maison de Neyaashiinigmiing, puis dans des marchés fermiers régionaux. Tout ça, c’était nouveau pour nous. Je me rappelle le premier marché à Owen Sound; j’étais si nerveuse! Nos petits garçons de sept, six et quatre ans étaient là. Nous avions disposé des échantillons de poisson fumé, et les garçons distribuaient des cartes professionnelles. La table s’est vidée, et nous avons fait un peu d’argent – à peu près autant que si Andrew avait vendu le poisson à un grossiste. Nous sommes revenus tous les samedis, et chaque fois, nous rapportions moins de poisson à la maison. Notre clientèle se fidélisait. Mais il y a aussi eu des moments difficiles. Je me souviens de quelques occasions où des gens sont passés en demandant : « C’est du poisson autochtone? » Nous répondions fièrement par l’affirmative, mais leur réponse minait parfois notre confiance : « Je n’achète pas de poisson autochtone. » J’avais vécu du racisme auparavant, mais c’était plus difficile en public, dans un environnement où je devais être professionnelle. Mais la plupart des clients étaient géniaux, et nous avons appris à simplement sourire et leur souhaiter une bonne journée.

Nos produits devenaient de plus en plus populaires. À la fin de 2007, nous vendions notre poisson dans trois marchés de Toronto : Riverdale, Dufferin Grove et Brickworks. Andrew s’occupait de la plupart des marchés, et nous avons pu embaucher quelqu’un pour nous aider à traiter le poisson. Je restais à la maison pour fumer le poisson en prévision du prochain marché et pour m’occuper des garçons. Andrew pêchait les jours où il était à la maison. Nous étions très occupés, mais c’était gratifiant parce que nous avions la satisfaction de contribuer à nourrir plus de 600 familles par semaine.[1]  En 2008, Slow Food Toronto nous a invités, avec des chefs, des journalistes et d’autres marchands, au Terra Madra Salone del Gusto, un festival gastronomique international à Turin, en Italie. Nous avons sauté sur l’occasion. C’était incroyable de voir de la nourriture du monde entier réunie en un même endroit. En 2016, nous vendions nos produits aux marchés Wychwood et St. Lawrence, deux marchés majeurs de Toronto. Les clients aimaient que nos poissons soient locaux ou natifs des Grands Lacs, qu’il s’agisse de spécimens sauvages plutôt que de produits d’élevage, et que nous pêchions, traitions, fumions et vendions le tout nous-mêmes!

Des espèces de poissons locales sont conservées dans un fumoir.
Des espèces de poissons locales sont conservées dans un fumoir.

L’arrivée de la brume

L’expansion de notre entreprise s’est poursuivie, mais au fil des ans, nous avons continué d’observer et de vivre des changements environnementaux rendant la pêche plus difficile que jamais. L’un des premiers que nous avons remarqués : la prolifération de la moule zébrée. (Il s’agit d’une espèce envahissante qui cause beaucoup de dommages dans les Grands Lacs; elle élimine le plancton dans l’eau, privant ainsi les espèces de poissons indigènes d’une source de nourriture essentielle.) Andrew avait pour habitude de frapper le filet contre la coque du bateau pour faire tomber les amas de moules et les renvoyer au fond de la baie.

En plus de la moule zébrée qui bouleversait l’écosystème de la baie, nous avons noté une hausse de la quantité d’algues. Et plus il y en avait, plus il était difficile de nettoyer les filets. Nous ne pouvions pas laisser les algues sur les filets parce qu’elles les alourdissaient et les rendaient visibles pour les poissons. Parfois, les filets étaient si lourds d’algues que nous avions du mal à les sortir de l’eau. En 2010, nos employés devaient consacrer plusieurs heures au nettoyage à la fin de leur quart pour qu’Andrew ait des filets propres à son expédition suivante.

Légende : Couverture de glace annuelle maximale sur le lac Huron, de 1973 à 2016 (Service canadien des glaces). Les barres bleues indiquent le pourcentage de couverture maximale, et la ligne noire représente la tendance linéaire sur 43 ans.

Avec les années, nous avons aussi remarqué que l’eau se réchauffait et que la couverture de glace hivernale rétrécissait sur le lac. Le printemps 2010 est arrivé, et dans mes souvenirs, c’était l’une des premières fois où je n’avais presque pas vu de glace pendant l’hiver. Andrew a pu recommencer à pêcher dès la mi-mars, ce qui était bien parce que nous n’avions presque plus de poisson congelé.

Légende : Température de l’eau dans le lac Huron. Données fournies par John Anderson, Ph. D., spécialiste des sciences de la mer à la retraite, ancien employé du ministère des Pêches et des Océans et de l’Université Memorial de Terre-Neuve.

Les vents forts étaient aussi de plus en plus courants; on voyait davantage d’avertissements sur la page Web des prévisions maritimes. De temps en temps, il y avait même des avis de coup de vent. Non seulement ces conditions météorologiques menaçaient les œufs et les larves de corégone, mais elles rendaient aussi la navigation beaucoup plus dangereuse pour les pêcheurs. Les journées à 10 nœuds se faisaient de plus en plus rares. Il m’était arrivé à quelques reprises de me rendre anxieusement sur la rive pour guetter le bateau, mais voilà que cette routine devenait plus fréquente. Souvent, Andrew partait sur l’eau avant même que je sois complètement réveillée. J’entendais le vent et je voyais les arbres osciller. J’inspirais profondément. Tout ce que je pouvais faire, c’était de surveiller l’horloge et d’essayer de ne pas trop m’inquiéter. Je ne sais pas s’il avait conscience de l’ampleur de mon soulagement lorsque, par les matins très venteux, je me rendais dans l’installation voisine et le voyais debout dans l’entrée.

En contraste, les matinées brumeuses étaient toujours tranquilles. Lorsque je voyais le brouillard s’étendre lentement sur la terre et glisser sur l’eau, j’étais soulagée; là où il y a du brouillard, les vents sont calmes.

Légende : Vitesse et fréquence des vents sur le lac Huron. Données fournies par John Anderson, Ph. D., spécialiste des sciences de la mer à la retraite, ancien employé du ministère des Pêches et des Océans et de l’Université Memorial de Terre-Neuve.

À l’automne et à l’hiver 2014, nous avons compris que nous avions un problème. Pendant l’été, les nombreuses journées très venteuses nous avaient obligés à annuler beaucoup de marchés. Cet automne-là, les avertissements de vent fort se sont succédé, occasionnellement entrecoupés d’avis de coup de vent. Andrew avait besoin de deux jours de suite pour pêcher : le premier pour mettre les filets à l’eau et le deuxième pour les remonter. Moi, il me fallait assez de poissons pour allumer les fumoirs trois jours avant un marché. Nous errions sur la rive en espérant que le vent se calmerait un peu. Il y avait des accalmies toutes les quelques semaines, mais elles étaient trop courtes pour faire des provisions pour l’hiver.

En 2015 et en 2016, les conditions météorologiques ont continué de jouer contre nous. Nous passions beaucoup plus de temps sur la rive, et lorsque nous arrivions à pêcher, nous devions nous battre avec les algues ou nous presser de partir avant que le vent se lève.

La quantité et le type de poissons dans nos filets ont aussi beaucoup changé. Au début, nous prenions environ 24 à 32 corégones et 4 à 6 touladis presque à tout coup. Mais en 2012, si Andrew attrapait toujours le même nombre de poissons, les touladis prenaient de plus en plus de place; nous en prenions entre 22 et 28 pour 6 à 10 corégones. Et la plupart des touladis étaient petits – environ 3 livres. Nous avons dû créer un nouveau produit pour utiliser les petits poissons, car nous croyons en l’importance de ne pas gaspiller ce qui nous est offert. Les petits touladis étaient découpés en filets, puis fumés et émiettés en petits morceaux qu’on appelait des « bouchées fumées ». Nos clients en raffolaient, mais tout bas, nous angoissions. En 2018, nos prises devenaient de plus en plus étranges : seulement 1 à 3 corégones et 18 à 26 touladis.

Un brouillard à couper au couteau

Tous les samedis, c’était la même question : pourquoi n’y avait-il plus de corégone et pourquoi les vents gagnaient-ils en force? Nous expliquions aux gens que la couverture de glace dont dépendent les jeunes corégones rétrécissait, que les changements climatiques aggravaient les vents et les tempêtes, et que les pêcheurs en étaient directement témoins. Nous leur disions que la température dans la baie augmentait au détriment de la qualité du poisson. Ils écoutaient, mais malheureusement, beaucoup s’inquiétaient davantage de leur souper maintenant que le corégone n’était plus une option.

En 2018, nous avons ouvert le congélateur et constaté qu’il ne nous restait assez de poissons que pour un seul marché. Nous avons dû prendre des décisions difficiles : nous allions fermer l’entreprise, et le prochain marché serait notre dernier. Des années plus tôt, nous avions convenu que, si les poissons nous semblaient un jour en danger, nous cesserions nos activités, car nous ne voulions pas être ceux qui pêcheraient le dernier spécimen de la baie Georgienne. Mais jamais nous n’aurions cru que ce jour viendrait de notre vivant ou de celui de nos garçons.

Le cœur lourd de ces décisions, j’avais l’impression d’être sur l’eau, dans un bateau perdu dans le brouillard. Je m’élançais vers un avenir incertain, mais je m’efforçais de croire que tout s’éclairerait.

Nous avons dû nous rendre à l’évidence : la disparition du corégone et les changements climatiques étaient hors de notre contrôle. Nous ne pouvions régler ces problèmes seuls. Ç’a été parmi nos pires moments.[1]  Nous laissions derrière non seulement notre mode de vie, mais aussi la communauté des marchés, nos collègues marchands et nos clients, qui nous suivaient depuis très longtemps et avaient vu nos garçons grandir.

Toucher terre : la fondation de l’alliance Bagida’waad

En décembre 2017, quelqu’un m’a transmis un formulaire de demande pour une subvention fédérale du Programme de surveillance du climat dans les collectivités autochtones. J’en ai parlé avec Andrew, et nous avons décidé de demander du financement pour une station météorologique et une manche à vent. Dans l’une des sections de la demande, il fallait résumer les effets des changements climatiques dans notre collectivité. Je connaissais les répercussions sur les eaux – la température de l’eau augmentait et la couverture de glace hivernale disparaissait –, mais j’avais besoin que quelqu’un d’autre me parle des changements sur les terres.

Une connaissance m’a mise en contact avec une personne du comté de Bruce reconnue pour ses projets environnementaux. J’ai téléphoné à cette femme du nom de Victoria Serda, qui habitait Port Elgin à l’époque. En l’appelant, j’avais comme seul objectif de remplir ma demande, ce que nous avons fait – Victoria m’avait aidée à demander ma première subvention fédérale.

Mais après plusieurs longues discussions, Victoria, Andrew et moi-même avons entrepris de fonder un groupe environnemental à but non lucratif. Nous avons formé un conseil d’administration composé de pêcheurs, d’écologistes, de scientifiques et de jeunes autochtones, qui font tous partie de mon équipe de soutien. La majorité des membres du conseil appartiennent à la Nation ojibwée de Saugeen. J’ai assumé la direction du groupe, que nous avons nommé l’alliance Bagida’waad. Cela signifie « ils ont lancé un filet » en anishinaabemowin. Les choses ont déboulé plutôt rapidement, mais c’était positif. Nous avons enregistré l’organisme avec la mission de promouvoir les études et la sensibilisation sur les répercussions des changements climatiques sur les eaux et l’environnement du lac Huron et de la baie Georgienne, d’inciter les jeunes à mettre par écrit les récits des Aînés et d’encourager une intendance plus active des terres et des eaux.

L’alliance Bagida’waad occupe aujourd’hui une place importante dans ma vie. Elle m’a aidée à passer de mon ancienne vie d’entrepreneuse et membre d’une famille de pêcheurs à mon nouveau rôle de sensibilisation aux changements climatiques et à leurs effets sur le grand corégone. Elle touche à divers sujets très sérieux, comme la préservation des rives naturelles, les espèces envahissantes, la perte d’habitats, la sécurité alimentaire, et bien sûr les changements climatiques et le déclin du grand corégone. Ses initiatives sont variées : nettoyage des rives sur le territoire traditionnel de la Nation ojibwée de Saugeen, webinaires sur l’environnement, cours d’anishinaabemowin en ligne, boutique virtuelle, ateliers de fabrication de filets, stage d’une semaine avec des étudiants collégiaux, ateliers de poterie, projet de revitalisation d’un ruisseau, et plantation de végétaux comestibles. Elle a même organisé un super repas de partage communautaire en octobre 2018. L’alliance concentre notamment ses activités dans la mobilisation, la sensibilisation et l’intendance des jeunes. Elle emploie des technologies novatrices et des médias numériques pour rejoindre son public et interagir avec lui. Par exemple, elle publie des images captées par des drones, organise des séances d’apprentissage en réalité augmentée près du ruisseau et coordonne des randonnées écologiques virtuelles pour les Aînés.

L’alliance Bagida’waad occupe aujourd’hui une place importante dans ma vie. Elle m’a aidée à passer de mon ancienne vie d’entrepreneuse et membre d’une famille de pêcheurs à mon nouveau rôle de sensibilisation aux changements climatiques et à leurs effets sur le grand corégone.

Bagida’waad emploie une approche fondée sur les forces dans tous ses projets (Brough et coll., 2004). Les Anishinaabeg ont toujours misé sur l’humour pour raconter des histoires difficiles. De plus, l’humour est un outil essentiel à la décolonisation et un élément central de l’éducation et de la pédagogie autochtones (Leddy, 2018). Pour moi, il rend les enjeux complexes un peu plus amusants ou intéressants. Une fois, j’ai nettoyé la rive en costume de dinosaure gonflable. Tant de jeunes se sont arrêtés pour me demander ce que je faisais ou m’ont apporté des déchets juste pour voir mon costume de plus près. Les adultes aussi venaient me parler, et acceptaient de bonne grâce d’aider un peu ou de prendre une carte professionnelle.

Andrew et Natasha Akiwenzie en 2020. Photo : Victoria Serda

C’est un sujet important, les déchets et la propreté des cours d’eau. Mais il est tout aussi important de montrer aux gens comment aider et d’ajouter une touche de gaieté dans le nettoyage des rives! Cela rend la corvée plus mémorable et la transforme en activité attendue.

Nos publications sur les réseaux sociaux en tant qu’Aquaman sont un autre exemple de notre utilisation de l’humour pour parler des changements climatiques et de l’environnement. Des études le confirment : lorsqu’on martèle des messages clairs et simples sur la science du climat, on favorise la rétention d’information et on rejoint davantage le public. Nous tâchons de prendre à cœur ces leçons dans notre travail.

Le brouillard commence à se dissiper. Les deux pieds ancrés sur terre, je me sens enfin plus légère.

Mobiliser et sensibiliser les jeunes

Je sais que mes forces, ce sont les chiffres et les dates. Dans l’équipe de soutien, certains excellent en rédaction, en compréhension de documents juridiques ou en identification des plantes. J’adore trouver ce qui anime les gens et les encourager à vivre leur passion, quelle qu’elle soit. Je suis toujours impressionnée de voir où cela peut nous mener.

En 2019, nous avons lancé un projet pour inciter les jeunes de la Nation ojibwée de Saugeen à mettre par écrit les connaissances et les récits des Aînés pêcheurs sur les changements climatiques. En octobre 2019, nous avons établi un partenariat avec James Stinson, affilié au Dahdaleh Institute of Global Health Research et au Young Lives Research Lab de la Faculté d’éducation de l’Université York, afin d’élargir notre approche de la recherche et de la sensibilisation auprès des jeunes.

En mars 2020, nous avons conjointement reçu une subvention d’engagement partenarial du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pour un projet visant à encourager la production jeunesse de courts métrages documentaires sur les changements climatiques et la santé de la planète. Ce projet s’est récemment couronné par un festival cinématographique virtuel durant lequel ont été présentées sept créations, dont six versées dans Youth Climate Report, une banque en ligne de films produits par des jeunes. Associée à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), cette banque répertorie aujourd’hui plus de 600 œuvres de jeunes de 18 à 30 ans illustrant les études, les perturbations et les solutions tangibles relatives aux changements climatiques. Les films ajoutés à Youth Climate Report sont projetés chaque année lors des conférences des Nations Unies sur les changements climatiques, où ils sont utilisés comme ressources par les décideurs de l’ONU. Un film créé l’an passé par Christopher Akiwenzie, mon fils aîné, portait expressément sur la couverture de glace des Grands Lacs et la disparition du grand corégone. Grâce à une subvention de développement de partenariat du CRSH, nous continuerons ces trois prochaines années de mobiliser les jeunes avec M. Stinson par l’intermédiaire de notre projet « Planetary Health Partnership: Anishinaabe youth guardians, land-based learning, and the practice of living well with the world ». Ce dernier élargit et approfondit la collaboration en cours avec l’Université York pour explorer la protection des terres et l’apprentissage par l’expérience des Autochtones comme modèle de revitalisation culturelle, d’intendance environnementale et de lutte climatique.

Lors d’un webinaire que nous avons organisé en 2019, Victoria et moi avons rencontré Gwen MacGregor, une formatrice de l’Université de Toronto, qui nous a paru vraiment amicale et ouverte d’esprit; elle nous a proposé de la rencontrer en personne quelques semaines plus tard. Nous échangions principalement en ligne en raison de la COVID-19 et gardions le contact par courriel. C’était une vraie passionnée de l’environnement et de la lutte climatique. Elle voulait nous présenter une amie professeure à l’Université. Nous avons rencontré Marla Hlady et avons tout de suite su que nous voulions travailler avec ces femmes. J’ai été surprise qu’elles fassent toutes deux l’effort de venir nous voir en personne l’été dernier. Je connais la route entre ici et Toronto et je sais qu’elle est longue. Mais elles avaient cette volonté de bien faire les choses. Ensuite est venue l’idée de créer un cours sur le terrain pour les étudiants. Victoria et moi étions plutôt enthousiastes.

Nous avons établi une relation de confiance solide et nous sommes raconté beaucoup d’histoires, si bien qu’un projet conjoint pour les étudiants nous a semblé être la prochaine étape logique. Je me disais que les étudiants bénéficieraient immensément de ce cours que nous avions décidé de créer ensemble. Nous avons collaboré de bout en bout, prenant notre temps et discutant ouvertement à maintes reprises pour offrir aux étudiants une expérience bénéfique dans le respect de la collectivité et de l’environnement. Nous avons eu beaucoup de plaisir avec les étudiants ce printemps, et nous apprécions beaucoup les conversations que nous avons avec eux en classe. Chaque fois, j’avais hâte de faire connaître aux étudiants, à Gwen et à Marla l’environnement naturel et toute la beauté qui m’entoure à Neyaashiinigmiing.

Grâce à Bagida’waad et à ses partenaires, le brouillard se lève et la voie à suivre s’éclaircit.

Rendez-vous sur la rive

Notre planète a besoin de nous. La biodiversité disparaît lentement. Nous devons renouer avec le monde qui nous entoure et assurer aux générations futures la possibilité d’évoluer dans un climat stable. Nous devons nous soutenir les uns les autres pour opérer des changements positifs et laisser à nos prochains une planète plus saine que celle dont nous avons hérité. L’alliance Bagida’waad travaille à plusieurs projets sur l’environnement et la culture : nous avons restauré un ruisseau pour créer des aires ombragées pour les espèces aquatiques et combattre l’érosion de façon naturelle; nous organisons des randonnées écologiques pour raconter des histoires sur le rôle de l’écosystème et les liens qui nous unissent à la nature; nous recourons à la science citoyenne pour faire des analyses de l’eau et enseigner l’importance de surveiller l’évolution des eaux locales; et nous animons des discussions en ligne sur divers sujets, comme les espèces indigènes et envahissantes de plantes, de poissons ou d’insectes. Tous nos projets intègrent respectueusement les récits et la langue anishinaabeg.

Rendez-vous sur la rive : un costume vous y attend!

Recommandations de politiques et d’initiatives

Recommandations générales

  • Appliquer le principe de consentement préalable libre et informé en tout temps.
  • Établir et déployer un plan d’adaptation et de sensibilisation aux changements climatiques.

Organisation des Nations unies

  • Créer des programmes pour financer des initiatives communautaires auprès de jeunes autochtones et des projets de gardiens des terres.
  • User des connaissances écologiques autochtones pour élaborer une approche écosystémique intégrée et holistique de protection des espèces.

Politiques fédérales

  • Soutenir les initiatives d’Autochtones et de jeunes pour la sensibilisation et la conscientisation aux changements climatiques et à la santé de la planète.
  • Promouvoir la vision à double perspective et le concept d’espace éthique voulant que le savoir autochtone et la science occidentale soient traités comme des systèmes de connaissances différents, mais complémentaires dans l’élaboration de politiques.
  • Financer des programmes de gardiens autochtones dans tous les territoires autochtones, notamment au moyen d’accords de contribution pluriannuels.
  • Établir davantage d’aires protégées et de conservation autochtones et de fiducies foncières communautaires autochtones.
  • Autochtoniser les politiques climatiques du Canada pour instaurer une relation mutuellement bénéfique entre la lutte climatique et la souveraineté autochtone.
  • Soutenir les solutions locales et autochtones pour rendre les pêcheries autochtones plus viables sur les plans de l’économie et de la subsistance (pêche durable ou transition vers d’autres rôles comme le partage de connaissances).
  • Appliquer le principe de consentement préalable libre et informé dans tous les ministères.
  • Promouvoir les aires de conservation gérées par des Autochtones.
  • Procéder à une revue complète des politiques et produire un rapport pour limiter le mouvement et la propagation des espèces envahissantes par divers vecteurs (entreprises de semences, nourriceries, bateaux de pêche commerciale, transport, etc.).
  • Créer une société d’État gérée par des Autochtones pour distribuer aux initiatives autochtones des fonds de soutien indépendants sur plusieurs années et des subventions pour la prestation de programmes.
  • Appliquer les principes du guide Inclusion, diversité, équité et accessibilité (IDEA) : pratiques exemplaires à l’intention des chercheurs.

Politiques provinciales

  • Établir une structure de cocréation et de cogestion pour l’ensemble des ressources.
  • Favoriser le choix de zones perturbées pour les nouvelles constructions.
  • Définir davantage d’espaces naturels protégés.
  • Créer et intégrer au programme scolaire des cours et des modules d’apprentissage autochtones sur le terrain.
  • Soutenir les réseaux alimentaires locaux, y compris les cuisines commerciales qui traitent des aliments locaux.

Gouvernements régionaux

  • Élaborer un plan pour limiter la propagation des espèces envahissantes.
  • Adopter une politique de barrages verts et de haies-clôtures pour encourager les agriculteurs à préserver ou à planter des arbres le long des routes, entre les champs et près des cours d’eau.
  • Réglementer et promouvoir la préservation des rives naturelles sur les propriétés riveraines.
  • Instaurer des frais pour les demandes d’aménagement afin de rémunérer les Autochtones chargés de les étudier.
  • Créer des éco-corridors pour la faune.

Gouvernements autochtones

  • Créer des éco-corridors pour la faune.
  • Établir des programmes de gardiens.
  • Collaborer avec des organisations de base à des projets de restauration écologique.

Gouvernements locaux : municipalités

  • Adopter des règlements municipaux autorisant et favorisant la plantation d’espèces comestibles (arbres, buissons, fines herbes et légumes) dans les parcs et les espaces publics.
  • Planter des espèces non envahissantes dans les parcs et les espaces publics, notamment des espèces utiles à la population.
  • Assurer aux marchés fermiers locaux les ressources nécessaires en espace, en visibilité et en personnel.
  • Créer des éco-corridors pour la faune.

Gouvernements locaux : conseils de bande

  • Créer des éco-corridors pour la faune.

Fondations, organisations caritatives et organismes à but non lucratif

  • Nommer au moins deux représentants de détenteurs de droits autochtones au conseil d’administration.
  • Établir un conseil consultatif autochtone.

Entreprises

  • Discuter des occasions d’affaires à venir avec les entreprises autochtones locales pour repérer les occasions de partenariat.

Établissements scolaires

  • Intégrer au système scolaire des cours et des modules d’apprentissage autochtones sur le terrain.

Références

Brough, Mark, Chelsea Bond et Julian Hunt. 2004. « Strong in the City: Towards a strength-based approach in Indigenous health promotion », Health Promotion Journal of Australia, 15 (3). https://doi.org/10.1071/HE04215.

Leddy, Shannon. 2018. « In a Good Way: Reflecting on Humour in Indigenous Education », Journal of the Canadian Association for Curriculum Studies, 16 (2) : 10-20. https://jcacs.journals.yorku.ca/index.php/jcacs/article/view/40348.

Whitinui, Paul. 2013. « Indigenous Autoethnography: Exploring, Engaging, and Experiencing “Self” as a Native Method of Inquiry », Journal of Contemporary Ethnography, 43 (4). https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0891241613508148.

Une approche à deux voies de la remise en état collaborative

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones, une série de rapports de recherche sur le climat menée par des Autochtones produite en coopération avec le Centre for Indigenous Environmental Resources.

Par : Jean L’Hommecourt, Marie Boucher, Gabe Desjarlais, Joe Grandjambe, Martha Grandjambe, Dora L’Hommecourt, James Ladouceur, Clara Mercer, Douglas Mercer, Edith Orr, Audrey Redcrow, James « Scotty » Stewart

En collaboration avec : Alexandra Davies Post, Christine A. Daly, Bori Arrobo, Gillian Donald, Dan McCarthy, David A. Lertzman et S. Craig Gerlach

Affiliations : Première Nation de Fort McKay, Université de Waterloo, Université de Calgary et Donald Function & Applied Ecology Inc.

Présentation

Pour se préparer adéquatement à la transition énergétique, le secteur pétrolier et gazier doit tenir compte des répercussions historiques et actuelles sur le territoire et les détenteurs de droits autochtones.

Voici un chapitre d’une histoire qui n’est pas terminée; l’histoire d’une Première Nation et de cochercheurs universitaires qui ont appris les uns des autres et, ce faisant, créé ensemble des outils de planification interculturels qui mettent de l’avant les voix et le leadership autochtones dans la transition énergétique du Canada.

Au Canada, de profondes lacunes dans les politiques et pratiques de fermeture des mines de sable bitumineux et de remise en état des lieux se traduisent par une situation où les détenteurs de droits autochtones issus de traités sont exclus de la gestion réfléchie du réaménagement de leurs territoires traditionnels dégradés. Si les politiques et réglementations publiques imposent l’atténuation des répercussions des projets miniers sur les détenteurs de droits et le territoire autochtones, les approches actuelles de fermeture et de remise en état de mines (surtout concernant les aspects sociaux et culturels) n’ont pas porté fruit. Il importe d’inclure les personnes et les éléments naturels dans les plans de réaménagement du territoire dégradé, dans une optique non seulement de préservation des paysages, mais aussi des sociétés et cultures qui en dépendent. Pour se préparer adéquatement à la transition énergétique, le secteur pétrolier et gazier – principal émetteur et responsable des changements climatiques du Canada (gouvernement du Canada, 2021) – doit tenir compte des répercussions historiques et actuelles sur le territoire et les détenteurs de droits autochtones qui continuent de ressentir les effets de l’empreinte écologique de cette industrie. C’est tout particulièrement important pour la Première Nation de Fort McKay, dont le territoire traditionnel, couvert par le Traité no 8, compte les sables bitumineux de l’Athabasca et a été défiguré par leur exploitation.

Pendant des décennies, les membres de la communauté de Fort McKay se sont dits inquiets des répercussions de l’exploitation des sables bitumineux sur leur territoire traditionnel. À la figure 1, une image à vol d’oiseau présente les perturbations industrielles du territoire traditionnel de Fort McKay (entouré de blanc) : (à gauche) en 1967, lorsque la première exploitation commerciale de sables bitumineux a vu le jour et (à droite) aujourd’hui. Les zones roses représentent les réserves de la Première Nation de Fort McKay; les vertes, les projets de sables bitumineux en activité; les rouges, les projets approuvés en attente d’exploitation; et les orange, les principales zones d’exploration pétrolière et gazière.

En 1967, au début des activités d’exploitation, la communauté de la Première Nation de Fort McKay n’avait aucun recours pour demander aux exploitants de sables bitumineux de la consulter et de dialoguer avec elle. Les décisions sur les fermetures de mine et la planification de la remise en état étaient prises sans le concours ni la consultation des Cris et des Dënesuliné (Dénés), qui vivent sur ce territoire depuis des temps immémoriaux. Dans les années 1980, on disait à la Première Nation de Fort McKay que le territoire retrouverait son état initial, et que les effets de l’exploitation seraient négligeables. Aujourd’hui, les entreprises reconnaissent que les territoires resteront marqués par ces bouleversements, mais qu’un écosystème de forêt boréale autosuffisant sera rétabli conformément à la réglementation.

Figure 1 –An eagle-eye view (left) of the oil sands industrial footprint within the Fort McKay Traditional Territory (white line) in 1967, the year oil sands activities commenced, and (right) present day.
Figure 1 : Vue en plongée de l’empreinte écologique de l’industrie des sables bitumineux sur le territoire traditionnel de Fort McKay (entouré de blanc) : (à gauche) en 1967, première année d’exploitation des sables bitumineux; (à droite) aujourd’hui.

Ce projet touche le territoire traditionnel de la Première Nation de Fort McKay depuis 55 ans, mais cette Première Nation n’a participé à la prise de décision et à la planification que pendant une fraction de ces 55 années. 

Bori Arrobo, directeur de l’écologie à la Première Nation de Fort McKay

Non seulement ces premières mines ont-elles eu des effets cumulatifs sur le territoire, mais des décennies de planification et de décisions ont créé un précédent dans la région pour les nouveaux projets et exploitants. Ces cartes ne nous renseignent pas seulement sur le passé, mais également sur l’avenir du territoire traditionnel de la Première Nation de Fort McKay. La figure 1 (à droite) montre les projets approuvés en attente d’exploitation (en rouge), qui prolongeront un héritage de plus d’un demi-siècle loin dans l’avenir. Dans les projets de sables bitumineux, il est obligatoire d’intégrer et de consulter les Autochtones (gouvernement de l’Alberta, 2013), mais la prise en compte de leurs voix et besoins dans les décisions sur la planification des fermetures de mines et des remises en état demeurent une lacune dans les politiques et pratiques de l’État et de l’industrie des sables bitumineux.

Grâce à l’art traditionnel du bouclier et à l’histoire orale, Gillian Donald (à partir de la gauche), Gabe Desjarlais, et les aînés Clara Mercer, Douglas Mercer et Scotty Stewart partagent leurs points de vue sur la fermeture de la mine et la remise en état du territoire traditionnel de Fort McKay. Pour tous les détails, voir Daly et coll. (2022). Photo : Christine Daly

En 2018, la Première Nation de Fort McKay s’est jointe aux universités de Calgary et de Waterloo pour poursuivre la démarche visant la représentation des points de vue et savoirs uniques des Cris et Dénés dans le réaménagement et la remise en état de leurs terres et plans d’eau. Ensemble, nous avons créé un projet de recherche sur la remise en état collaborative s’inscrivant dans un mouvement vers une planification participative et inclusive qui donne à la Première Nation de Fort McKay un rôle équitable dans les décisions sur la fermeture des mines et la remise en état. Ce projet a donné naissance à des outils et processus de fermeture et de remise en état au service d’une meilleure communication des priorités et points de vue socioéconomiques, environnementaux et culturels de Fort McKay dans le cadre du réaménagement du territoire dégradé par les sables bitumineux. Une entreprise du secteur a participé à l’amorce du projet.

Dans le prochain chapitre de cette histoire, nous faisons état des activités de recherche et des principaux enseignements échangés par les chercheurs dans le projet commun de remise en état.

Ces enseignements sont riches en vérités, en outils et en avenues susceptibles de se révéler utiles pour la Première Nation de Fort McKay, les autres nations autochtones qui les adoptent, l’industrie de l’énergie, et les administrations fédérale, provinciales et territoriales du Canada qui pilotent la transition vers une économie sobre en carbone.

En voici des exemples :

  • Une description de la signification des terres et eaux traditionnelles et de leur lien intime avec la culture pour les membres de la Première Nation de Fort McKay;
  • L’approche à deux voies – un modèle de gouvernance interculturel pour des partenariats inclusifs dans les projets d’énergie, au service des multiples paradigmes culturels dans les décisions;
  • Le cycle de respect – un code de déontologie autochtone conçu visant l’efficacité de la communication et de l’action collaborative interculturelles;
  • Un cadre interculturel de fermeture et de remise en état; inspiré par l’approche à deux voies et les détenteurs de savoir de Fort McKay, ce cadre destiné aux Autochtones comme aux allocthones expose des stratégies de collaboration visant la remise en état de terres dégradées par les projets d’énergie au moyen de voies parallèles porteuses de savoir-faire et de savoir-être distincts, tout en facilitant une prise de décision inclusive à certains moments clés de la planification.

La terre du point de vue de la Première Nation de Fort McKay

Lac Moose, réserve de la Première Nation de Fort McKay. Photo : Première Nation de Fort McKay

La Première Nation de Fort McKay compte près de 900 membres des bandes et communautés cries et dénées. Près de 500 d’entre eux résident dans le hameau de Fort McKay, situé sur les rives de la rivière Athabasca dans ce que l’on appelle aujourd’hui le nord-est de l’Alberta. À travers les âges comme aujourd’hui, les communautés cries et dénées dépendent de leurs habiletés de chasse, de cueillette, de pêche, de soins et de travail en nature dans leur territoire traditionnel pour le maintien de leur héritage culturel, de leurs langues, de leur accès au territoire et de l’exercice de leurs droits.

Photo : Première Nation de Fort McKay

Toutefois, l’exploitation industrielle intensive des sables bitumineux nuit aux activités traditionnelles d’utilisation du territoire et par conséquent, au maintien de leur culture et mode de vie. Pendant des dizaines d’années, les membres de la communauté de Fort McKay ont parlé des répercussions de l’industrie sur le territoire. Lors de nos rassemblements, les chercheurs collaborateurs de Fort McKay décrivent souvent la beauté immaculée du territoire avant les ravages causés par l’industrie. Les aînées Edith Orr et Marie Boucher parlent d’une époque où les oiseaux chantaient plus souvent au printemps, où les baies étaient plus faciles à cueillir et avaient meilleur goût et où l’air semblait plus frais et plus propre qu’aujourd’hui.

Il faut se rappeler ce à quoi ressemblait le territoire avant que les dégâts de l’exploitation des sables bitumineux se généralisent, explique Bori Arrobo, directeur de l’écologie à la Première Nation de Fort McKay. « Avant de commencer à parler de remise en état du territoire, il nous faut honorer le territoire tel qu’il était auparavant. Nous devons reconnaître les peuples qui y ont vécu les premiers. Leurs modes de vie. Et nous devons reconnaître et apprécier les répercussions, les pertes entraînées par une dégradation du territoire. Jean L’Hommecourt est dénée et membre de la Première Nation de Fort McKay sur le territoire du Traité no 8. Descendante du Chef Adam Boucher, signataire du Traité no 8, elle travaille actuellement comme spécialiste de l’utilisation traditionnelle du territoire au service de l’écologie de la Première Nation de Fort McKay, siège au conseil d’administration du groupe Keepers of the Water, et œuvre comme agente de liaison communautaire pour le projet commun de remise en état. En 1967, lorsque les premières entreprises d’exploitation de sables bitumineux sont entrées en opération, Jean avait tout juste quatre ans (voir l’image de gauche à la figure 1). Elle passe en revue ses souvenirs d’enfance dans la forêt boréale du territoire traditionnel de Fort McKay, et les effets de l’industrie des sables bitumineux sur elle et sa communauté :

Mon père nous emmenait avec lui sur le territoire, sur la rivière et dans le coin des collines Birch où j’avais l’habitude de marcher avec lui. Lorsque je regarde l’autre photo, c’est comme s’il était devenu impossible de se situer ou de trouver des points de repère. Dire que cette terre était autrefois vierge. L’effet général qui se dégage de la deuxième carte, c’est l’impression d’être perdue [elle parle de la carte de droite à la figure 1]. Ça me rend émotive, parce que rien qu’à la voir, je prends conscience de tout ce qu’on m’a pris. [Le territoire] est gardien de nos valeurs comme Première Nation. Lentement, nous saisissons l’ampleur de tout ce qui nous est volé. Nous avons besoin de votre aide pour réparer les torts causés par l’industrie. Pour nous, ça nous fait un gros morceau de parti.

Ensuite, nous soulignons le travail réalisé par les membres de la Première Nation de Fort McKay pour le développement d’un modèle de gouvernance interculturel qui intègre leurs connaissances approfondies et leurs voix dans la remise en état de leurs terres d’origine, et nous analysons son application dans notre projet commun de remise en état.

Application d’une approche à deux voies pour la remise en état collaborative et la transition énergétique

Les projets énergétiques qui misent tout sur les priorités, les perspectives et les processus du secteur privé et des administrations fédérale, provinciales et territoriales excluent les voix et approches des détenteurs de droits autochtones du territoire traditionnel et perpétuent les injustices environnementales et climatiques.

L’approche à deux voies a été développée de 2009 à 2013 par les membres de la communauté de Fort McKay, des membres d’autres nations autochtones, des exploitants de sables bitumineux et le gouvernement de l’Alberta par l’étude sur le savoir traditionnel de la biodiversité de la Cumulative Environmental Management Association (CEMA) (équipe de recherche sur les deux voies, 2011, 2012). La CEMA a formulé des recommandations visant la mise en œuvre d’une approche à deux voies incluant les membres de la communauté autochtone et le savoir autochtone dans la planification des fermetures et de la remise en état. L’équipe a appliqué une approche à deux voies au projet commun de remise en état pour créer un espace éthique (Ermine, 2008) permettant à de multiples cultures de partager le meilleur des deux mondes (Lertzman, 2010) tout en remettant en état le territoire traditionnel dégradé de Fort McKay. Le projet commun de remise en état était la première tentative d’application d’une telle approche interculturelle de planification.

Nous sommes tous des peuples visés par un traité

Si une approche à deux voies a été créée il y a plus d’une décennie par le groupe multilatéral CEMA, c’est par une approche similaire que nos ancêtres en sont parvenus à une compréhension mutuelle et à la signature de traités sur le partage du territoire et de ses ressources naturelles. Ce modèle pluriculturel, création commune de la Première Nation de Fort McKay et de l’industrie des sables bitumineux, peut aujourd’hui servir à soutenir des partenariats pour des projets d’énergie (renouvelable ou non) qui tiennent compte de multiples paradigmes culturels dans les décisions – de l’exploration à la remise en état en passant par l’exploitation et la fermeture.

Jean L’Hommecourt fait état de ses expériences au sein de l’équipe de recherche qui a contribué à la mise sur pied de l’approche à deux voies, approche qu’elle a ensuite appliquée en sa qualité de cochercheuse dans le cadre du projet de remise en état collaborative :

« Nous nous sommes réunis autour d’une même table à la CEMA [Cumulative Environmental Management Association]; cinq des Premières Nations de la région y étaient représentées. L’approche à deux voies, c’est une idée qui nous est venue pendant que nous discutions des manières de faire entendre nos soucis et de voir à ce que la situation soit gérée dans le respect de nos avis et points de vue, à nous les Autochtones. Nous avons un système de valeurs différent de celui véhiculé par la société colonialiste “dominante” en ce qui a trait à nos liens avec le territoire et la Terre mère. Nous marchons chacun sur notre propre voie. Or, souvent on nous pousse dans une autre voie, une autre manière de penser que celle qui est la nôtre. C’est pourquoi, pour préserver nos valeurs, nous voulons prendre notre propre chemin. Nous marchons ensemble et nous nous rencontrons à certaines croisées pour mettre nos valeurs et nos idées en commun, mais nos chemins demeurent distincts. Nous voulons nous accorder, bâtir des passerelles entre ces croisées et arriver à mieux nous comprendre en travaillant ensemble. Une approche à deux voies, ça remonte jusqu’à la signature des traités. Nos ancêtres ont dû communiquer d’une manière que comprendraient les nouveaux venus, et nouer une entente qui vaudrait “tant que les rivières couleront, que l’herbe poussera, et que le soleil brillera”. Cette formulation est un exemple parfait de la compréhension universelle, par tout le monde sur notre mère la Terre, de notre identité : nous, peuples autochtones, vivons et incarnons le territoire. »

Figure 2 : Risques associés aux changements climatiques, relations climatiques et options pour atténuer le risque climatique : vus sous une perspective scientifique (adaptation de GIEC, 2022).
Photo du territoire traditionnel de Fort McKay illustrant l’utilité et l’interrelation de la végétation, des sols et des milieux humides (le muskeg), comme l’explique Jean L’Hommecourt à travers ses récits oraux. Photo : Première Nation de Fort McKay.

Les répercussions des changements climatiques, ainsi que les manières de les atténuer et de gagner en résilience, peuvent être appréhendées par la voie scientifique comme par la voie autochtone (figure 3). Nous présentons ici sous forme d’un code visuel à deux pans, comme le décrit Goodchild (2021), à la fois le modèle occidental et le système de connaissances de la nation de Fort McKay, les deux étant appliqués pour comprendre les changements climatiques.

La perspective scientifique, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat de l’Organisation des Nations Unies (GIEC, 2021, 2022), est que l’augmentation des gaz à effet de serre, comme le dioxyde de carbone et le méthane, qui s’observe depuis 1750 dans l’atmosphère est causée sans aucune équivoque par les combustibles fossiles. Cette augmentation des gaz à effet de serre a entraîné une hausse globale des températures de surface de 1,09 °C dans la dernière décennie par rapport aux années 1850-1900, et l’on s’attend à ce que le réchauffement atteigne 2,7 °C ce siècle-ci en l’absence de sérieuses mesures pour réduire les émissions dans les prochaines décennies (Climate Action Tracker, 2021).

Les changements climatiques génèrent déjà des conditions météorologiques à la dangerosité et aux extrêmes accrus, créant des problèmes généralisés partout sur Terre, et leurs effets ne feront que s’intensifier chaque fois que le réchauffement montera d’un cran (GIEC, 2021, 2022).

La perspective d’une membre de la nation de Fort McKay, dans les mots de Jean L’Hommecourt :

« Nous croyons que rien sur la Terre mère ne nous a été donné sans raison. Tout a un but. Tout a un esprit. Ainsi, au point de vue des changements climatiques, les arbres sont ce qu’il y a de plus important.

Les arbres sont là pour nous donner la vie et pour nous protéger. Ils se dressent contre vents et marées, et absorbent toutes les toxines. Ils purifient l’air pour nous donner le souffle de vie. Nous, Autochtones, connaissons toute la multitude de leurs espèces et de leurs usages. Nous avons toujours voulu préserver les arbres afin que les générations futures puissent aussi en profiter.

Le sol, le muskeg [aussi appelé tourbière] est particulièrement important, car il sert de filtre. Le muskeg est une grosse éponge qui absorbe toutes les toxines, tous les composés de carbone. Il nous protège des changements climatiques. Mais la terre, tout ce qu’il y a sur la carte, a été arrachée, asséchée, entreposée quelque part. Même si on ramène la tourbe d’où elle a été stockée pendant des années, cela ne redonnera pas au muskeg la fonction prévue par le Créateur quand il l’a mis sur Terre.

Toutes les transformations du territoire ont changé notre climat, la direction et la vitesse des vents, les bassins hydrologiques. Les espèces disparaissent. Maintenant, nous commençons à en subir les conséquences. Nos ancêtres nous ont prévenus qu’arriverait un moment où nous allions connaître des difficultés jamais vues auparavant. Et tout cela est la faute du plus grand prédateur de la planète, l’humanité, qui détruit sa Terre nourricière. »

Cueillette de baie dans le muskeg, un milieu humide formé de matière organique qui séquestre le carbone. Photo : Première Nation de Fort McKay
Cueillette de baie dans le muskeg, un milieu humide formé de matière organique qui séquestre le carbone. Photo : Première Nation de Fort McKay

Permettant l’heureuse coexistence de multiples visions du monde, savoirs et systèmes de gouvernance, l’approche à deux voies a été choisie pour sa capacité à créer des espaces et à jeter des ponts pour qu’Autochtones et allochtones s’assoient à une même table et apprennent mutuellement de leurs paradigmes culturels et systèmes de connaissances respectifs (Goodchild, 2021). Moore (2017) décrit cet espace comme la conscience de l’« esprit farceur », un espace liminal qui met les opposés sens dessus dessous et libère de la pensée conventionnelle. Ces passerelles peuvent être le meilleur point de départ pour l’examen de problèmes complexes comme les changements climatiques et la création d’un plan de transition énergétique éthique pour le Canada qui tient compte de toutes sortes de points de vue et connaissances, dont ceux des nations autochtones comme celle de Fort McKay.

Le cycle du respect : Vers un modèle de gouvernance interculturelle

Avant que les cochercheurs puissent commencer à remettre en état la terre qui soutenait la voix et la vision collective de Fort McKay, il a fallu reconnaître le besoin d’établir de nouvelles règles d’échange qui ne renforceraient pas les schémas nuisibles. Tout d’abord, les cochercheurs ont passé du temps ensemble sur le terrain afin de comprendre la qualité d’environnement dont la Première Nation de Fort McKay a besoin pour son utilisation traditionnelle du territoire, d’explorer les connaissances scientifiques et approches de remise en état des exploitants des sables bitumineux, et d’assurer un (r)établissement des relations dans un contexte de l’ici-maintenant. A suivi plus tard la cocréation du cycle du respect comme encadrement éthique du comportement et des actes des cochercheurs lorsque se rencontrent leurs différentes voies dans la planification de la fermeture d’une mine et de la remise en état des lieux. Ce nouvel outil est le support d’un espace éthique commun où les chercheurs autochtones et allochtones peuvent avoir des échanges fructueux et respectueux (Ermine, 2008).

Le cycle du respect est un outil interculturel dotant les exploitants de sables bitumineux et les organismes gouvernementaux d’un ensemble de principes pour un dialogue interculturel éthique et des échanges vrais et sincères avec la Première Nation de Fort McKay. Le cycle du respect, qui a été élaboré au moyen de processus autochtones traditionnels de dialogue et d’échange de connaissances – le cercle de discussion et la narration –, peut être adopté et adapté par d’autres nations et pour d’autres industries, selon les réalités de chacune.

Le cycle du respect est né de la collaboration de la Première Nation Fort McKay, d’une entreprise exploitante de sables bitumineux et de chercheurs universitaires du centre jeunesse du hameau de Fort McKay. Réunis en un cercle de discussion, les intervenants ont chacun fait le récit d’une interaction avec l’État, l’industrie et/ou les peuples autochtones dont on pouvait tirer des leçons. Un par un, les cochercheurs ont fait passer une plume d’aigle autour du cercle pour exprimer leurs expériences mémorables, bonnes et mauvaises. Une fois le cercle clos, les cochercheurs se sont regroupés en deux plus petits cercles pour dégager les grands principes qui favoriseraient un espace interculturel respectueux, sûr et collaboratif pour le dialogue et le travail de remise en état. Par cet échange entre cultures, cette reconnaissance des thèmes et leur validation au fil des ateliers, les leçons relatées se sont concrétisées, passant de simples expériences passées à un ensemble dynamique et interdépendant de principes directeurs. Ces principes ont été transposés sur une roue de médecine dans les langues crie, dénée et anglaise [traduction française ci-dessous] et baptisés « cycle du respect » par l’Aîné Scotty Stewart (figure 3).

Le cycle du respect
Figure 3 : [Haut] Le cycle de respect – un code de déontologie autochtone établi dans le cadre du projet commun de remise en état. [Bas gauche] L’Aînée Clara Mercer formant les cochercheurs sur la langue crie et sur la perspective crie du cycle du respect. [Bas droite] Jean L’Hommecourt consignant les idées du groupe de cochercheurs, qui collaborent à l’élaboration de l’outil dans le cadre du cercle de discussion.

Au centre du cycle du respect figure le mot d’ordre du projet commun de remise en état, qui nous provient de l’Aînée Clara Mercer. En cri, c’est Te Mamano Aski Ki Kaklo Asiniwak, et en déné, ɂeła ɂeghdalaı́da NihaTuha; le tout se traduit approximativement par « Œuvrer ensemble pour le bien de notre peuple et de notre territoire ».

Suivant les conseils des Aînés de la Première Nation de Fort McKay, les principes dérivés des récits rapportés ont été tramés en une roue de médecine en langues crie, dénée et anglaise [traduction française sur l’image], colorée selon le système cri de façon à ce que chaque quadrant représente l’une des quatre saisons et directions. L’adoption des principes commence par les fondements au printemps (jaune, est), suivis en croissance continue de principes qui s’ajoutent pendant l’été (rouge, sud), l’automne (bleu, ouest) et l’hiver (blanc, nord). Chaque principe s’alimente d’un autre; par exemple, plusieurs cochercheurs de la Première Nation de Fort McKay ont souligné que pour que l’exercice soit fructueux, il faut que les participants soient honnêtes et transparents les uns envers les autres, et être ouverts à de nouvelles idées. Chaque principe est lié au suivant, et il faut tous les incarner pour espérer bien participer à la collaboration interculturelle. Le travail de communication des principes du cycle du respect dans les langues des divers intervenants est un enjeu perpétuel, et indispensable à l’ensemble de l’exercice. Comme le disait la très regrettée Aînée Clara Mercer : « Nos langues [crie et dénée] sont très, très importantes. Il s’agit de notre identité. De qui nous sommes et de ce que nous sommes. Et de notre connexion profonde à la Terre mère. »

Le cycle du respect, ainsi que les méthodes utilisées pour l’établir, ouvre une voie que peuvent emprunter les nations autochtones pour (re)bâtir les relations et engagements avec les institutions des colons, comme le gouvernement, l’industrie et le milieu universitaire. Le Canada entame son virage vers une économie sobre en carbone, et des outils comme le cycle du respect sont une base essentielle pour garantir une communication respectueuse où planificateurs de l’énergie, représentants de l’industrie et du gouvernement et autres décideurs arrivent à appréhender la vision qu’ont les peuples autochtones de l’avenir de leurs territoires traditionnels.

Réappropriation culturelle et atténuation des risques climatiques : le cadre interculturel de fermeture et de remise en état

À ce chapitre de notre récit, nous décrivons le nouveau processus créé par des cochercheurs pour utilisation par l’industrie des sables bitumineux, par le gouvernement et par la Première Nation de Fort McKay dans la planification de l’avenir des terres traditionnelles de cette dernière après la fermeture d’un projet d’exploitation des sables bitumineux. Il s’agit du cadre interculturel de fermeture et de remise en état, selon lequel les terres visées auront des avantages socioéconomiques, culturels et environnementaux pour tout le monde après la fermeture et la restauration (figure 4).

L’illustration du cadre s’inspire de l’approche à deux voies (équipe de recherche, 2011, 2012) et des leçons transmises par feu l’Aînée Clara Mercer, Jean L’Hommecourt et feu David Lertzman, Ph. D. C’est la représentation d’une entreprise de sables bitumineux et de la nation de Fort McKay qui cheminent en parallèle et se rencontrent pour collaborer authentiquement au travail de fermeture et de remise en état à des croisées qui relient les générations passées, présentes et futures par une nature restaurée. Comme l’expliquait l’Aînée Clara Mercer : « les sept premiers brins de foin d’odeur représentent les sept générations nous précédant […] [celles qui] ont tracé les sentiers qu’a empruntés la [Première Nation de Fort McKay] jusqu’à maintenant […] Les anciens sentiers ont été détruits […] par les barrages, les industries. Alors maintenant, nos ancêtres ont du mal à nous trouver pour nous aider à guérir. » David Lertzman, lui, avait fait cette réflexion sur l’ouverture d’un sentier dans la neige profonde : « Battre une piste dans ces conditions, c’est toute une entreprise. C’est difficile. Ça demande du temps. Pour monter les côtes, on se déplace en sautant plus qu’autre chose. Vraiment… c’est une entreprise difficile, mais ça en vaut la peine parce que je sais que plus c’est difficile pour moi d’ouvrir la voie, plus ceux qui viendront après vont l’apprécier. »

Le cadre interculturel de fermeture et de remise en état met en lumière six grandes passerelles, ou phases, où des cultures distinctes qui suivent leur propre chemin peuvent se rencontrer afin d’échanger leurs connaissances et de cocréer des plans de fermeture et de remise en état qui permettront aux générations futures de Fort McKay de rester connectées à leurs ancêtres à travers les sentiers ancestraux restaurés. Le cadre interculturel est destiné à s’utiliser en combinaison avec le cycle du respect, les principes de ce dernier guidant les actions des participants lorsqu’ils se retrouvent aux passerelles recommandées par le cadre.

Figure 4 : Le cadre interculturel de fermeture et de remise en état [VERSION PROVISOIRE] montre comment de multiples cultures peuvent approcher la clôture d’un projet d’exploitation d’énergie et le travail de remise en état en empruntant des voies parallèles, où appliquer leurs propres manières d’être et de penser, ainsi que des passerelles (ou phases) où se rencontrer et prendre des décisions inclusives durant la planification. [Droite] Des membres de la nation de Fort McKay sur leur territoire.

Le rétablissement de la végétation, des forêts et des tourbières ainsi que la reprise des utilisations traditionnelles du territoire perturbé par les projets énergétiques sont d’importantes mesures culturelles et essentielles à la vie qui atténuent les risques climatiques pour Fort McKay. Voici les six passerelles du cadre interculturel de fermeture et de remise en état qui soutiennent ces actions :

  1. Développement de relations et établissement de principes de collaboration en matière de remise en état : C’est là une base qu’il faut asseoir avant l’approbation de tout projet énergétique et développer tout au long du cycle d’exploitation et du processus de clôture du projet (p. ex. par l’application d’un code de déontologie interculturel pour encadrer le dialogue et favoriser l’apprentissage mutuel).
  2. Vision harmonisée et interculturelle de la fermeture : C’est une idée commune du futur paysage restauré qui servira à orienter la planification de la fermeture de la mine ainsi que de la remise en état et les décisions d’aménagement.
  3. Conception d’un outil d’aménagement du territoire traditionnel : Cet outil de planification géospatial produit par la nation de Fort McKay, et inspiré de sa vision du monde unique, indique où et comment incorporer les facettes clés de l’utilisation traditionnelle du territoire dans les plans de fermeture et de remise en état.
  4. Élaboration d’un plan conjoint de fermeture et remise en état : Ce plan a été conçu avec (et non pour) la Première Nation de Fort McKay en s’aidant de la vision interculturelle de la fermeture, de l’outil d’aménagement du territoire traditionnel, et de la fine fleur de la science de la remise en état.
  5. Mise en œuvre du plan conjoint de fermeture et remise en état : La restauration du paysage dégradé (remodelage des terres; rétablissement des sols, des plantes, de l’habitat faunique et des accès pour la Première Nation de Fort McKay) est menée de manière conjointe à l’aide du plan.
  6. Surveillance et entretien conjoints : Les données de surveillance sont obtenues à partir des parcelles restaurées au moyen de l’approche à deux voies, pour déterminer si le terrain restauré correspond ou non à la vision conjointe de la fermeture. S’ensuivent un entretien et/ou une gestion adaptative si l’objectif n’est pas atteint (Davies Post, à paraître).

Ce cadre est toujours en cours de conception à ce stade de notre récit : les cochercheurs du projet de remise en état continuent de le peaufiner et de le valider (Daly et coll., à paraître).

Cochercheurs de l’Université et de la nation de Fort McKay prenant part aux cercles de discussion qui ont débouché sur la vision de la fermeture de la mine de Fort McKay. Photo : Christine Daly.

Ici, nous allons nous pencher sur un exemple de la façon dont la deuxième passerelle – la vision harmonisée et interculturelle de la fermeture – a été établie de concert par la Première Nation de Fort McKay et l’entreprise en exploitant les sables bitumineux. À titre de contexte, il faut savoir que l’on considère comme une pratique exemplaire pour les sociétés minières de faire intervenir les peuples autochtones et autres parties concernées pour en arriver à une vision et des responsabilités partagées dans la planification de la fermeture de la mine, la remise en état des lieux et tout l’après-exploitation minière (ICMM, 2019; LDI, 2021; AMC, 2008; AMC, 2021; Morgenstern, 2012). Après tout, ce sont des générations et des générations de membres de la Première Nation de Fort McKay qui devront vivre avec les retombées socioéconomiques, environnementales et culturelles des décisions prises relativement à la fermeture de la mine et à la remise en état des lieux. Il était donc important que la Première Nation et la société de sables bitumineux posent toutes deux des gestes pour concrétiser une conception commune du futur territoire restauré (tableau 1). Cet important jalon – la création de visions parallèles – a pu être atteint grâce à l’application en février 2020 des protocoles et pratiques qu’a établis la nation de Fort McKay pour usage dans sa communauté. Pour tous les détails, voir Daly et coll. (2022). En bref, Fort McKay a fait état, de son point de vue bien particulier, des grandes aspirations et valeurs qui sous-tendent la mise en œuvre réussie de la fermeture de la mine et de la remise en état de son territoire traditionnel. Cela passait notamment par la description de ce qu’elle veut voir, entendre et vivre à l’avenir sur ses terres restaurées. L’échange d’idées au sein d’un cercle de discussion a apporté une compréhension mutuelle des idées individuelles, un raffinement des idées pour en faire des thèmes et, en fin de compte, la réalisation de la vision de Fort McKay. Plus tard le même mois, cette vision que la nation a du processus de fermeture et la vision qu’en a l’entreprise de sables bitumineux ont été communiquées dans un cercle de discussion qui réunissait membres de la bande de Fort McKay, représentants de l’entreprise et cochercheurs universitaires. L’initiative a mené à la décision conjointe de travailler ensemble, mais en suivant des visions parallèles. Cette décision est la démonstration du contrôle et de l’autorité que les intervenants se partagent dans le projet de recherche, et aussi de l’alignement entre leurs visions sur les facettes de la collaboration dans la remise en état, de l’apprentissage réciproque et de l’amélioration des relations. La vision de Fort McKay met l’accent sur le fait que les pratiques de remise en état qui sont de nature inclusive, comme le recours à l’approche à deux voies et l’établissement de pratiques de fermeture et de remise en état mutuellement bénéfiques, sont des gestes de réconciliation.

Vision de l’entreprise de sables bitumineuxVision de la Première Nation de Fort McKay
Effectuer le travail de remise en état des territoires touchés en collaboration avec la Première Nation de Fort McKay de manière à favoriser les apprentissages réciproques au chapitre de l’intendance territoriale, des relations, et de la confiance dans le processus de fermeture et remise en état comme dans ses issues.La remise en état est une forme de réconciliation, et la Première Nation de Fort McKay doit en définir les objectifs. La réconciliation passe entre autres par la reconnaissance de ce qu’était le territoire dans son état originel, de ses habitants initiaux, des dommages et répercussions qu’il a connus, et de ce qui a été perdu.
 
On concrétisera cette vision si l’on vise le respect durable des cérémonials, des savoirs et des langues des Premières Nations (Cris, Dénés), si l’on applique la fine pointe de la science de la remise en état pour favoriser un respect et une compréhension mutuels, et si l’on témoigne à nouveau du respect à la nature.
Tableau 1 : Visions du projet et/ou de la fermeture des mines, décrites du point de vue de chacune des voies parallèles (Daly et coll., 2022) et sous forme d’un code visuel à deux pans.

On a employé une deuxième méthode ou activité de recherche pour examiner les visions que l’entreprise et que Fort McKay avaient de la fermeture. En novembre 2019, un représentant de Fort McKay a conçu et piloté une réflexion sur les perspectives de l’intendance territoriale dans le contexte de la fermeture de la mine et de la remise en état des lieux. Les cochercheurs de la Première Nation, de l’entreprise et des universités ont été invités à peindre, individuellement ou en petit groupe, leur vision de la fermeture de la mine sur une version moderne des boucliers traditionnels de la nation de Fort McKay (figure 5). Ensuite, ils ont présenté leur œuvre à d’autres cochercheurs et raconté la signification de cette interprétation artistique de leur vision.

Prenons par exemple Gillian Donald, conseillère technique de longue date de la Première Nation de Fort McKay : sa vision de la fermeture de la mine et de la remise en état du territoire traditionnel de la bande est la suivante (figure 5) : « L’eau est un élément vital pour l’environnement; j’ai donc essayé de rendre, dans cette partie bleu-vert, l’idée que la remise en état va ultimement recréer un paysage dans lequel l’eau court et sous-tend les processus écologiques […]. Quand on se rend [à Fort McKay, on voit que] la topographie qui se crée avec l’excavation des mines […] subsiste vraiment très longtemps. Pourquoi est-ce que cela prend autant de temps à remettre en état? Quand on passe devant [la mine à l’est], il y a une immense étendue sablonneuse marquée d’une grosse pancarte qui dit “Remise en état en cours”, et c’est comme ça depuis des années et des années. Alors force est de se demander : “quelle sorte de remise en état peut-il bien se faire là?” Je comprends le processus; j’ai lu les plans de fermeture et je sais que cela prend du temps. Mais si personne ne lit ces plans, les gens qui passent tout le temps dans le secteur [se demandent] pourquoi c’est aussi long. Donc, c’est un peu ça, cette grande étendue brune – le terrain a une certaine topographie et ça demande beaucoup de temps à la mine pour le remodeler. Après, une fois qu’il y a de petites parcelles prêtes, elles sont restaurées au fil du temps. Cela ne va pas vite, mais ça devrait finir par se transformer en un paysage harmonieux où il y a de l’eau et de la végétation. »

Au moyen de boucliers peints selon la tradition et de récits oraux, Gillian Donald relate sa vision de la fermeture de la mine et de la restauration du territoire traditionnel de Fort McKay tandis que l’écoutent (à partir de la gauche) Gabe Desjarlais ainsi que les Aînés Clara Mercer, Douglas Mercer et Scotty Stewart.
La vision collective qu’ont les cochercheurs de la fermeture de la mine et de la restauration du territoire traditionnel de Fort McKay, peinte sur des boucliers traditionnels. Photo : Christine Daly.

L’exercice de peindre les boucliers traditionnels en solo et en petits groupes a démontré que des entreprises de sables bitumineux et des nations autochtones comme celle de Fort McKay peuvent arriver à s’entendre sur des visions interculturelles du processus de fermeture. On retrouvait des facettes similaires du travail de planification dans toutes les visions de la fermeture, comme l’eau, les arbres et le retour de la faune. De plus, certains des cochercheurs de l’entreprise et de Fort McKay ont choisi de peindre des boucliers traditionnels en petits groupes plutôt qu’à titre individuel. Ces visions s’exprimaient à l’aide de pronoms pluriels, mais véhiculaient une responsabilisation personnelle. Par exemple, si les membres du groupe y sont allés d’affirmations comme « c’est ça, notre idée de la remise en état », ils ont chacun signé l’œuvre collective. Un cochercheur de l’entreprise a déclaré : « J’entendais tout le monde parler des arbres. C’est ce qui revenait le plus, l’eau et les arbres. Nous avons voulu les inclure, alors nous avons convenu tous les trois de mettre un arbre au centre, puis autour, nous avons chacun représenté ce que la remise en état signifiait pour nous. » Après que les visions du processus de fermeture aient été communiquées à travers l’art traditionnel du bouclier et les récits oraux en cercle de discussion, l’Aîné Joe Grandejambe a déclaré que les intervenants s’étaient « réunis pour tisser un récit, et tout le monde avait la même idée ou presque, une bonne idée de la remise en état. »

Même si les cochercheurs de Fort McKay s’entendaient tous pour dire que les travaux historiques et contemporains de planification des fermetures de mines sur leur territoire traditionnel n’ont jusqu’ici pas répondu aux besoins de la communauté en matière d’utilisation du territoire, ils ont espoir qu’avec la dimension interculturelle du projet commun de remise en état ainsi qu’avec la réelle inclusion de leur nation dans le projet, le travail de remise en état portera fruit pour les générations futures.

Edith Orr a affirmé qu’elle nourrissait « un grand espoir » qu’avec la remise en état, « mes enfants puissent un jour profiter du territoire, ou mes petits-enfants, ou du moins nos générations futures ».

Les Aînées Edith Orr et Dora L’Hommecourt regardant le lac Moose. Photo : Alex Davies Post.

Conclusion

Le cadre, les outils et le modèle de gouvernance interculturelle que l’on présente dans cette étude de cas véhiculent des approches novatrices de métissage des systèmes de savoirs et modes d’action collaborative des Autochtones et des allochtones. Lorsqu’ils sont appliqués, ils contribuent à amplifier la voix et à stimuler le leadership de la nation de Fort McKay dans la transition énergétique de l’Alberta et du Canada, en plus de contribuer à la conservation et à la valorisation de la culture de cette Première Nation, toujours intimement liée à son territoire ancestral. Comme nous l’avons indiqué au début, on fait ici le récit de la collaboration de cochercheurs de la Première Nation de Fort McKay et du milieu universitaire, lesquels ont appris les uns des autres. C’est un récit qui continue de s’écrire. Le temps nous dira si les produits de ce travail de recherche interculturelle trouveront leur place dans les politiques et pratiques usuelles des gouvernements et de l’industrie de l’énergie.

Remerciements

Nous tenons à souligner la contribution des cochercheurs qui nous ont quittés avant la fin du périple de notre recherche : les Aînés Clara Mercer et Douglas Mercer ainsi que David Lertzman, mentor et ami. L’étude a été financée par l’Alberta Conservation Association; une entreprise de sables bitumineux, MITACS Accelerate; et par une bourse d’études de l’Université de Calgary. La recherche a été menée avec l’approbation du service d’éthique de l’Université et dans le respect de l’Énoncé de politique des trois conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains.

ʔuyaasiłaƛ n̓aas, ou “Il est arrivé quelque chose au climat”

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones, une série de rapports de recherche sur le climat menée par des Autochtones produite en coopération avec le Centre for Indigenous Environmental Resources.

« Traitez les autres comme vous aimeriez qu’ils vous traitent »; voilà un principe moral commun à de nombreuses cultures du monde entier, et les communautés autochtones des régions éloignées de la côte ouest du Canada n’y font pas exception. Dans un enregistrement du début des années 1990, Caroline Little, une aînée ahousahte aujourd’hui décédée, raconte dans sa langue une histoire invoquant le même principe. Arrivée à la morale de l’histoire, elle dit « ʔuyaasiłaƛ n̓aas »(eh-yah-sith-akth nâs), c’est-à-dire « il est arrivé quelque chose au climat ».

Le personnage principal de son récit est justement le climat, qui utilise sa force, sa puissance, pour faire respecter un enseignement important : le respect dû à autrui. L’histoire se raconte bien mieux dans sa langue, le Nuu-chah-nulth (niou-chah-noulth) qui – contrairement à l’anglais ou au français – ne permet pas de séparer la communauté de l’environnement et de la nature; dans cette langue, ces concepts primordiaux sont interconnectés. Comparativement aux racines anciennes de la langue de Caroline, les changements climatiques sont un concept relativement récent qui fait son chemin dans les langues du monde entier, mais qui n’a pas encore d’équivalent exact en Nuu-chah-nulth. Mais à travers le prisme du langage et de récits comme celui de Caroline, nous pouvons mieux comprendre les changements climatiques et la façon d’y réagir, dans le cadre des principes moraux et des enseignements vivants d’une gérance efficace de l’environnement, dans le but de vivre en meilleure communion avec notre planète.

Devant la menace des changements climatiques, les connaissances et pratiques de gérance environnementale autochtones sont essentielles à la gestion des ressources naturelles et à l’aménagement du territoire. Au Canada, les ministères chargés de cet aménagement adoptent graduellement des politiques visant une étroite collaboration avec les communautés autochtones, reconnaissant ainsi l’apport de leur gérance des terres et des eaux, depuis des temps immémoriaux, à la gestion des ressources naturelles et au développement économique durables (Alangui et coll., 2018). Par ailleurs, les communautés autochtones reconnaissent de plus en plus les avantages et le potentiel des processus de planification, qu’ils soient menés de façon indépendante ou en collaboration. Un aménagement des territoires autochtones respectueux des protocoles et lois autochtones favorise le bien-être de la collectivité comme des écosystèmes. En prévoyant l’intégration de connaissances et d’éléments culturels autochtones dans les décisions, la planification peut ainsi devenir un outil de développement durable, de protection de l’environnement, d’atténuation des répercussions climatiques et d’adaptation au climat.

Pour que les connaissances autochtones soient appliquées adéquatement tout au long des processus de planification, les communautés autochtones doivent soit diriger cette planification, soit y être partenaires à part entière s’il s’agit de projets provinciaux, fédéraux ou municipaux.

L’emploi des langues autochtones, et notamment de leurs toponymes, est une dimension importante de la gérance environnementale qui peut se révéler sous la direction d’Autochtones.

Statue aux bras ouverts en signe de bienvenue, un jour de brouillard : Matilda Inlet, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo

Il faudrait aussi donner un rôle central aux langues et aux connaissances autochtones dans la lutte contre les changements climatiques. Ce sont des savoirs précieux qui viennent de la vie dans la nature, de la communion avec cette nature, et de la compréhension des systèmes complexes et des changements graduels qui se manifestent au fil du temps. Souvent, et c’est particulièrement vrai pour les Autochtones du Canada, ces connaissances sont communiquées par la langue et l’histoire orale, et il est très difficile d’en véhiculer la vraie valeur dans une autre langue. Pour les communautés autochtones, la langue porte la culture, les enseignements, la loi, la gouvernance, et le lien avec le territoire. La langue est au cœur de la gérance environnementale. La plupart des langues autochtones du Canada étant menacées d’extinction, il nous faut les reconnaître et les protéger pour pouvoir en tirer les savoirs qui nous permettront de contrer les changements climatiques (Krupnik et coll., 2018).

Parmi les 34 langues autochtones de la Colombie-Britannique (First Peoples’ Cultural Council, 2018), nombreuses sont celles qui comportent des mots ou des expressions allant dans le même sens que hišuukiš cawak (hish-ouk-ish tsah-wok), qui signifie « tout est uni et interrelié » en Nuu-chah-nulth (nou-chah-noulth), une langue de la côte ouest de l’île de Vancouver. Cet enseignement important, porté par de nombreuses communautés de différentes régions, renvoie au lien profond des communautés autochtones avec les terres et la biodiversité. Il souligne le devoir de chacun, et la nécessité, de préserver, de respecter et de protéger ses relations et sa communauté.

Guidée par la langue et l’enseignement hišuukiš cawak, qui est au cœur de la gérance environnementale, notre étude de cas explore la démarche communautaire de la Première Nation Ahousaht pour dégager une vision de l’utilisation du territoire. Cette vision démontre comment l’intégration des toponymes autochtones dans les processus de planification peut fournir des détails écologiques et culturels essentiels pour éclairer les politiques et les systèmes de gestion et pour mieux comprendre les répercussions des changements climatiques.

Aménagement du territoire autochtone en Colombie-Britannique

Les communautés autochtones de Colombie-Britannique pratiquent la gérance et l’exploitation durable des ressources naturelles depuis des temps immémoriaux (New Relationship Trust, 2019). Bien sûr, cette gérance ne passait pas à l’origine par les processus d’aménagement du territoire comme nous les voyons aujourd’hui. Elle résultait plutôt d’un lien profond et respectueux avec la terre et l’eau, et d’une compréhension inhérente de l’utilisation responsable des ressources. Par contraste, l’aménagement du territoire autochtone comme nous l’observons aujourd’hui dans la province se fait en réaction à l’envahissement et à l’affectation des terres par des systèmes coloniaux, et à l’utilisation et à la gestion des territoires et plans d’eau par les autorités fédérales, provinciales et allochtones. Les droits de propriété, les aménagements et les divisions appliqués par ces administrations ont mis en péril les pratiques de gérance environnementale des communautés autochtones, encadrées par le droit et la gouvernance. Forcées de réagir pour conserver la gérance de leur territoire – que ce soit par le partenariat, la conciliation ou même la confrontation –, ces communautés autochtones ont dû mener leur lutte jusque dans les processus officiels d’utilisation du territoire et faire appel à des techniques d’aménagement modernes reconnues par les gouvernements et acteurs externes.

Aujourd’hui, l’aménagement du territoire peut prendre plusieurs formes pour les communautés autochtones. Il peut par exemple se négocier de gouvernement à gouvernement, comme dans le programme modernisé d’aménagement du territoire de la Colombie-Britannique (gouvernement de la Colombie-Britannique, 2022b), ou être planifié de façon autonome par la communauté. Dans le cas de la Première Nation Ahousaht, l’aménagement du territoire a été planifié en partenariat avec les organisations non gouvernementales et autres intervenants externes. La vision de l’utilisation du territoire ahousaht a été produite dans la communauté, sans l’intervention de l’État, grâce au soutien et aux outils techniques et financiers d’une organisation externe de protection de l’environnement (Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, 2017).

La Première Nation Ahousaht, sur laquelle se penche la présente étude de cas, a appelé sa démarche vision de l’utilisation du territoire pour montrer clairement qu’il s’agit d’un document de travail conforme aux lois et aux protocoles de gouvernance ahousahts, et qu’elle sera revue et corrigée au besoin.

Cette nation de la côte ouest de l’île de Vancouver se soucie particulièrement de se donner la souplesse nécessaire pour faire des ajustements dans l’utilisation du territoire afin de servir la collectivité et le territoire le plus efficacement possible au fil des générations.

Changements climatiques et aménagement du territoire

La Colombie-Britannique fait déjà brutalement les frais des changements climatiques : inondations majeures, éprouvants feux incontrôlés et changements météorologiques radicaux qui entraînent chaque année des températures et des précipitations record. Les risques sont particulièrement élevés pour les communautés rurales et autochtones; dans la province côtière, nombre d’entre elles ont subi de terribles ravages – destructions massives, déplacements forcés de population –, et la menace de dommages supplémentaires ne fait qu’augmenter. Ces communautés sont particulièrement vulnérables à cause de leur emplacement (sur la côte ou en milieu rural), de leurs réalités socioéconomiques et de du manque d’assistance technique. Beaucoup n’ont pas non plus la capacité de mettre au point et d’appliquer des stratégies robustes d’atténuation, d’adaptation et de croissance propre (Whitney et Ban, 2019). Comme les petites nations insulaires du monde entier qui sont aux premières lignes des urgences climatiques (Climate Refugees, 2022), de nombreuses communautés côtières de la Colombie-Britannique appellent haut et fort à une action mondiale concertée pour éviter de nouveaux désastres. Certains sont d’avis qu’à défaut de mesures immédiates et substantielles, on observera bientôt un afflux de personnes fuyant des terres rendues inhabitables par des changements ou des dangers climatiques (Donatuto et coll., 2014).

La hausse du niveau de la mer, le débordement des rivières et les autres changements à l’échelle topographique ne sont pas le seul problème : ils se combinent à l’insécurité alimentaire qui résulte de l’altération des systèmes alimentaires par les phénomènes météorologiques extrêmes et la hausse des températures atmosphériques et océaniques (Marushka et coll., 2019). Les océans se font moins productifs, les plantes et animaux servant aux activités culturelles et de subsistance se raréfient, et les réserves d’eau douce sont réduites ou contaminées. Les économies locales souffrent, et les recettes de la récolte commerciale et du tourisme s’amenuisent par manque d’infrastructures adéquates et à cause de la dégradation du milieu naturel. Bien que graduels, ces effets sont importants, répandus et cumulatifs, et doivent être contrés par une gestion des ressources naturelles et un aménagement du territoire envisagés dans une perspective autochtone, perspective qui s’est révélée durable pendant des milliers d’années.

Facing south down Matilda Inlet: Ahousaht Territories
Vue du sud depuis Matilda Inlet, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo

Vision de l’utilisation du territoire de la Première Nation Ahousaht

Cette étude de cas porte sur la vision de l’utilisation du territoire élaborée par la Première Nation Ahousaht, qui vit sur la côte ouest de l’île de Vancouver, à environ 40 minutes de bateau au nord de la populaire ville touristique de Tofino. Les territoires ahousahts couvrent plus de 170 000 hectares, de l’île Meares, près du port de Tofino, à Hisnit, près du havre Hesquiat, et englobent de grands pans de l’île de Vancouver, y compris une partie de ce qu’on appelle le parc provincial Strathcona. Ces territoires comprennent des forêts pluviales tempérées, d’innombrables îles, de nombreuses côtes, et des chaînes de montagnes riches en habitats et en biodiversité. On les connaît dans le monde entier pour leur beauté et leur abondance, et en tant que réserve de la biosphère de l’UNESCO (UNESCO, 2018).

La Première Nation Ahousaht, comme on l’appelle aujourd’hui, était d’abord composée de six nations distinctes qui se sont regroupées à la suite de guerres. Ce qui est aujourd’hui le principal village Ahousaht, Maaqtusiis (mâk-tou-sise) appartenait autrefois au peuple Uutsuutsaht(outs-outs-sât). La structure de gouvernance de la nation Ahousaht est composée de trois maisons; chacune est dirigée par un chef héréditaire, le hawił (hah-with), et a un rôle et des responsabilités distincts dans la communauté. Dans les années 1950, le gouvernement fédéral lui a imposé, en application de la Loi sur les Indiens, une structure de gouvernance avec chef et conseil. Il cherchait ainsi à remplacer la structure héréditaire par un système électoral, le premier chef et le premier conseil ahousahts ayant cependant été nommés par les chefs héréditaires plutôt qu’élus.

Aujourd’hui, les deux modes de gouvernance – héréditaire et électorale – persistent, bien que les chefs héréditaires ne nomment plus le chef et le conseil. Les élections sont maintenant tenues par la communauté, et le chef et le conseil élus dans le cadre de ce système de gouvernance colonial ont été habilités par l’État, en vertu de la Loi sur les Indiens, à agir au nom de la communauté. Cette approbation et cette influence extérieures sont un exemple de la façon dont les systèmes coloniaux minent la gouvernance culturelle depuis le premier contact, et empêchent souvent les communautés autochtones de conserver leurs pratiques de gérance des terres et des eaux.

Dans une tentative pour rétablir leur gérance environnementale et appliquer le droit et la gouvernance ahousahts à la gestion des ressources naturelles, les hawiiḥ (hah-way-ah)[1] ahousahts ont créé en 2012 la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society. Cette dernière s’occupe de toutes les questions de gestion des ressources et de développement économique pour l’ensemble des territoires ahousahts en vertu des quatre principes directeurs que sont iisʔaḱstaƛ (ii-sock-stockth) – le respect de l’autre, haaḥuupstaƛ (ha-hope-stockth) – l’enseignement réciproque, yaʔakstaƛ (ya-uck-stockth) – la bienveillance, et huupiił’aƛ (whou-pith-ahkth) –la coopération.

En 2016, sous la gouverne de la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, les hawiiḥ ont entrepris d’élaborer une vision de l’utilisation du territoire par des séances communautaires intensives invitant les Ahousahts de leurs territoires et des centres urbains où ils sont relativement nombreux. Les membres de la communauté ont été appelés à contribuer à des cartes pour illustrer leurs idées sur les mesures de conservation et les aménagements à prévoir sur les territoires et sur les secteurs à préserver à cause de leur importance culturelle. Ce processus a donné lieu à sept désignations distinctes définissant les activités permises et interdites dans différents secteurs. Les désignations les plus propices à un développement intensif sont les aires de gestion forestière et les aires de développement communautaire, qui totalisent pratiquement 18 % du territoire. Quant aux désignations plus alignées sur des mesures de conservation, elles couvrent le reste des territoires ahousahts (82 %); ce sont les aires de santé des bassins versants, les aires culturelles et naturelles, les aires de gestion des côtes et des îles, et les baies de récolte marine.

Le processus de planification et d’attribution de désignations pour l’utilisation du territoire a vu réitérer encore et encore l’importance d’inclure les toponymes ahousahts. Ceux-ci peuvent révéler et permettre d’appliquer une connaissance approfondie de l’évolution du paysage, d’où l’importance de veiller à ce que ces noms autochtones soient reconnus et intégrés dans les enjeux touchant les terres et les plans d’eau. 

Ahousaht Land Use Vision Map: January 17, 2017 Credit: Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society
Carte de la vision ahousahte de l’utilisation du territoire : 17 janvier 2017. Image : Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society

Par rapport aux noms coloniaux utilisés de nos jours, les toponymes ahousahts reflètent une relation différente avec la terre et l’eau. Plutôt que de s’appliquer à de vastes secteurs, ils désignent des endroits plus restreints. Ils sont parfois circonstanciels – renvoyant à une personne ou à une situation unique – et parfois relatifs à un service écosystémique, à la biodiversité ou à l’importance culturelle du site, comme le montre une analyse approfondie de leur origine.

La volonté d’intégrer les connaissances portées par les toponymes dans la vision ahousahte de l’utilisation du territoire, de même que les toponymes eux-mêmes, vient principalement des membres et des aînés de la communauté qui ont participé aux séances de planification. Dans ses travaux, la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society s’est également appuyée sur une ressource qui s’est avérée très utile, un projet de recherche publié dans les années 1990 par la forestière canadienne MacMillan Bloedel; il comprend des entrevues avec des aînés qui répertorient plus de 900 toponymes ahousahts et tlaoquiahts (Bouchard et Kennedy, 1990). En décrivant chaque endroit, les aînés ahousahts transmettent leurs connaissances sur son nom, de même que leur expérience des changements écologiques causés par la colonisation ou la perturbation du climat. On y fait par exemple référence à l’abandon d’aires de fraie où le poisson abondait autrefois, ou à la disparition de toute trace des habitations saisonnières qui se dressaient autrefois à un endroit. De tels indicateurs et savoirs historiques peuvent alimenter en renseignements vitaux le processus d’aménagement du territoire, par exemple en aidant à déterminer où concentrer les efforts de rétablissement du saumon, à établir les zones idéales de développement résidentiel ou de nouveaux lotissements, ou à définir les secteurs nécessitant des mesures de conservation accrues.

Connaissances autochtones pour l’action climatique en aménagement du territoire

Historiquement, les villages ahousahts étaient situés près des aires de cueillette de subsistance, et de nombreux toponymes désignés comme aires de développement communautaire traduisent ce fait. T̓iikwuwis (tiik-wou-wis) désigne une plage où récolter des racines, ʕisaqnit (aïs-âk-nit) un endroit où l’on trouve des oignons sauvages, et mukʷnit (mou-kwin-it) un endroit où les chevreuils se nourrissent de fougères. Les noms révèlent les caractéristiques uniques qui rendaient chacun de ces sites accueillants pour les Ahousahts avant l’arrivée des colons – des connaissances essentielles au bien-être d’une communauté qui dépend lourdement d’une récolte écologiquement durable.

La vision de l’utilisation du territoire définie par les Ahousahts à l’issue de leur démarche désigne des aires de développement communautaire constituant de potentielles zones résidentielles en dehors de Maaqtusiis. La population ahousahte, déjà importante, continue de s’accroître; il faudra donc ajouter des infrastructures à Maaqtusiis et dans d’autres secteurs du territoire. Les hawiiḥ ahousahts souhaitent que tous ceux et celles de leur peuple qui veulent vivre et travailler dans les territoires puissent le faire. Ils espèrent créer de l’espace à cette fin par la gérance environnementale, le développement durable, la diversification de l’économie et des emplois.

Les toponymes peuvent également orienter la planification en révélant les caractéristiques du paysage pouvant avoir des répercussions sur les infrastructures. Pensons à ʕaʔukʷnak(aï-ah-ou-kwin-âk), par exemple, une communauté adjacente à Maaqtusiis,où l’on a fait des aménagementspour accueillir de nouvelles résidences. ʕaʔukʷnak signifie « possède un lac »; on dit que ce lac abritait autrefois une variété particulière de saumon rouge, lorsque les Uutsuutsahts habitaient la région. Le lac s’écoulait dans la baie, sur la côte; mais au début des années 1900, lorsque les missionnaires sont arrivés à Maaqtusiis pour construire un pensionnat, ils ont rempli le lac pour en faire un champ. Lorsque la nature a repris ses droits, l’eau est revenue en partie, créant une tourbière haute où poussent maintenant des canneberges que récolte la communauté.

Le territoire ahousaht est particulièrement vulnérable à la montée des eaux et au réchauffement de l’air et de l’océan. Dans leur vision de l’utilisation du territoire, les Ahousahts ont désigné des aires de gestion des côtes, qui comprennent de larges portions de la côte sur tout le territoire. Cette désignation permet le maintien de zones de conservation pour la récolte d’aliments, les activités culturelles et le transport, même lorsque ces secteurs sont voisins d’autres désignations où la vision permet des activités de développement plus intensives.

Traveling down Matilda Inlet looking northeast, sunset in Ahousaht territories. Photo: Tara Atleo
Coucher de soleil vu en longeant Matilda Inlet vers le nord-est, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo

Ces zones côtières comprennent des secteurs d’importance culturelle, historique, économique et sociale considérable pour la communauté ahousahte. Par exemple, Numaḥt̓aʔa (nou-mah-ta-ah), la « crique interdite », est un endroit où des événements historiques se sont produits, comme le rapporte l’histoire orale. L’importance du lieu pour la communauté ahousahte a mené à sa désignation comme aire de gestion des côtes, pour garantir le respect et la protection de son histoire et de ses enseignements.

De nombreux toponymes font également référence aux aliments que les Ahousahts peuvent ou pouvaient y récolter. On peut penser à Huʔuł (hou-oulth), par exemple, qui signifie « là où dormaient les cormorans » et désigne une île où l’on chassait cet oiseau. Tout près se trouve Qʷinqiit (kwin-kiit), un endroit où se reposaient les goélands et où l’on ramassait leurs œufs. Ces précieux secteurs côtiers pourraient être les premiers à souffrir de la montée des eaux et du réchauffement des océans, ce qui nuira aux sites de nidification et à l’alimentation de chaînons essentiels à l’écosystème holistique de la communauté. La riche biodiversité de la région n’est pas seulement source de vivres pour le peuple ahousaht; elle fait également partie intégrante des enseignements culturels hišuukiš cawak, mettant en lumière la responsabilité qu’ont ceux qui vivent en relation avec ce territoire de le protéger.

Cruising jellyfish, Ahousaht Territories. Photo: Tara Atleo
Méduse en mouvement, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo.

Non seulement l’intégration des toponymes dans sa vision de l’utilisation du territoire a-t-elle aidé le peuple ahousaht à reconnaître les mesures à prendre pour se préparer et s’adapter aux changements climatiques, mais elle a aussi été révélatrice pour les partenaires non gouvernementaux, les gouvernements de la Couronne et les parties prenantes. Dans les territoires ahousahts, les toponymes rappellent l’abondance des ressources qu’offrent au peuple ahousaht leurs côtes délicatement découpées, leurs riches forêts et leurs vastes aires marines pour la subsistance, la culture, les déplacements, la biodiversité et les services écosystémiques.

La baie de ƛakišus (clock-ish-os), protégée par une désignation d’aire culturelle et naturelle, est un exemple de cette abondance. Son nom évoque la présence de baleines grises migratrices qui se frottaient sur la plage pour se débarrasser des anatifes et des parasites. Cette exfoliation est un service écosystémique essentiel aux baleines, iiḥtuup (ii-hah-toup), ce qui met en lumière l’intention de protection et de préservation qui sous-tend une désignation visant la conservation du territoire à cet endroit. Maqy̓aaqw̓aqƛił (mâk-yâk-walk-klith), une caverne sur le chenal Millar du côté est de l’île Flores, a également reçu la désignation d’aire culturelle et naturelle; elle représente un site culturel important pour les Ahousahts. Son nom, qui signifie « corps dans une caverne » désigne en effet un ancien lieu de sépulture, accessible uniquement lorsque la marée atteint certains niveaux.

Les toponymes communiquent également des faits historiques et des enseignements, comme sur les plages de Katkuwiis (kut-kou-is), situées dans le célèbre corridor écotouristique du sentier Wild Side. Chaque année, des centaines de visiteurs traversent le village et arpentent les plages, contribuant à l’économie de la collectivité. Cette section du sentier, aujourd’hui appelé White Sands Beach, est populaire auprès des campeurs; c’est cependant aussi le lieu d’une terrible bataille qui a opposé pendant 14 ans, au début des années 1800, les Ahousahts et les Uutsuutsahts(Sam, 1997). À l’issue de cette bataille, les Ahousahts ont pris le contrôle du territoire uutsuutsahtet fusionné les deux nations. Avec le risque de hausse du niveau de la mer, ce secteur – repère historique de la fusion dont découle la gouvernance actuelle des territoires, destination touristique importante et catalyseur d’une économie durable – pourrait disparaître sous l’eau.

Wildside Trail Sign, Katkuwiis, Ahousaht Territories. Photo: Tara Atleo.
Panneau « katkuwiis » sur le sentier Wild Side, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo.

En plus de rappeler ce qui a été perdu, les toponymes peuvent pointer vers de nouvelles possibilités. Le toponymeCuuxʷnitapi (tsou-kwin-it-app-eh), qui signifie « saut du saumon coho », désigne un secteur de la côte de la baie Bedwell, à l’embouchure de la rivière Bedwell. Un aîné interviewé par Bouchard et Kennedy (1990) a expliqué qu’il n’avait jamais vu de saumon coho à cet endroit, mais qu’on savait qu’il y en avait déjà eu. Les connaissances historiques sur l’endroit ont aidé à mettre au point des projets de rétablissement du saumon au cours des dernières décennies, et permis de lancer d’autres initiatives de protection du saumon.

Le programme Ahousaht Stewardship Guardian, qui relève de la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, est chargé de gérer les territoires sous la direction des hawiiḥ; pendant la vague de chaleur de 2021, ses membres ont même pris des mesures exceptionnelles pour déplacer de jeunes saumons coho de bassins peu profonds où la température montait dangereusement vers des zones plus profondes de la rivière Bedwell (Wood, 2021). Le programme applique le savoir transmis par les toponymes aux mesures de gérance culturelle sur le terrain, de même qu’à l’observation des effets des changements climatiques sur les terres et les plans d’eau

De nombreuses communautés autochtones de l’ensemble de la Colombie-Britannique ont des programmes de gérance semblables, et assurent une présence continue sur leurs territoires respectifs. Ces programmes sont essentiels à l’aménagement des territoires autochtones; ils sont également à l’avant-scène de la collecte de données et d’observations sur les répercussions des changements climatiques sur le paysage.

Facing into Ahousaht harbour.  Photographer: Tara Atleo
Port ahousaht et mont Catface, territoires ahousahts. Photo : Tara Atleo.

Conclusion

Au Canada comme dans le reste du monde, la protection et la revitalisation des langues et des connaissances basées sur le territoire sont nécessaires à l’aménagement de celui-ci et à la gestion des ressources naturelles. La vision qu’ont les Ahousahts de l’utilisation du territoire souligne l’importance de reconnaître les connaissances culturelles et territoriales que communiquent les toponymes autochtones pour orienter la gestion des ressources naturelles et l’action climatique dans une perspective autochtone. Investir dans la capacité et les programmes de gérance permet de créer, au sein des communautés autochtones, des carrefours de données où faire le recoupement entre les connaissances culturelles (toponymes et autres) et les caractéristiques et changements écologiques et écosystémiques.

De nombreuses communautés autochtones de tout le pays ont déjà lancé de telles initiatives, en dépit du manque de soutien des gouvernements de la Couronne à ces programmes. Malheureusement, étant donné l’immensité du pays et la complexité du travail de collecte et de stockage des données, les programmes de gérance ne reçoivent pas encore la même attention que ceux des établissements universitaires ou de recherche. La collecte et l’analyse des données culturelles et environnementales sont pourtant essentielles au rétablissement des écosystèmes et à la bonne gouvernance des communautés – autochtones et allochtones – dans l’ensemble du Canada, et chaque collectivité devrait être encouragée et soutenue dans la conduite de ce travail vital pour la santé et le bien-être à long terme.

Les gouvernements provinciaux et fédéral devraient également soutenir davantage – notamment financièrement – les communautés autochtones dans les activités de recherche et de consignation nécessaires pour documenter les toponymes et mettre en œuvre les changements, officiels ou non, sur leur territoire. L’officialisation des changements et l’adoption des noms ainsi que leur inscription dans la loi favoriseraient l’éducation et la résilience culturelle. Les efforts d’intégration des toponymes autochtones peuvent être appuyés par les ministères provinciaux ou fédéraux actuellement responsables des changements aux toponymes, officiels ou non : Ressources naturelles Canada (RNCan, 2022) et le ministère des Forêts, des Terres, de l’Exploitation des ressources naturelles et du Développement rural de la Colombie-Britannique (gouvernement de la Colombie-Britannique, 2022a). En simplifiant et en harmonisant le processus permettant aux collectivités autochtones de rétablir leurs toponymes, officiellement ou non, on favoriserait la sensibilisation aux risques climatiques et aux solutions d’adaptation, tout en soutenant la revitalisation de la langue, la réconciliation et la collecte de connaissances autochtones.

L’actualisation des politiques sur les répercussions environnementales, sociales, économiques et culturelles des décisions sur les terres prises à l’échelle provinciale et nationale donnerait aux communautés autochtones l’occasion de mettre en application les renseignements écologiques et culturels critiques que renferment les toponymes et les connaissances autochtones. La prise en compte des connaissances et des perspectives autochtones dès le début des processus d’aménagement du territoire est essentielle; elle peut favoriser l’établissement des connaissances culturelles et écologiques autochtones comme points de référence et orienter les décisions vers les pratiques de gérance des terres et des eaux qu’appliquent avec soin par les communautés autochtones depuis de nombreuses générations.

Même si la renaissance et l’officialisation des toponymes autochtones ne peuvent à elles seules résoudre les problèmes causés par les changements climatiques, ces toponymes peuvent servir d’outils aux populations locales et aux visiteurs pour observer et comprendre les répercussions des changements climatiques dans un endroit donné, en tirant parti de l’expérience des générations qui ont appliqué les principes de hišuukiš cawak et vécu en communion avec leur environnement.


[1]Hawiiḥ est le pluriel de hawił, chef héréditaire.


La rés-ilience des Gitxsans

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones, une série de rapports de recherche sur le climat menée par des Autochtones produite en coopération avec le Centre for Indigenous Environmental Resources.

Cette étude de cas pose les bases d’une interprétation élargie et plus inclusive de la résilience en contexte autochtone.

Malgré les récents bouleversements occasionnés par les changements climatiques que nous subissons tous, nombreuses sont les Nations autochtones de Colombie-Britannique qui maintiennent un lien avec leur circuit d’activités saisonnières, ce cycle annuel d’activités de subsistance fondées sur le territoire qui a cours depuis des temps immémoriaux. En prenant ce cycle naturel comme pierre de touche pour l’adaptation et la poursuite d’activités fondées sur le territoire, l’application des valeurs et protocoles de chaque communauté à l’interprétation de la résilience en contexte peut mener à une démonstration holistique et ancrée de la rés-ilience (graphie soulignant la similitude entre les mots « réserve » et « résilience ») : la résilience comme nous l’entendons.

L’intégration des aspects sociaux et écologiques de la résilience enrichira le savoir approfondi sur le mode de vie durable et les stratégies d’adaptation réussies que détiennent les peuples autochtones. Inclusives et ancrées, ces interprétations de la rés-ilience peuvent mener à des politiques plus progressives, plus pertinentes et plus efficaces en environnement. Forts d’une longue histoire d’équilibre, de connexion et d’harmonie avec la nature, les peuples autochtones ont prouvé l’efficacité d’une résilience ancrée dans l’écologie. Cette étude de cas est une suite du travail entrepris dans mon mémoire de maîtrise, qui porte sur la résilience climatique dans les communautés autochtones. Elle est éclairée par ma connaissance de la résilience climatique autochtone en tant que femme gitxsane ainsi que des entrevues et sondages auprès des membres de la communauté. Cette étude s’appuie sur le travail mené par d’autres spécialistes gitxsans.

Lip Seksinhl Jebin (ramassez vos dégâts)

Les changements climatiques – le réchauffement de l’atmosphère causé par l’utilisation de combustibles fossiles – sont responsables de la multiplication généralisée des phénomènes météorologiques extrêmes, des feux de forêt, des maladies transmises, des organismes nuisibles et des espèces disparues. Même si la majorité des émissions à l’origine des changements climatiques sont le fait des puissances colonisatrices, leurs conséquences négatives touchent de manière disproportionnée les peuples autochtones (Abate et Kronk, 2013; Donatuto et coll., 2014; Green et Minchin, 2014; Vinyeta et coll., 2015; Chisholm Hatfield et coll., 2018). On peut tracer un lien entre le réchauffement intense des cinquante dernières années et les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’origine anthropique, causées par l’extraction et l’utilisation des combustibles fossiles (Organisation des Nations Unies, 2020; GIEC, 2020). Ce phénomène, qui a profondément redessiné le territoire gitxsan, a commencé à transformer le circuit d’utilisation saisonnier de la Nation gitxsane. Ces changements aux cycles et aux variations annuelles, le circuit saisonnier, sont un exemple qui s’ajoute aux nombreuses conséquences du manque d’équilibre et d’harmonie dans nos relations avec la Terre.

En raison de cette absence de connexion entre la société et l’écologie, la compréhension eurocentrique de la résilience qui domine aujourd’hui est aux antipodes des visions du monde centrées sur la parenté et les relations des Autochtones. Autrement dit, selon ces visions du monde, les humains et la nature ont le même héritage et les mêmes ancêtres. Ainsi, les parents ou la famille sont compris comme l’ensemble des éléments naturels de la vie (Salmon, 2000). D’un point de vue eurocentrique, la résilience est plutôt abordée sous l’angle de l’adaptation et des changements par rapport à un seuil critique (Berkes et Ross, 2012). Ici, peu de place pour les relations profondes entretenues par les peuples autochtones et leurs territoires ni pour la vocation de protection et le sens des responsabilités qui les accompagnent. Enfin, ce point de vue ne tient pas compte de la force et de la résilience dont font déjà preuve les peuples autochtones, ces survivants qui ont continué de se développer malgré la colonisation et les changements climatiques passés.

Rétablir l’équilibre, ce n’est pas facile. Cela implique notamment d’envisager le territoire comme une relation et une responsabilité sacrée entre les ancêtres et la parenté (Turner et Clifton, 2009; Whyte, 2013; Whyte, 2014; Snively et Williams, 2016; Wilson et coll., 2019). L’élaboration de pratiques holistiques et efficaces qui reflètent la relation, la responsabilité et l’appartenance passe par une étape fondamentale : une définition et une interprétation de la rés-ilience reflétant la force, la responsabilité et les relations avec le territoire.

En première ligne de cette crise environnementale, les communautés autochtones s’adaptent aux changements climatiques avec l’esprit de résilience dont ils ont fait montre de manière répétée tout au long de l’histoire.

Daxgigethhl get elhl la’oo’m (la population était en santé il y a longtemps)

Le peuple Gitxsan (ou Gitksan) provient de la région côtière du nord-ouest, et vit au confluent non cédé des rivières Skeena, Nass et Bulkley en Colombie-Britannique. Son territoire montagneux et très boisé est enclavé dans la zone biogéoclimatique continentale à cèdre et à pruche (figure 1). Il occupe 33 000 km2 au nord-ouest de la province, une superficie légèrement supérieure à celle de la Belgique (Main-Johnson, 1997). Peuplant cette zone pratiquement depuis le retrait des glaciers il y a environ 15 000 années, les Gitxsans font preuve de résilience depuis des temps immémoriaux. Aujourd’hui, ce peuple compte six communautés : Gitanmaax, Gitwangak, Gitsegukla, Gitanyow, Anspay’axw et Sik-e-dahk.

Figure 1 : Carte illustrée du territoire. Comportant plusieurs points d’intérêt, elle présente les quatre clans gitxsans. Carte de Brett Huson, illustrée par Natasha Donovan (https://www.bretthuson.ca/gitxsan).
Figure 1 : Carte illustrée du territoire. Comportant plusieurs points d’intérêt, elle présente les quatre clans gitxsans. Carte de Brett Huson, illustrée par Natasha Donovan (https://www.bretthuson.ca/gitxsan).

Culturellement, les Gitxsans ont des points communs avec les Nations du Nord-Ouest Pacifique. Le gitxsan est une langue tsimshianique, famille de langues parlées sur les territoires non-cédés du nord-ouest de la Colombie-Britannique et du sud-est de l’Alaska. Comme les autres peuples côtiers, les Gitxsans maintiennent un système de célébrations, autour de quatre pdeeks (clans) matrilinéaires : Giskgaast (épilobe), Lax Gibuu (loup), Lax Skiik (aigle) et Lax Seel (grenouille). Articulé autour des huwilp (maisons), ce système régit de nombreux aspects du quotidien, dont l’accès aux ressources et au territoire et la responsabilité. Le calendrier gitxsan comporte 13 lunes (mois). Les noms évocateurs de ces lunes font allusion aux phénomènes naturels qui se produisent durant ce mois et aux réponses des Gitxsans à ces changements et événements sur le territoire (tableau 1). Les 13 lunes du cycle saisonnier se divisent en quatre saisons : Gwooyim (le printemps – mars, avril, mai); Sint (l’été – juin, juillet, août); Xwsit (l’automne – septembre, octobre); et Maadim (l’hiver – novembre, décembre, janvier et février).

Lune gitxsane (mois approximatif)Traduction française
K’uholxs (janvier)Lune des histoires et des célébrations
Lasa Hu’mal (février)Lune du peuplier qui craque et de l’ouverture des sentiers
Wihlaxs (mars)Lune de l’ours noir qui marche
Lasa Ya’a (avril)Lune du saumon chinook qui retourne chez lui
Lasa ‘Yanja (mai)Lune des arbres en bourgeons et des fleurs en éclosion
Lasa Maa’y (juin)Lune de la récolte et de la préparation des baies
Lasa Wiihun (juillet)Lune du pêcheur
Lasa Lik’i’nxsw (août)Lune du grizzli
Lasa Gangwiikw (septembre)Lune de la chasse à la marmotte
Lasa Xsin Laaxw (octobre)Lune de la pêche à la truite fructueuse
Lasa Gwineekxw (novembre)Lune de l’acclimatation au froid
Lasa ‘Wiigwineekxw (décembre)Lune des grosses tempêtes et du froid mordant
Tableau 1 : Les lunes des Gixtans et leurs traductions approximatives. Soulignons que la treizième lune, Ax Wa, est la lune du chaman. C’est la deuxième pleine lune du mois et elle varie d’année en année.

Chez les Gitxsans, l’interprétation de la résilience est empreinte d’une compréhension holistique de la gestion de l’écosystème. Le peuple connaît sa place au sein du territoire et a un sens des responsabilités envers ce dernier. Les membres de la communauté avec lesquels je me suis entretenue ont souligné les concepts de connexion, de respect, d’holisme, d’équilibre et de cérémonie, qui contribuent à la bonne gestion des territoires. Lorsqu’on les questionne sur leur interprétation de la résilience, les Gitxsans emploient beaucoup de mots se retrouvant dans la roue de la philosophie gitxsane (figure 2), qui guide leurs valeurs et par le fait même leurs interactions avec le circuit saisonnier sur le territoire. Ces valeurs respectées dans le cycle saisonnier sont fidèles au respect du territoire et de la communauté. C’est d’ailleurs ce qui sous-tend le rôle de gardien et le sens des responsabilités qui leur ont permis de vivre écologiquement depuis des millénaires.

Figure 2 : La roue de la philosophie des Gitxsans, représentative des valeurs de ce peuple (Smith, 2004)
Figure 2 : La roue de la philosophie des Gitxsans, représentative des valeurs de ce peuple (Smith, 2004). Cliquez pour agrandir.

Comme l’explique M. J. Smith, universitaire gitxsan, « La spiritualité de notre peuple est [holistique] : elle est intimement connectée à tout ce qui se trouve dans la nature. Les animaux, l’eau, les roches, les arbres et la terre : tous ont un esprit et sont des cadeaux du créateur… Comme notre peuple englobait tout ce qui pousse sur le territoire, il respectait le territoire et le considérait comme sacré (2004) ». Non seulement les enseignements, protocoles et cérémonies s’articulant autour de la roue de la cérémonie renforcent l’identité gitxsane, mais ils servent également de guide aux bonnes relations avec le territoire. Autrement dit, la roue résume le mode de vie durable adopté par les Gitxsans depuis des millénaires, honorant l’harmonie, l’équilibre et l’interconnexion dans la relation avec le territoire. Ces enseignements nourrissent la rés-ilience de la Nation, que je comprends aujourd’hui comme l’observation des changements qui se produisent sur le territoire et le travail de défense des enseignements transmis depuis des temps immémoriaux.

Aa’t’ikshl ‘wii t’ism wis (une tempête s’en vient)

Comme pour beaucoup d’autres Nations, la Loi sur les Indiens et les pensionnats ont limité l’autorité du peuple gitxsan sur sa communauté, sa gouvernance et sa gestion du territoire et des ressources. Malgré cela, les systèmes de célébrations ont perduré, et la gouvernance héréditaire demeure largement intouchée. Au sein du territoire, on retrouve à la fois des formes coloniales et traditionnelles de gouvernance. Comme bien d’autres Nations autochtones de la Colombie-Britannique, les Gitxsans sont au diapason des cycles annuels de variations saisonnières. Leur vie et leur culture suivent le rythme des cycles saisonniers (figure 3), qui influencent les zones où nous, le peuple gitxsan, vivons, chassons, cultivons et mettons en pratique tous les aspects de notre culture.

Figure 3 : Le cycle saisonnier des Gitxsans, et les activités par saison (Main-Johnson, 1997). Lune des Gitxsans par Brett Huson (https://www.bretthuson.ca/gitxsan).
Figure 3 : Le cycle saisonnier des Gitxsans, et les activités par saison (Main-Johnson, 1997). Lune des Gitxsans par Brett Huson (https://www.bretthuson.ca/gitxsan). Cliquez pour agrandir.

Avant, le rythme et les activités des saisons étaient prévisibles. Toutefois, comme c’est le cas un peu partout en Colombie-Britannique et dans le monde, le territoire gitxsan connaît des variations de température non sans effet sur les plantes et les animaux. Avec les changements climatiques, les saisons sont de moins en moins prévisibles, ce qui modifie le circuit saisonnier. La description des activités associées à chaque mois du cycle lunaire gitxsan ne correspond plus aux événements observés sur le terrain et ne reflète plus le mode de vie des ancêtres sur le territoire. Pour mieux comprendre ces changements de saisonnalité, j’ai interrogé quatre membres de la communauté gitxsane, et compilé 17 sondages écrits.

L’ensemble des participants ont évoqué les changements constatés sur le territoire des Gitxsans, qui se répercutent sur notre pratique des activités saisonnières.

On constate des changements dans les périodes de récolte et l’abondance des baies et des plantes médicinales, par exemple. La période d’éclosion a changé, obligeant les cueilleurs à choisir les variétés à récolter. Pendant la vague de chaleur de 2021, beaucoup de plantes ont montré des signes visibles de stress thermique. Résultat : une récolte de baies moins abondante. De plus en plus fréquents, ces événements destructeurs commencent à avoir des effets sur d’autres espèces qui dépendent de ces ressources. L’imprévisibilité dans la disponibilité des plantes exploitables et du fourrage a des répercussions sur l’orignal, dont la présence sur le territoire ne se fait pas aussi constante.

La récolte des myrtilles a lieu généralement à l’automne sur le territoire Gitxsan. Photo: Janna Wale.

C’est ce qu’on appelle un effet domino : un changement provoquant une série d’autres changements. Xadaa (l’orignal) est une espèce importante du territoire gitxsan; son cycle de recherche de nourriture dans la végétation chevauche souvent celui des Gitxsans. Aujourd’hui, on le voit moins souvent, et il n’occupe plus ses secteurs habituels. Cette accessibilité réduite à l’orignal ne fait pas que déstabiliser l’écosystème; elle commence également à nuire à la sécurité alimentaire des Gitxsans. Chaque année, la population de saumon décroît et son état de santé suit la même tendance. Pour les Gitxsans, le saumon revêt une importance culturelle. Riche en protéines, cette espèce peuple beaucoup d’histoires traditionnelles; on lui réserve d’ailleurs une place spéciale dans la salle des fêtes. Le petit nombre de saumons est une menace pour la sécurité alimentaire et l’important tissu culturel et identitaire.

Jarred sockeye salmon. Jarring is an important food preservation method that which helps the fish last for months to years. Photo: Gabriel Hernandez
Saumon sockeye en bocal. La mise en bocal est une importante méthode de préservation qui permet au poisson de durer des mois, voire des années. Photo: Gabriel Hernandez.
The inside of a smokehouse in Gitsegukla First Nation. Salmon strips are hung on trays and over beams, where they are slowly rotated over a slow smoking fire. Photo: Janna Wale.
L’intérieur d’un fumoir de la Première nation Gitsegukla. Les lanières de saumon sont suspendues sur des plateaux et au-dessus de poutres, où elles sont lentement tournées au-dessus d’un feu fumant lent. Photo: Janna Wale.

Ces changements modifient notre circuit saisonnier des activités, le mode même d’existence du peuple gitxsan sur le territoire (figure 4). De notre point de vue, les ressources ont une valeur intrinsèque – comme source de nourriture, d’économie et d’échanges, et comme lien culturel et identitaire. Un climat changeant « remet en question la croyance fondamentale sur la connexion entre les éléments du monde naturel ainsi que le moment où des modèles traditionnels se manifestent et des comportements se créent » (Chisholm Hatfield et coll., 2018). La vision gitxsane des saisons englobe la temporalité et la connexion : elle désigne un changement pansystémique, et la façon dont les interactions évoluent en relation les unes avec les autres.

Figure 4 : Perturbations du cycle saisonnier des Gitxsans selon des données empiriques (Wale, 2022). Lune des Gitxsans par Brett Huson
Figure 4 : Perturbations du cycle saisonnier des Gitxsans selon des données empiriques (Wale, 2022). Lune des Gitxsans par Brett Huson. Cliquez pour agrandir.

Ces changements dans le circuit saisonnier, la culture et la langue s’accompagnent d’un changement identitaire. La culture et l’identité sont enracinées dans le territoire et ces cycles. À l’heure où nous sommes confrontés à des changements sur le territoire, nous n’aurons d’autre choix que d’essayer d’adapter des pans de notre langue et de notre culture, et de notre savoir-faire et savoir-être sur le territoire. Il importe toutefois de comprendre que changement de relation ne rime pas forcément avec perte. La redéfinition de nos relations avec le territoire pour y inclure des pratiques contemporaines et l’adaptation aux changements climatiques en cours est au cœur même de la rés-ilience.

Les valeurs, concepts et modes d’existence autochtones ne se reflètent pas dans la manière dont les gouvernements envisagent la résilience. L’absence d’une définition inclusive des relations communauté-territoire, de l’appartenance, de la responsabilité et des liens centrés sur la parenté a contribué à l’iniquité des politiques climatiques et des stratégies, qui laissent beaucoup trop de pouvoir entre les mains du colonisateur. Les politiques dépourvues des notions de relations, de responsabilité et de responsabilisation envers le territoire ne font que servir le capitalisme, l’économie et l’extraction aux dépens de la communauté, de l’écologie, des relations et de la réciprocité.

Yukw na Hagwil yin (apprendre à marcher doucement)

La résilience est généralement comprise comme la capacité de se remettre de chocs et de stress (Summers et coll., 2016). En l’absence d’interprétations compatibles de cette valeur, ancrées dans les relations, Autochtones comme non-Autochtones sont moins à même de la pratiquer. Trop souvent, les définitions imposées de la résilience excluent les pratiques, les valeurs et les philosophies gitxsanes qui perdurent dans les salles de fêtes, les cérémonies, le savoir-faire et le savoir-être. Ces approches imposées de la résilience freinent également notre capacité à mettre en œuvre des solutions et stratégies d’adaptation créatives, applicables et universelles qui intègrent les expressions et visions du monde des Gitxsans. En gros, elles ne laissent pas la place à des relations et responsabilités centrées sur la parenté qui nourrissent la culture et la perspective de notre peuple.

Pour bien comprendre la rés-ilience des Gitxsans, il faut reconnaître la résilience dont ils ont toujours fait preuve, puis appliquer cette force à la lutte contre les changements climatiques. Selon ce que j’ai appris et ce qui m’a été enseigné, cette rés-ilience serait la capacité de tisser l’ensemble de nos acquis pour relever les défis actuels et à venir. Autrement dit, une résilience holistique qui mise sur la force. Tirant son origine du sentiment de responsabilité envers la préservation du territoire, elle existe en relation avec celui-ci, tout comme le peuple gitxsan. De plus, la rés-ilience des Gitxsans réside dans sa persévérance et sa capacité de survie. C’est sa capacité de maintenir des lois, cérémonies et protocoles de gestion traditionnels qui ont eu beaucoup de succès et à les adapter aux besoins, aux objectifs et aux aspirations d’aujourd’hui. Équilibrée, interconnectée et harmonieuse, elle s’ancre dans les relations et se base sur la vocation de gardien et de protecteur du territoire pour les générations futures. Il faut comprendre que comme pour les Gitxsans eux-mêmes, cette définition et interprétation de la rés-ilience est appelée à s’adapter, à s’étoffer et à évoluer[1].

En combinant les enseignements de la roue de la philosophie des Gitxsans et l’évolution temporelle du circuit saisonnier, nous parvenons à une signification de la résilience en contexte gitxsan. Le circuit saisonnier nous montre comment et quand exister sur le territoire, et la roue de la philosophie nous enseigne à nous comporter dans le respect de nos relations et responsabilités en tant que peuple centré sur la parenté. Ceci dit, l’élaboration de politiques climatiques efficaces doit être approchée de manière holistique : ces politiques doivent accorder une place aux responsabilités, à la responsabilisation et aux relations. Elles doivent intégrer des valeurs situées dans l’espace qui tiennent compte de l’intensité des changements constatés au sein du cycle saisonnier d’un bout à l’autre du « Canada ». Ce n’est qu’ainsi que la résilience deviendra source d’harmonie, d’équilibre et d’interconnexion, et seulement ainsi qu’elle reflétera la perspective des Gitxsans sur leur place au sein de la relation humain-écosystème.

En me basant sur cette recherche et cette interprétation de la résilience, je ferais donc les recommandations suivantes aux décideurs, tous ordres de gouvernement confondus :

  1. Intégrer une vision située dans l’espace aux politiques d’adaptation, de gestion de crise et de résilience climatiques. Une politique qui cadre avec les valeurs, les compréhensions et les philosophies de chacune des Nations se traduirait par une plus grande efficacité et de meilleurs résultats. De plus, elle permettrait de commencer à démonter certaines des hypothèses coloniales sur les relations humain-territoire ancrées dans les politiques fédérales, provinciales et territoriales.
  2. Inclure des considérations saisonnières dans la prise de décision. Tenir compte de la saisonnalité lorsque l’on cherche à augmenter la résilience serait bénéfique pour la résilience écologique comme la résilience sociale (dans le respect des ayookxw des Gitxsans et d’autres nations, qui suivent les variations saisonnières). Les politiques climatiques doivent être conçues pour tenir compte des changements et besoins de chaque Nation par saison, plutôt que de contenir des généralisations sur les circuits annuels.
  3. Axer la gestion sur les Naadahahlhakwhlinhl (interconnexions avec toutes les choses vivantes). La mauvaise gestion de nos ressources s’explique largement par la fracturation du territoire et de notre relation avec lui. Ces fractures se reflètent dans les structures gouvernementales coloniales et sont donc imprégnées dans les politiques. Les politiques climatiques efficaces sont intrinsèquement holistiques : elles reconnaissent notre responsabilité de garder le cap sur la vue d’ensemble sans toutefois négliger les petits objectifs intermédiaires.

De ce que j’en comprends, Yukw na Hagwil yin se traduit grosso modo par « apprendre à marcher doucement ». Dans la culture gitxsane, marcher doucement est un appel à faire attention à la façon dont on se comporte et dont on agit. Cette maxime nous apprend à penser à ce qui nous entoure, y compris les non-humains avec qui nous sommes en relation, et à la façon dont nos actions et nos paroles les affectent. Lorsqu’il est question de résilience aux changements climatiques, ce précepte est important. Apprendre à marcher doucement est un rappel de nos responsabilités envers nos enfants et nos petits-enfants, qui devront composer avec nos décisions et le monde que nous créons. C’est comprendre que nos actions en tant qu’humain, en tant que Gitxsans, ont un effet sur notre environnement, et que les décisions prises aujourd’hui se répercuteront sur les sept prochaines générations.

La clé, pour la suite des choses, est d’approcher la résilience aux changements climatiques avec la même force de caractère que celle de nos ancêtres. Appliquer les leçons du circuit saisonnier et savoir qu’il y a un temps pour chaque chose. Appliquer les leçons des valeurs et de la culture et savoir que la résilience est indissociable des identités autochtones. Regarder ce que nous, les Autochtones, avons traversé, et qui ne nous empêche pas d’être encore là.

Chaque Nation devra déterminer les valeurs, les forces et les protocoles balisant sa version de la rés‑ilience. Le colonialisme ayant touché chaque Nation du « Canada » de manière différente, les versions de la rés-ilience autochtone desquelles s’inspirer abondent. Nous revitalisons nos pratiques, nos langues et nos modes d’existence sur le territoire.

Renforcer sa résilience ne se fait pas en un jour. Je crois fondamentalement qu’en tant que peuples autochtones, nous sommes les mieux placés pour mener ce travail. Notre responsabilité : l’amener aussi loin que nous le pouvons, afin que la prochaine génération puisse reprendre le flambeau. Cette étude de cas et l’interprétation de la résilience que je donne ici s’inscrivent dans ma contribution à la grande aventure dans laquelle nous sommes tous embarqués.


[1]Ce sont mes propres interprétations, basées sur mes recherches et ce qu’on m’a enseigné. Je ne peux pas parler pour ma communauté ou ma Nation.


Combler le retard du Canada en adaptation

Le gouvernement du Canada s’est engagé à mettre au point sa toute première Stratégie nationale d’adaptation (SNA). En cours d’élaboration, cette dernière devrait voir le jour à la fin de l’année. Le Canada accuse du retard sur le reste du monde dans l’élaboration d’une stratégie intégrée pour atténuer les répercussions des changements climatiques. Bon nombre de ses pairs en sont d’ailleurs à la deuxième ou troisième version de leur stratégie et des plans de mise en œuvre qui s’y rattachent.

Or l’élaboration de cette première SNA donne l’occasion au Canada de se rattraper. Fort de l’expérience d’autres pays, il peut définir une stratégie pour remédier au sous-investissement chronique en adaptation et mieux préparer le pays aux effets des changements climatiques.

Dans ce document de travail, l’Institut climatique du Canada, se basant sur les pratiques exemplaires internationales et son expertise en évaluation des politiques, présente les éléments essentiels d’une stratégie nationale d’adaptation réussie et efficace. Le document n’a pas pour visée de constituer une évaluation complète de chaque détail d’une SNA optimale; il pointe plutôt les principaux facteurs de réussite d’une stratégie – et des politiques qui en découleront – à court et à long terme.

Une stratégie nationale d’adaptation réussie se fonde sur des éléments critiques :

  1. Des priorités d’adaptation nationales fixées en fonction des risques. Cerner les principaux risques climatiques nationaux et établir des objectifs d’adaptation spécifiques et mesurables, rattachés à des résultats.
  2. Des priorités à court terme. Inclure des politiques et des mesures applicables sur-le-champ, de même qu’un échéancier pour la concrétisation d’un plan d’adaptation plus exhaustif tout de suite après le déploiement de la SNA.
  3. Des processus de gouvernance améliorés en adaptation. Formuler clairement les rôles et responsabilités de coordination au sein du gouvernement et entre les gouvernements. Créer des mécanismes internes de responsabilisation.
  4. Un cadre de suivi des progrès et d’amélioration de la responsabilisation. Mesurer les résultats des efforts stratégiques par rapport aux buts et aux objectifs fixés avec des cibles et indicateurs de réussite, et assurer la durabilité et la transparence du cadre.

Coopération nordique et provincialisme canadien

L’émergence du Danemark en tant que chef de file dans la production d’énergie renouvelable variable est riche en leçons pour les provinces canadiennes où la décarbonisation s’annonce parsemée d’embûches.

Cette étude de cas a été co-produite avec le Réseau Canada Grid, une initiative de L’Accélérateur de Transition.

Introduction

Dans une optique de carboneutralité d’ici 2050, le Danemark est devenu l’un des plus grands producteurs d’énergie renouvelable variable, l’énergie éolienne représentant à elle seule 47 % de la consommation d’électricité nationale en 2021. Cet exploit n’a toutefois été possible que grâce à ses liens solides avec d’autres pays nordiques capables de fournir de l’énergie lorsqu’il ne vente pas. Ces pays créent également un marché pour les surplus d’électricité danoise lorsque l’offre excède la demande.

Depuis plus de 25 ans, le Danemark collabore avec ses voisins (la Norvège, la Suède et la Finlande) pour établir un marché commercial bidirectionnel qui favorise la rentabilité, la flexibilité et la réduction des émissions de carbone. Cette coopération plurinationale s’est depuis étendue aux pays baltes (Lettonie, Estonie et Lituanie), et gagne en popularité chez ses voisins de l’Union européenne.

L’expérience des pays nordiques est riche en leçons pour les provinces canadiennes où la décarbonisation s’annonce parsemée d’embûches.

Comme en témoigne l’expérience nordique, le commerce de l’électricité est une affaire de réciprocité; à la fois pour exploiter au maximum les possibilités et pour fournir un soutien politique propice à une meilleure intégration. La collaboration doit aller au-delà de la construction d’infrastructures de transport pour comprendre des liens formels qui facilitent la planification et la coordination de la sécurité du réseau. L’arrimage des données et de la modélisation de l’offre et de la demande est nécessaire pour optimiser l’efficacité de ce dernier. Un autre aspect important de la réussite nordique est l’harmonisation des marchés; sans elle, la coopération entre les provinces est compromise.

Fondamentalement, les pays scandinaves ont bénéficié d’une culture de coopération rare dans les relations interprovinciales canadiennes. Même sans une telle coordination, le Canada peut apprendre de l’expérience nordique, mais l’application des principales leçons dégagées devrait toutefois se révéler difficile.

Pour des interconnexions canadiennes : surmonter la balkanisation

Le réseau électrique du Canada demeure hautement balkanisé; la plupart des provinces contrôlent l’accès aux marchés, maintiennent leur pouvoir décisionnel très concentré et privilégient les options d’approvisionnement à l’échelle de la province plutôt que les interconnexions régionales.

Depuis plusieurs années, les analystes les plus réputés du secteur arrivent à la conclusion que les consommateurs profiteraient d’une plus grande coopération interprovinciale sur les réseaux, surtout dans une perspective de décarbonisation. Les avantages les plus importants découleraient d’une augmentation des échanges entre les provinces riches en hydroélectricité comme le Québec, le Manitoba et la Colombie-Britannique, et leurs voisins dépendants des combustibles fossiles qui cherchent à se doter d’infrastructures d’énergie renouvelable dans le cadre de leur décarbonisation (Pineau, 2021; Shaffer, 2021; van de Biezenbos, 2021).

Voici certains de ces analystes :

  • Ressources naturelles Canada a produit des rapports d’accompagnement en 2018 sur la région atlantique et la région de l’Ouest du Canada, qui ont tous deux fait valoir l’intérêt d’accroître le transport interprovincial (CRIE, 2018; CRIE, 2019).
  • Dans un rapport de 2021 sur la décarbonisation de l’Institut climatique du Canada, Blake Shaffer pointe les avantages financiers d’accroître la capacité de transport interrégionale pour unir les systèmes riches en hydroélectricité à ceux qui produisent de l’énergie renouvelable variable (Shaffer, 2021).
  • Dans un examen paru récemment, l’Agence internationale de l’énergie presse les provinces et territoires à accroître leurs interconnexions pour « assurer une progression équilibrée vers l’atteinte des objectifs nationaux de décarbonisation du secteur de l’électricité » (AIE, 2022).
  • Kristen van de Biezenbos, professeure de droit à l’Université de Calgary, affirme dans un article de 2021 que le gouvernement fédéral a l’autorité constitutionnelle pour autoriser le transport interprovincial et doit le faire sans attendre, sans quoi « ce frein aux investissements privés dans les projets d’énergie renouvelable, empêchera le Canada de respecter ses engagements climatiques de façon à produire d’importants gains économiques », conclut la professeure.

Des mesures unilatérales fédérales pourraient toutefois se heurter à un mur. Shaffer a décrit les obstacles considérables à une plus grande intégration, y compris la résistance politique des provinces et le manque d’harmonisation des structures du marché et des systèmes réglementaires (Shaffer, 2021).

Comme en témoigne l’expérience nordique, on ne peut surmonter ces difficultés qu’en partageant les bénéfices de façon réfléchie. Les dirigeants gouvernementaux doivent aussi s’engager fermement et durablement à mettre fin au provincialisme qui caractérise le secteur canadien de l’électricité.

Renforcement de la coopération nordique : tous dans le même bateau

La collaboration des pays nordiques sur les marchés de l’électricité remonte à plus de 100 ans. Tout a commencé en 1915, lors de l’installation d’un premier câble sous-marin entre le Danemark et la Suède.

Le Nordic Council of Ministers (Conseil nordique des ministres), formé en 1972, a toujours incité les gouvernements de la Norvège, de la Suède, du Danemark et de la Finlande à faire de la coopération en matière d’électricité une priorité. L’intégration du marché qui en découle a pris de nombreuses formes.

Le Conseil a d’abord défini les priorités pour les efforts régionaux axés sur la sécurité de l’approvisionnement. La capacité de transport est augmentée et des gestionnaires de réseau de transport nationaux administrent le commerce entre les nations.

Au début des années 1990, les pays font face à une surcapacité de production et une inefficacité des réseaux qui gonflent les coûts. Suivant l’exemple de la Suède, les gouvernements amorcent une déréglementation des marchés de l’électricité. En 1995, les quatre pays nordiques conviennent dans la Déclaration de la Louisiane de maintenir des « marchés libres et ouverts, avec des échanges internationaux fluides » (Cejie, 2017).

Les objectifs sont alors davantage orientés vers l’investissement, la flexibilité et la fiabilité que les impératifs environnementaux et climatiques. L’année suivante marque la création de Nord Pool, première bourse de l’électricité internationale, qui voit d’abord transiter l’énergie de la Norvège et de la Suède, puis celle de la Finlande en 1996, et du Danemark quelques années plus tard. Les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) intègrent le marché entre 2010 et 2012, reliés à leurs voisins scandinaves par trois câbles sous-marins.

La capacité de transport s’est depuis énormément accrue entre les pays nordiques, mais aussi entre les pays nordiques et d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Allemagne.

Lors d’une entrevue avec l’Institut climatique du Canada, le courtier en énergie chevronné Tomas Kaberger a affirmé que l’intégration avait permis d’obtenir des avantages importants. « L’augmentation de l’interconnexion a optimisé la production d’électricité et entraîné des baisses de coûts », explique Tomas Kaberger, auparavant directeur de l’Agence suédoise de l’énergie et maintenant professeur de politiques énergétiques industrielles à l’Université de technologie Chalmers de Göteborg.

Toutefois, les avantages ne sont pas seulement attribuables à l’augmentation de la capacité de transport et à la restructuration des marchés; ils tiennent également aux structures de gouvernance régionales mises en place par les pays nordiques afin de fournir une stratégie globale pour l’évolution du marché.

Aujourd’hui, les ministres se rencontrent régulièrement. Les gestionnaires de réseau de transport organisent des séances de planification commune pour renforcer les capacités de façon stratégique.

À la fin de 2021, le Nordic Regional Security Coordinator a quitté le groupe de gestionnaires de réseau de transport pour devenir une société en propriété conjointe, mais indépendante. Il a pour mission d’assurer une alimentation constante pour le marché à court terme ainsi qu’à plus long terme.

Le groupe Nordic Energy Research, qui est sous la direction du Conseil, propose une plateforme commune pour la recherche et l’élaboration de politiques sur une multitude de sujets, dont certains, comme le rôle de l’hydrogène et la captation, l’utilisation et le stockage du carbone (CUSC), trouvent un écho au Canada.

Le groupe apporte aussi une perspective régionale aux gouvernements qui, au sein de l’Union européenne, travaillent à l’élaboration d’une stratégie continentale visant l’écologisation de son électricité et la décarbonisation, l’établissement de normes d’efficacité énergétique et la fiabilité des réseaux. Chaque pays peut toutefois décider lui-même des objectifs à établir en matière de réductions d’émissions, de cibles d’électricité renouvelable et d’efficacité énergétique, entre autres.

Les provinces canadiennes pourraient elles aussi bénéficier d’un renforcement des liens régionaux dans un réseau électrique encadré par un plan climatique global qui guide la prise de décisions, comme celui du groupe Nordic en Europe.

Depuis quelques années, le groupe intervient dans un contexte où l’Union européenne joue de plus en plus un rôle dans l’augmentation de la capacité de transport et l’amélioration de l’intégration du marché. En effet, pendant les années de précipitations abondantes, la Norvège a supplanté la France pour devenir la plus grande exportatrice d’électricité en Europe. (La Norvège ne fait pas partie de l’UE, mais elle participe au marché commun de l’Espace économique européen auquel prend aussi part l’Islande, également non membre de l’UE.)

Les politiques européennes sont motivées par trois préoccupations connexes : la décarbonisation, la limitation des coûts et le maintien de la sécurité du réseau à l’heure où des sources d’énergie variable affluent sur le réseau. Elles sont gérées par le European Network of Transmission System Operators for Electricity (ENTSO-E), formé des gestionnaires de réseau de transport nationaux et qui a insisté sur la nécessité d’un investissement solide et continu dans les lignes de transport entre les pays (ENTSO-E, 2020).

Les décideurs européens s’attendent à ce que l’intégration du marché génère des bénéfices considérables. Selon les prévisions du ENTSO-E, un investissement de 3,4 milliards d’euros sur 15 ans ferait diminuer les coûts de production de 10 milliards d’euros par année par rapport à la valeur de référence. Du même coup, le réseau éviterait une perte de 110 TWh d’ici 2040, tout en diminuant ses émissions de carbone de 40 mégatonnes en 2030 et de 55 mégatonnes en 2040 (ENTSO-E, 2020).

Tandis que l’UE met de l’avant son rôle fédéral, les quatre pays pionniers de Nord Pool ont réitéré leur engagement à favoriser la coopération régionale pour faire valoir les perspectives nordiques dans les grandes consultations stratégiques. Les provinces pourraient en faire plus pour promouvoir leurs intérêts régionaux au sein de la fédération canadienne.

Les provinces organisent déjà des forums régionaux, comme la Conférence des premiers ministres de l’Ouest canadien qui a lieu chaque année et le Conseil des premiers ministres de l’Atlantique. Cependant, les initiatives régionales dans le secteur de l’électricité sont soit inexistantes (Ouest canadien), soit embryonnaires et difficiles à mettre en œuvre (Canada atlantique). Si les premiers ministres de l’Ouest n’ont pas réussi à faire adopter une perspective régionale pour l’électricité, la Saskatchewan et le Manitoba, appuyés par le gouvernement fédéral, ont récemment amélioré une interconnexion.

Les premiers ministres de l’Atlantique cherchent à obtenir du soutien du fédéral pour une boucle de transport de l’Atlantique qui renforcerait la capacité d’interconnexion et pourrait intégrer Hydro-Québec. Les provinces n’ont toutefois pas effectué la planification et les analyses communes qui appuieraient ce projet de cinq milliards de dollars. Des divisions politiques profondes compliquent grandement cette démarche, dont le conflit incessant sur le transport d’électricité des centrales hydroélectriques du Labrador qui oppose le Québec et Terre-Neuve et la méfiance envers le Québec qui prévaut dans les petites provinces maritimes, qui pensent que la belle province aurait comme ambition de dominer le marché. Il est également difficile de déterminer si les provinces peuvent créer une structure financière qui permettra à la boucle de l’Atlantique de rester compétitive à long terme.

Le vent du Danemark et l’eau de la Norvège : charger et décharger la batterie

L’expérience du Danemark dans le groupe Nordic Energy Research pourrait receler les leçons les plus utiles pour des provinces canadiennes comme l’Alberta, qui dépendent des combustibles fossiles pour l’électricité et qui accroissent leur capacité de production d’électricité renouvelable variable.

Relié à la Norvège, à la Suède ainsi qu’à d’autres voisins européens au sud, le Danemark est aujourd’hui une plaque tournante majeure du transport.

Le pays a connu l’une des plus grandes expansions au monde en matière de puissance éolienne, surtout extracôtière. Il a su tirer parti de sa grande capacité de transport pour fournir une alimentation de secours et exporter ses surplus d’énergie lorsque les conditions de vent sont favorables. En 2021, l’énergie éolienne comptait pour 47 % de l’approvisionnement en électricité du pays. Le Danemark est un exemple concret des avantages possibles des interconnexions.

Même si le Danemark abrite également une importante capacité de production au gaz naturel, il s’est tourné vers l’énergie éolienne peu coûteuse – soutenue par des importations d’hydroélectricité – dans une stratégie de décarbonisation. La part de marché de la production des centrales au gaz naturel est passée de 20,6 % en 2006 à 7,3 % en 2016, pour ensuite se stabiliser (AIE, 2019). Selon l’AIE, deux raisons principales expliqueraient le déclin du gaz naturel : la grande interconnexion du Danemark avec ses voisins et sa participation au marché au comptant de Nord Pool.

Aujourd’hui, le Danemark a un total de neuf interconnexions avec des pays voisins. En 2016, l’année la plus récente pour laquelle nous disposons de données, sept lignes de transport internationales ont fourni une capacité d’exportation de 6,4 GW et une capacité d’importation de 5,7 GW, dépassant la charge de pointe du pays de 5,6 GW. La même année, environ 80 % de la production éolienne de la région a été équilibrée par des exportations ou des importations.

La relation entre la Norvège et le Danemark, en particulier, est un modèle qui donne une idée de la façon dont le commerce de l’électricité du Québec pourrait progresser plus efficacement avec les États du nord-est des États-Unis et s’étendre aux provinces voisines. Lorsqu’il y a peu de pluie en Norvège, comme c’était le cas en 2021, le pays peut importer de l’électricité du Danemark et d’autres pays voisins pour préserver ses réservoirs. Quand les précipitations sont abondantes, la Norvège peut exporter ses surplus et compenser le manque d’électricité de ses sources d’énergie variable, comme l’éolien. Une capacité plus bilatérale permettrait aux Norvégiens d’être mieux à même d’atténuer les répercussions des saisons sèches et améliorerait la rentabilité du transport.

Le nord-est de l’Amérique du Nord bénéficierait de telles pratiques commerciales. Selon une étude de 2020 du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’ajout d’une capacité de transport de 4 gigawatts entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre permettrait une réduction de 17 à 28 % du coût de l’électricité zéro émission dans l’ensemble du réseau. Les avantages profiteraient aux deux partenaires. Principale condition : le Québec devrait délaisser son rôle de fournisseur d’électricité de base pour endosser davantage celui d’un système de stockage qui soutient une capacité croissante de production d’énergie éolienne et solaire. C’est ainsi que la Norvège (et, dans une moindre mesure, la Suède) utilise ses ressources d’hydroélectricité.

L’auteur principal de l’article du MIT, Emil Dimanchev, croit que l’aménagement de lignes de transport entre le Québec et le Canada atlantique, des provinces qui ont leurs propres objectifs carboneutres, constituerait le chemin le plus rentable vers la décarbonisation.

Dans un courriel, M. Dimanchev explique que les réseaux d’hydroélectricité de la Norvège et du Québec sont comme des batteries. De nouvelles infrastructures de transport augmenteraient la vitesse à laquelle ces systèmes de stockage pourraient être rechargés d’énergie renouvelable excédentaire dans les pays voisins, puis déchargés pour fournir de l’électricité à ces régions durant les périodes de pénurie.

L’Ouest canadien bénéficierait également d’une expansion du commerce d’électricité entre les provinces. La Colombie-Britannique et le Manitoba, riches en hydroélectricité, feraient office de batteries pour l’Alberta et la Saskatchewan, qui commencent à dépendre davantage de l’énergie éolienne et solaire. Pour leur part, les producteurs d’énergie renouvelable pourraient retourner leurs surplus aux provinces hydroélectriques.

Il est temps de changer de façon de penser et de mieux utiliser les centrales hydroélectriques à réservoir, c’est-à-dire comme une batterie d’énergies renouvelables variables de longue durée, une approche qui nécessiterait des échanges bilatéraux entre les provinces. 

Emil Dimanchev

Suède verte : pour un réseau d’électricité 100 % renouvelable

Longtemps dépendante de l’hydroélectricité et de l’énergie nucléaire, la Suède a aujourd’hui presque entièrement décarboné son réseau électrique, ce qui en fait un chef de file parmi les pays développés. Pour monter la barre encore plus haut, le gouvernement suédois vise à produire une énergie 100 % renouvelable d’ici 2040. Dans cette optique, il faudrait remplacer les vieilles centrales électronucléaires par des sources d’électricité plus variables.

Les Suédois font face à un défi bien connu de nombreuses provinces canadiennes : l’intégration, dans leur réseau, d’importants volumes de production d’énergie renouvelable à faible coût de source variable, sans devoir recourir à des centrales au gaz naturel polluantes.
Les Suédois font face à un défi bien connu de nombreuses provinces canadiennes : l’intégration, dans leur réseau, d’importants volumes de production d’énergie renouvelable à faible coût de source variable, sans devoir recourir à des centrales au gaz naturel polluantes.

Le pays a longtemps été un exportateur net d’électricité. En 2017, les exportations d’électricité suédoise ont atteint 30,9 TWh, et les importations, 11,9 TWh. La Suède a de bonnes interconnexions avec ses pays voisins. Si elle est surtout reliée par des câbles terrestres à la Norvège, elle utilise également des câbles sous-marins à haute tension avec la Finlande et le Danemark, de même qu’avec l’Allemagne, la Pologne et la Lituanie. En 2017, la moitié des exportations d’électricité de la Suède étaient à destination de la Finlande, et le pays était un importateur net de la Norvège.

Parmi les difficultés rencontrées par la Suède dans son objectif d’énergie 100 % renouvelable, la nécessité d’investir à grande échelle dans un vieux réseau de transport qui comporte déjà trop de goulots d’étranglement est particulièrement importante. Pour atteindre sa cible de 2040, le pays devra éliminer progressivement ses centrales nucléaires – qui comptaient pour 40 % de sa production en 2017 – tout en intégrant une capacité éolienne croissante.

L’Agence internationale de l’énergie mentionne dans une revue de 2019 que le pays pourrait devoir revoir son approche du marché, qui ne fournit pas d’incitatif pour la construction d’infrastructures d’alimentation de secours. « La Suède doit veiller à ce que le marché énergétique de l’électricité puisse assurer un approvisionnement stable, dans un contexte où la part de l’énergie éolienne augmente et où le nucléaire pourrait être progressivement éliminé, indique l’AIE. Une structure de marché bien pensée et une plus grande collaboration régionale seront nécessaires. » Les provinces canadiennes devront elles aussi réfléchir à la façon dont leurs structures de marché s’adaptent à la décarbonisation.

Une partie de la solution de la Suède consiste à investir davantage dans le transport, à la fois pour le réseau interne et pour avoir un accès privilégié au marché régional. Dans un rapport de 2020, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA) établit une liste de politiques pour la Suède. Il y est notamment question d’une meilleure numérisation du réseau, de politiques d’efficacité énergétique strictes, d’une plus grande dépendance envers la production d’énergie décentralisée et de nouvelles sources renouvelables comme la conversion de l’électricité en hydrogène ou en chaleur, et d’une plus grande collaboration avec les marchés nordiques et paneuropéens. L’IRENA conclut que l’intégration, essentiellement, doit non seulement être réalisée horizontalement dans le réseau national, mais aussi verticalement, du réseau local au réseau couvrant l’ensemble d’un secteur, puis à l’échelle de la nation, de la région et du continent. La Suède prend déjà pleinement part au marché de l’électricité le plus intégré au monde. Selon l’Agence, une meilleure coordination avec les pays nordiques et baltes, de même qu’avec des voisins européens, permettra au pays d’atteindre son objectif d’énergie renouvelable à moindre coût. 

Tout le monde dans le Nord Pool : bâtir un marché commun

L’un des éléments clés de l’augmentation de la coopération nordique en matière d’électricité ces deux dernières décennies est le rôle de Nord Pool, le marché de gros qui appartient aux gestionnaires de réseau de transport des quatre pays.

Dans les 25 années qui ont suivi le lancement de ce marché commun entre la Norvège et la Suède, Nord Pool s’est imposé comme un géant; plus grand marché de l’électricité en Europe, 995 TWh d’électricité s’y sont échangés en 2020. Il intervient dans plusieurs pays nordiques et baltes, auxquels s’ajoutent 15 autres pays européens, dont l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

Nord Pool a été créé dans les années 1990 à la suite d’une décision de la Norvège et de la Suède de déréglementer leurs marchés de gros de l’électricité, alors minés par la surcapacité, l’inefficacité et des coûts élevés. Suivis par leurs voisins nordiques et baltes, ils n’ont pu que constater que le développement du commerce de l’électricité devait passer par l’augmentation des interconnexions.

Plusieurs auteurs ont souligné que les règles de marché inadéquates au Canada nuisent aux efforts visant à accroître le commerce interprovincial (Pineau, Shaffer, van de Biezenbos). Fait notable, les pays nordiques n’étaient pas de grands exportateurs ou importateurs avant les réformes du marché; le commerce de l’électricité était opéré directement par les gestionnaires de réseau de transport. La transformation du marché qui a eu lieu au début du siècle a entraîné des investissements en transport qui n’auraient peut-être jamais été faits autrement.

Dans un examen de 2017 sur les efforts coopératifs du groupe, Joakim Cejie, président du groupe du marché nordique de l’électricité, affirme que l’amélioration du fonctionnement du marché a mené à une meilleure formation des prix, à des marchés plus grands et plus intéressants pour les investisseurs et à une plus grande rentabilité (Cejie, 2017).

Des interconnexions électriques entre les pays nordiques : une culture de coopération à travers les câbles

Malgré une longue tradition de collaboration, les politiciens et technocrates nordiques ne peuvent tenir l’appui de la population pour acquis en ce qui concerne le libre-échange de l’électricité et les retombées des exportations nettes importantes.

Le Parti du centre protectionniste de la Norvège – formé il y a un siècle sous le nom de « Parti des agriculteurs » – a réclamé une réduction majeure des exportations d’électricité afin de garder les prix bas au pays. Vu les prix qui ont grimpé en flèche en raison des réservoirs assez vides du pays et les prix élevés du gaz naturel en Europe, sa plateforme électorale n’est certainement pas passée inaperçue. 

Si la coopération nordique peut compter sur son passé, le maintien de cette collaboration demande un travail continu, indique Andrea Stengel, conseillère en chef chez Nordic Energy Research lors d’une entrevue sur Zoom. « Rien n’est acquis; il y a toujours des voix populistes qui s’élèvent pour réclamer que l’électricité reste au pays. »

Une minorité assez bruyante dans chaque pays nordique s’est toujours opposée à la relégation de la prise de décision aux organismes intergouvernementaux. Selon Andrea Stengel, les populistes ont surtout réussi à empêcher la Norvège de faire partie de l’Union européenne et ont vu leur énergie renouvelée par la décision du Royaume-Uni de quitter l’UE.

Une leçon est claire pour le Canada : les partisans de l’accroissement du commerce provincial de l’électricité doivent reconnaître la résistance politique inévitable. Il leur faut trouver des moyens de communiquer les avantages de la coopération et de renforcer les liens économiques et sociaux pour que le développement du commerce de l’électricité s’inscrive dans un programme commun plus vaste.

Durant les premières années de Nord Pool, quelques structures officielles ont été mises en place pour gérer la relation multilatérale en matière d’électricité. Comme l’explique Pierre-Olivier Pineau, Anil Hira et Karl Froschauer, dans un article de 2004, « en fait, l’intégration a été réalisée dans un cadre régional décentralisé, où chaque pays a gardé sa souveraineté législative, et aucune institution commune n’a été créée » (Pineau et al. 2004).

Depuis, nous avons assisté à la fondation d’institutions communes, créées à la fois de façon organique pour gérer la complexité croissante de la relation régionale et en réponse à des mesures de l’UE relatives à l’électricité et motivées par des préoccupations liées à l’environnement et à la fiabilité. La souveraineté législative est toujours d’actualité, mais d’importants efforts de planification et de réglementation ont été entrepris par des institutions régionales.

Sous les auspices du Conseil des ministres, le groupe Nordic Energy Research, petit institut collaboratif formé en 1999, est devenu un secrétariat assez considérable situé à Oslo. Le groupe finance des recherches et dirige des projets pilotes dans des domaines émergents tels que la technologie nucléaire, le CUSC et l’hydrogène, et soutient aussi l’engagement des pays nordiques en matière de politiques d’électricité avec l’Union européenne.

Durant l’entrevue, Andrea Stengel a souligné la nature organique de la coopération nordique en matière d’électricité. « Les Scandinaves ont constaté que la collaboration fonctionnait bien et que tout le monde en bénéficiait, et comme cela faisait longtemps qu’ils travaillaient ensemble, ils ont pensé qu’ils pouvaient collaborer encore davantage dans le marché et le réseau », explique-t-elle.

Une autre leçon est claire pour le Canada : la coopération se bâtit étape par étape. Il est important de commencer par des projets communs et quelques programmes pilotes. Dans un pays formé d’une mosaïque de réseaux électriques provinciaux, il serait irréaliste de partir de presque rien pour parvenir à une intégration efficace d’un seul coup.

Conclusion : leçons à tirer de la coopération nordique en matière d’électricité 

Pour comprendre quelles leçons le Canada peut tirer de la collaboration nordique en matière d’électricité, nous devons reconnaître que l’expérience scandinave est le fruit d’une histoire et d’une culture communes. Si les pays nordiques peuvent parfois « se disputer comme des frères et sœurs », comme l’a dit Andrea Stengel, ils ont une plus longue tradition de coopération économique que les provinces. Le marché de l’électricité en Scandinavie, qui a été libéralisé, est dominé par des entreprises privées actives dans les quatre marchés et ailleurs.

Le marché de l’électricité canadien, quant à lui, est hautement balkanisé. Il se caractérise par des sociétés surtout provinciales et souvent à intégration verticale, qui dominent leur marché intérieur, mais brillent par leur absence dans les autres provinces. Sur le plan politique, le succès de ces « champions provinciaux » – qui créent des emplois payants dans plusieurs communautés d’une même province – est très valorisé, ce qui peut compliquer la quête d’électricité fiable, durable et peu coûteuse qu’offre une meilleure intégration.

Le gouvernement fédéral intervient rarement dans les marchés de l’électricité et son ingérence est controversée sur le plan politique, surtout au Québec, où la société d’État Hydro-Québec est considérée comme un succès incontestable. Enfin, tout porte à croire que les populations autochtones dans la région nordique ne jouent pas un rôle important dans la planification et la mise en œuvre des projets, même si les communautés autochtones du Canada veulent avoir leur mot à dire. La construction de lignes de transport interprovinciales nécessitera leur participation.

Malgré des différences fondamentales, certaines conclusions de l’expérience nordique sont pertinentes pour le Canada.

Comme en témoigne le modèle nordique, l’expansion des interconnexions provinciales générerait des retombées si l’on unit des réseaux hydroélectriques à d’autres réseaux qui favorisent la décarbonisation en misant sur des ajouts d’énergie éolienne et solaire.

Le modèle d’échange optimal serait bilatéral, les fournisseurs d’hydroélectricité soutenant un parc accueillant une capacité croissante d’énergie renouvelable variable qui peut être utilisé pour recharger les réservoirs lorsque des occasions commerciales se présentent.

Les réseaux peuvent encore être gérés à l’interne par des gestionnaires de réseaux provinciaux, qui collaboreront ensuite au niveau régional par l’intermédiaire d’organismes officiels à des fins de planification, d’adéquation de l’offre à court terme et de stabilisation. Si l’harmonisation du marché favorise un commerce efficace et un approvisionnement en électricité à moindre coût, elle n’est pas essentielle à une plus grande coopération.

La planification du transport et l’harmonisation du marché dans le groupe Nordic sont motivées par des valeurs communes qui comprennent maintenant des engagements nationaux carboneutres. Les provinces canadiennes ne parviennent toujours pas à un tel consensus. Un engagement croissant vers la décarbonisation permettrait toutefois de faire ressortir les avantages de la coopération interprovinciale.

Au fond, le système nordique puise sa force de la culture de coopération qui le soutient. Une telle culture pourrait être établie au pays si les provinces se concentraient sur les trois éléments essentiels d’une bonne gestion des réseaux : l’abordabilité, la carboneutralité et la fiabilité. Une planification commune est nécessaire pour que les avantages soient partagés. La confiance est primordiale.