Coopération nordique et provincialisme canadien

Leçons sur l’énergie propre tirées des efforts visant l’élargissement du commerce de l’électricité et la décarbonisation du réseau menés par les pays nordiques.

L’émergence du Danemark en tant que chef de file dans la production d’énergie renouvelable variable est riche en leçons pour les provinces canadiennes où la décarbonisation s’annonce parsemée d’embûches.

Cette étude de cas a été co-produite avec le Réseau Canada Grid, une initiative de L’Accélérateur de Transition.

Introduction

Dans une optique de carboneutralité d’ici 2050, le Danemark est devenu l’un des plus grands producteurs d’énergie renouvelable variable, l’énergie éolienne représentant à elle seule 47 % de la consommation d’électricité nationale en 2021. Cet exploit n’a toutefois été possible que grâce à ses liens solides avec d’autres pays nordiques capables de fournir de l’énergie lorsqu’il ne vente pas. Ces pays créent également un marché pour les surplus d’électricité danoise lorsque l’offre excède la demande.

Depuis plus de 25 ans, le Danemark collabore avec ses voisins (la Norvège, la Suède et la Finlande) pour établir un marché commercial bidirectionnel qui favorise la rentabilité, la flexibilité et la réduction des émissions de carbone. Cette coopération plurinationale s’est depuis étendue aux pays baltes (Lettonie, Estonie et Lituanie), et gagne en popularité chez ses voisins de l’Union européenne.

L’expérience des pays nordiques est riche en leçons pour les provinces canadiennes où la décarbonisation s’annonce parsemée d’embûches.

Comme en témoigne l’expérience nordique, le commerce de l’électricité est une affaire de réciprocité; à la fois pour exploiter au maximum les possibilités et pour fournir un soutien politique propice à une meilleure intégration. La collaboration doit aller au-delà de la construction d’infrastructures de transport pour comprendre des liens formels qui facilitent la planification et la coordination de la sécurité du réseau. L’arrimage des données et de la modélisation de l’offre et de la demande est nécessaire pour optimiser l’efficacité de ce dernier. Un autre aspect important de la réussite nordique est l’harmonisation des marchés; sans elle, la coopération entre les provinces est compromise.

Fondamentalement, les pays scandinaves ont bénéficié d’une culture de coopération rare dans les relations interprovinciales canadiennes. Même sans une telle coordination, le Canada peut apprendre de l’expérience nordique, mais l’application des principales leçons dégagées devrait toutefois se révéler difficile.

Pour des interconnexions canadiennes : surmonter la balkanisation

Le réseau électrique du Canada demeure hautement balkanisé; la plupart des provinces contrôlent l’accès aux marchés, maintiennent leur pouvoir décisionnel très concentré et privilégient les options d’approvisionnement à l’échelle de la province plutôt que les interconnexions régionales.

Depuis plusieurs années, les analystes les plus réputés du secteur arrivent à la conclusion que les consommateurs profiteraient d’une plus grande coopération interprovinciale sur les réseaux, surtout dans une perspective de décarbonisation. Les avantages les plus importants découleraient d’une augmentation des échanges entre les provinces riches en hydroélectricité comme le Québec, le Manitoba et la Colombie-Britannique, et leurs voisins dépendants des combustibles fossiles qui cherchent à se doter d’infrastructures d’énergie renouvelable dans le cadre de leur décarbonisation (Pineau, 2021; Shaffer, 2021; van de Biezenbos, 2021).

Voici certains de ces analystes :

  • Ressources naturelles Canada a produit des rapports d’accompagnement en 2018 sur la région atlantique et la région de l’Ouest du Canada, qui ont tous deux fait valoir l’intérêt d’accroître le transport interprovincial (CRIE, 2018; CRIE, 2019).
  • Dans un rapport de 2021 sur la décarbonisation de l’Institut climatique du Canada, Blake Shaffer pointe les avantages financiers d’accroître la capacité de transport interrégionale pour unir les systèmes riches en hydroélectricité à ceux qui produisent de l’énergie renouvelable variable (Shaffer, 2021).
  • Dans un examen paru récemment, l’Agence internationale de l’énergie presse les provinces et territoires à accroître leurs interconnexions pour « assurer une progression équilibrée vers l’atteinte des objectifs nationaux de décarbonisation du secteur de l’électricité » (AIE, 2022).
  • Kristen van de Biezenbos, professeure de droit à l’Université de Calgary, affirme dans un article de 2021 que le gouvernement fédéral a l’autorité constitutionnelle pour autoriser le transport interprovincial et doit le faire sans attendre, sans quoi « ce frein aux investissements privés dans les projets d’énergie renouvelable, empêchera le Canada de respecter ses engagements climatiques de façon à produire d’importants gains économiques », conclut la professeure.

Des mesures unilatérales fédérales pourraient toutefois se heurter à un mur. Shaffer a décrit les obstacles considérables à une plus grande intégration, y compris la résistance politique des provinces et le manque d’harmonisation des structures du marché et des systèmes réglementaires (Shaffer, 2021).

Comme en témoigne l’expérience nordique, on ne peut surmonter ces difficultés qu’en partageant les bénéfices de façon réfléchie. Les dirigeants gouvernementaux doivent aussi s’engager fermement et durablement à mettre fin au provincialisme qui caractérise le secteur canadien de l’électricité.

Renforcement de la coopération nordique : tous dans le même bateau

La collaboration des pays nordiques sur les marchés de l’électricité remonte à plus de 100 ans. Tout a commencé en 1915, lors de l’installation d’un premier câble sous-marin entre le Danemark et la Suède.

Le Nordic Council of Ministers (Conseil nordique des ministres), formé en 1972, a toujours incité les gouvernements de la Norvège, de la Suède, du Danemark et de la Finlande à faire de la coopération en matière d’électricité une priorité. L’intégration du marché qui en découle a pris de nombreuses formes.

Le Conseil a d’abord défini les priorités pour les efforts régionaux axés sur la sécurité de l’approvisionnement. La capacité de transport est augmentée et des gestionnaires de réseau de transport nationaux administrent le commerce entre les nations.

Au début des années 1990, les pays font face à une surcapacité de production et une inefficacité des réseaux qui gonflent les coûts. Suivant l’exemple de la Suède, les gouvernements amorcent une déréglementation des marchés de l’électricité. En 1995, les quatre pays nordiques conviennent dans la Déclaration de la Louisiane de maintenir des « marchés libres et ouverts, avec des échanges internationaux fluides » (Cejie, 2017).

Les objectifs sont alors davantage orientés vers l’investissement, la flexibilité et la fiabilité que les impératifs environnementaux et climatiques. L’année suivante marque la création de Nord Pool, première bourse de l’électricité internationale, qui voit d’abord transiter l’énergie de la Norvège et de la Suède, puis celle de la Finlande en 1996, et du Danemark quelques années plus tard. Les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) intègrent le marché entre 2010 et 2012, reliés à leurs voisins scandinaves par trois câbles sous-marins.

La capacité de transport s’est depuis énormément accrue entre les pays nordiques, mais aussi entre les pays nordiques et d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Allemagne.

Lors d’une entrevue avec l’Institut climatique du Canada, le courtier en énergie chevronné Tomas Kaberger a affirmé que l’intégration avait permis d’obtenir des avantages importants. « L’augmentation de l’interconnexion a optimisé la production d’électricité et entraîné des baisses de coûts », explique Tomas Kaberger, auparavant directeur de l’Agence suédoise de l’énergie et maintenant professeur de politiques énergétiques industrielles à l’Université de technologie Chalmers de Göteborg.

Toutefois, les avantages ne sont pas seulement attribuables à l’augmentation de la capacité de transport et à la restructuration des marchés; ils tiennent également aux structures de gouvernance régionales mises en place par les pays nordiques afin de fournir une stratégie globale pour l’évolution du marché.

Aujourd’hui, les ministres se rencontrent régulièrement. Les gestionnaires de réseau de transport organisent des séances de planification commune pour renforcer les capacités de façon stratégique.

À la fin de 2021, le Nordic Regional Security Coordinator a quitté le groupe de gestionnaires de réseau de transport pour devenir une société en propriété conjointe, mais indépendante. Il a pour mission d’assurer une alimentation constante pour le marché à court terme ainsi qu’à plus long terme.

Le groupe Nordic Energy Research, qui est sous la direction du Conseil, propose une plateforme commune pour la recherche et l’élaboration de politiques sur une multitude de sujets, dont certains, comme le rôle de l’hydrogène et la captation, l’utilisation et le stockage du carbone (CUSC), trouvent un écho au Canada.

Le groupe apporte aussi une perspective régionale aux gouvernements qui, au sein de l’Union européenne, travaillent à l’élaboration d’une stratégie continentale visant l’écologisation de son électricité et la décarbonisation, l’établissement de normes d’efficacité énergétique et la fiabilité des réseaux. Chaque pays peut toutefois décider lui-même des objectifs à établir en matière de réductions d’émissions, de cibles d’électricité renouvelable et d’efficacité énergétique, entre autres.

Les provinces canadiennes pourraient elles aussi bénéficier d’un renforcement des liens régionaux dans un réseau électrique encadré par un plan climatique global qui guide la prise de décisions, comme celui du groupe Nordic en Europe.

Depuis quelques années, le groupe intervient dans un contexte où l’Union européenne joue de plus en plus un rôle dans l’augmentation de la capacité de transport et l’amélioration de l’intégration du marché. En effet, pendant les années de précipitations abondantes, la Norvège a supplanté la France pour devenir la plus grande exportatrice d’électricité en Europe. (La Norvège ne fait pas partie de l’UE, mais elle participe au marché commun de l’Espace économique européen auquel prend aussi part l’Islande, également non membre de l’UE.)

Les politiques européennes sont motivées par trois préoccupations connexes : la décarbonisation, la limitation des coûts et le maintien de la sécurité du réseau à l’heure où des sources d’énergie variable affluent sur le réseau. Elles sont gérées par le European Network of Transmission System Operators for Electricity (ENTSO-E), formé des gestionnaires de réseau de transport nationaux et qui a insisté sur la nécessité d’un investissement solide et continu dans les lignes de transport entre les pays (ENTSO-E, 2020).

Les décideurs européens s’attendent à ce que l’intégration du marché génère des bénéfices considérables. Selon les prévisions du ENTSO-E, un investissement de 3,4 milliards d’euros sur 15 ans ferait diminuer les coûts de production de 10 milliards d’euros par année par rapport à la valeur de référence. Du même coup, le réseau éviterait une perte de 110 TWh d’ici 2040, tout en diminuant ses émissions de carbone de 40 mégatonnes en 2030 et de 55 mégatonnes en 2040 (ENTSO-E, 2020).

Tandis que l’UE met de l’avant son rôle fédéral, les quatre pays pionniers de Nord Pool ont réitéré leur engagement à favoriser la coopération régionale pour faire valoir les perspectives nordiques dans les grandes consultations stratégiques. Les provinces pourraient en faire plus pour promouvoir leurs intérêts régionaux au sein de la fédération canadienne.

Les provinces organisent déjà des forums régionaux, comme la Conférence des premiers ministres de l’Ouest canadien qui a lieu chaque année et le Conseil des premiers ministres de l’Atlantique. Cependant, les initiatives régionales dans le secteur de l’électricité sont soit inexistantes (Ouest canadien), soit embryonnaires et difficiles à mettre en œuvre (Canada atlantique). Si les premiers ministres de l’Ouest n’ont pas réussi à faire adopter une perspective régionale pour l’électricité, la Saskatchewan et le Manitoba, appuyés par le gouvernement fédéral, ont récemment amélioré une interconnexion.

Les premiers ministres de l’Atlantique cherchent à obtenir du soutien du fédéral pour une boucle de transport de l’Atlantique qui renforcerait la capacité d’interconnexion et pourrait intégrer Hydro-Québec. Les provinces n’ont toutefois pas effectué la planification et les analyses communes qui appuieraient ce projet de cinq milliards de dollars. Des divisions politiques profondes compliquent grandement cette démarche, dont le conflit incessant sur le transport d’électricité des centrales hydroélectriques du Labrador qui oppose le Québec et Terre-Neuve et la méfiance envers le Québec qui prévaut dans les petites provinces maritimes, qui pensent que la belle province aurait comme ambition de dominer le marché. Il est également difficile de déterminer si les provinces peuvent créer une structure financière qui permettra à la boucle de l’Atlantique de rester compétitive à long terme.

Le vent du Danemark et l’eau de la Norvège : charger et décharger la batterie

L’expérience du Danemark dans le groupe Nordic Energy Research pourrait receler les leçons les plus utiles pour des provinces canadiennes comme l’Alberta, qui dépendent des combustibles fossiles pour l’électricité et qui accroissent leur capacité de production d’électricité renouvelable variable.

Relié à la Norvège, à la Suède ainsi qu’à d’autres voisins européens au sud, le Danemark est aujourd’hui une plaque tournante majeure du transport.

Le pays a connu l’une des plus grandes expansions au monde en matière de puissance éolienne, surtout extracôtière. Il a su tirer parti de sa grande capacité de transport pour fournir une alimentation de secours et exporter ses surplus d’énergie lorsque les conditions de vent sont favorables. En 2021, l’énergie éolienne comptait pour 47 % de l’approvisionnement en électricité du pays. Le Danemark est un exemple concret des avantages possibles des interconnexions.

Même si le Danemark abrite également une importante capacité de production au gaz naturel, il s’est tourné vers l’énergie éolienne peu coûteuse – soutenue par des importations d’hydroélectricité – dans une stratégie de décarbonisation. La part de marché de la production des centrales au gaz naturel est passée de 20,6 % en 2006 à 7,3 % en 2016, pour ensuite se stabiliser (AIE, 2019). Selon l’AIE, deux raisons principales expliqueraient le déclin du gaz naturel : la grande interconnexion du Danemark avec ses voisins et sa participation au marché au comptant de Nord Pool.

Aujourd’hui, le Danemark a un total de neuf interconnexions avec des pays voisins. En 2016, l’année la plus récente pour laquelle nous disposons de données, sept lignes de transport internationales ont fourni une capacité d’exportation de 6,4 GW et une capacité d’importation de 5,7 GW, dépassant la charge de pointe du pays de 5,6 GW. La même année, environ 80 % de la production éolienne de la région a été équilibrée par des exportations ou des importations.

La relation entre la Norvège et le Danemark, en particulier, est un modèle qui donne une idée de la façon dont le commerce de l’électricité du Québec pourrait progresser plus efficacement avec les États du nord-est des États-Unis et s’étendre aux provinces voisines. Lorsqu’il y a peu de pluie en Norvège, comme c’était le cas en 2021, le pays peut importer de l’électricité du Danemark et d’autres pays voisins pour préserver ses réservoirs. Quand les précipitations sont abondantes, la Norvège peut exporter ses surplus et compenser le manque d’électricité de ses sources d’énergie variable, comme l’éolien. Une capacité plus bilatérale permettrait aux Norvégiens d’être mieux à même d’atténuer les répercussions des saisons sèches et améliorerait la rentabilité du transport.

Le nord-est de l’Amérique du Nord bénéficierait de telles pratiques commerciales. Selon une étude de 2020 du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’ajout d’une capacité de transport de 4 gigawatts entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre permettrait une réduction de 17 à 28 % du coût de l’électricité zéro émission dans l’ensemble du réseau. Les avantages profiteraient aux deux partenaires. Principale condition : le Québec devrait délaisser son rôle de fournisseur d’électricité de base pour endosser davantage celui d’un système de stockage qui soutient une capacité croissante de production d’énergie éolienne et solaire. C’est ainsi que la Norvège (et, dans une moindre mesure, la Suède) utilise ses ressources d’hydroélectricité.

L’auteur principal de l’article du MIT, Emil Dimanchev, croit que l’aménagement de lignes de transport entre le Québec et le Canada atlantique, des provinces qui ont leurs propres objectifs carboneutres, constituerait le chemin le plus rentable vers la décarbonisation.

Dans un courriel, M. Dimanchev explique que les réseaux d’hydroélectricité de la Norvège et du Québec sont comme des batteries. De nouvelles infrastructures de transport augmenteraient la vitesse à laquelle ces systèmes de stockage pourraient être rechargés d’énergie renouvelable excédentaire dans les pays voisins, puis déchargés pour fournir de l’électricité à ces régions durant les périodes de pénurie.

L’Ouest canadien bénéficierait également d’une expansion du commerce d’électricité entre les provinces. La Colombie-Britannique et le Manitoba, riches en hydroélectricité, feraient office de batteries pour l’Alberta et la Saskatchewan, qui commencent à dépendre davantage de l’énergie éolienne et solaire. Pour leur part, les producteurs d’énergie renouvelable pourraient retourner leurs surplus aux provinces hydroélectriques.

Il est temps de changer de façon de penser et de mieux utiliser les centrales hydroélectriques à réservoir, c’est-à-dire comme une batterie d’énergies renouvelables variables de longue durée, une approche qui nécessiterait des échanges bilatéraux entre les provinces. 

Emil Dimanchev

Suède verte : pour un réseau d’électricité 100 % renouvelable

Longtemps dépendante de l’hydroélectricité et de l’énergie nucléaire, la Suède a aujourd’hui presque entièrement décarboné son réseau électrique, ce qui en fait un chef de file parmi les pays développés. Pour monter la barre encore plus haut, le gouvernement suédois vise à produire une énergie 100 % renouvelable d’ici 2040. Dans cette optique, il faudrait remplacer les vieilles centrales électronucléaires par des sources d’électricité plus variables.

Les Suédois font face à un défi bien connu de nombreuses provinces canadiennes : l’intégration, dans leur réseau, d’importants volumes de production d’énergie renouvelable à faible coût de source variable, sans devoir recourir à des centrales au gaz naturel polluantes.
Les Suédois font face à un défi bien connu de nombreuses provinces canadiennes : l’intégration, dans leur réseau, d’importants volumes de production d’énergie renouvelable à faible coût de source variable, sans devoir recourir à des centrales au gaz naturel polluantes.

Le pays a longtemps été un exportateur net d’électricité. En 2017, les exportations d’électricité suédoise ont atteint 30,9 TWh, et les importations, 11,9 TWh. La Suède a de bonnes interconnexions avec ses pays voisins. Si elle est surtout reliée par des câbles terrestres à la Norvège, elle utilise également des câbles sous-marins à haute tension avec la Finlande et le Danemark, de même qu’avec l’Allemagne, la Pologne et la Lituanie. En 2017, la moitié des exportations d’électricité de la Suède étaient à destination de la Finlande, et le pays était un importateur net de la Norvège.

Parmi les difficultés rencontrées par la Suède dans son objectif d’énergie 100 % renouvelable, la nécessité d’investir à grande échelle dans un vieux réseau de transport qui comporte déjà trop de goulots d’étranglement est particulièrement importante. Pour atteindre sa cible de 2040, le pays devra éliminer progressivement ses centrales nucléaires – qui comptaient pour 40 % de sa production en 2017 – tout en intégrant une capacité éolienne croissante.

L’Agence internationale de l’énergie mentionne dans une revue de 2019 que le pays pourrait devoir revoir son approche du marché, qui ne fournit pas d’incitatif pour la construction d’infrastructures d’alimentation de secours. « La Suède doit veiller à ce que le marché énergétique de l’électricité puisse assurer un approvisionnement stable, dans un contexte où la part de l’énergie éolienne augmente et où le nucléaire pourrait être progressivement éliminé, indique l’AIE. Une structure de marché bien pensée et une plus grande collaboration régionale seront nécessaires. » Les provinces canadiennes devront elles aussi réfléchir à la façon dont leurs structures de marché s’adaptent à la décarbonisation.

Une partie de la solution de la Suède consiste à investir davantage dans le transport, à la fois pour le réseau interne et pour avoir un accès privilégié au marché régional. Dans un rapport de 2020, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA) établit une liste de politiques pour la Suède. Il y est notamment question d’une meilleure numérisation du réseau, de politiques d’efficacité énergétique strictes, d’une plus grande dépendance envers la production d’énergie décentralisée et de nouvelles sources renouvelables comme la conversion de l’électricité en hydrogène ou en chaleur, et d’une plus grande collaboration avec les marchés nordiques et paneuropéens. L’IRENA conclut que l’intégration, essentiellement, doit non seulement être réalisée horizontalement dans le réseau national, mais aussi verticalement, du réseau local au réseau couvrant l’ensemble d’un secteur, puis à l’échelle de la nation, de la région et du continent. La Suède prend déjà pleinement part au marché de l’électricité le plus intégré au monde. Selon l’Agence, une meilleure coordination avec les pays nordiques et baltes, de même qu’avec des voisins européens, permettra au pays d’atteindre son objectif d’énergie renouvelable à moindre coût. 

Tout le monde dans le Nord Pool : bâtir un marché commun

L’un des éléments clés de l’augmentation de la coopération nordique en matière d’électricité ces deux dernières décennies est le rôle de Nord Pool, le marché de gros qui appartient aux gestionnaires de réseau de transport des quatre pays.

Dans les 25 années qui ont suivi le lancement de ce marché commun entre la Norvège et la Suède, Nord Pool s’est imposé comme un géant; plus grand marché de l’électricité en Europe, 995 TWh d’électricité s’y sont échangés en 2020. Il intervient dans plusieurs pays nordiques et baltes, auxquels s’ajoutent 15 autres pays européens, dont l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

Nord Pool a été créé dans les années 1990 à la suite d’une décision de la Norvège et de la Suède de déréglementer leurs marchés de gros de l’électricité, alors minés par la surcapacité, l’inefficacité et des coûts élevés. Suivis par leurs voisins nordiques et baltes, ils n’ont pu que constater que le développement du commerce de l’électricité devait passer par l’augmentation des interconnexions.

Plusieurs auteurs ont souligné que les règles de marché inadéquates au Canada nuisent aux efforts visant à accroître le commerce interprovincial (Pineau, Shaffer, van de Biezenbos). Fait notable, les pays nordiques n’étaient pas de grands exportateurs ou importateurs avant les réformes du marché; le commerce de l’électricité était opéré directement par les gestionnaires de réseau de transport. La transformation du marché qui a eu lieu au début du siècle a entraîné des investissements en transport qui n’auraient peut-être jamais été faits autrement.

Dans un examen de 2017 sur les efforts coopératifs du groupe, Joakim Cejie, président du groupe du marché nordique de l’électricité, affirme que l’amélioration du fonctionnement du marché a mené à une meilleure formation des prix, à des marchés plus grands et plus intéressants pour les investisseurs et à une plus grande rentabilité (Cejie, 2017).

Des interconnexions électriques entre les pays nordiques : une culture de coopération à travers les câbles

Malgré une longue tradition de collaboration, les politiciens et technocrates nordiques ne peuvent tenir l’appui de la population pour acquis en ce qui concerne le libre-échange de l’électricité et les retombées des exportations nettes importantes.

Le Parti du centre protectionniste de la Norvège – formé il y a un siècle sous le nom de « Parti des agriculteurs » – a réclamé une réduction majeure des exportations d’électricité afin de garder les prix bas au pays. Vu les prix qui ont grimpé en flèche en raison des réservoirs assez vides du pays et les prix élevés du gaz naturel en Europe, sa plateforme électorale n’est certainement pas passée inaperçue. 

Si la coopération nordique peut compter sur son passé, le maintien de cette collaboration demande un travail continu, indique Andrea Stengel, conseillère en chef chez Nordic Energy Research lors d’une entrevue sur Zoom. « Rien n’est acquis; il y a toujours des voix populistes qui s’élèvent pour réclamer que l’électricité reste au pays. »

Une minorité assez bruyante dans chaque pays nordique s’est toujours opposée à la relégation de la prise de décision aux organismes intergouvernementaux. Selon Andrea Stengel, les populistes ont surtout réussi à empêcher la Norvège de faire partie de l’Union européenne et ont vu leur énergie renouvelée par la décision du Royaume-Uni de quitter l’UE.

Une leçon est claire pour le Canada : les partisans de l’accroissement du commerce provincial de l’électricité doivent reconnaître la résistance politique inévitable. Il leur faut trouver des moyens de communiquer les avantages de la coopération et de renforcer les liens économiques et sociaux pour que le développement du commerce de l’électricité s’inscrive dans un programme commun plus vaste.

Durant les premières années de Nord Pool, quelques structures officielles ont été mises en place pour gérer la relation multilatérale en matière d’électricité. Comme l’explique Pierre-Olivier Pineau, Anil Hira et Karl Froschauer, dans un article de 2004, « en fait, l’intégration a été réalisée dans un cadre régional décentralisé, où chaque pays a gardé sa souveraineté législative, et aucune institution commune n’a été créée » (Pineau et al. 2004).

Depuis, nous avons assisté à la fondation d’institutions communes, créées à la fois de façon organique pour gérer la complexité croissante de la relation régionale et en réponse à des mesures de l’UE relatives à l’électricité et motivées par des préoccupations liées à l’environnement et à la fiabilité. La souveraineté législative est toujours d’actualité, mais d’importants efforts de planification et de réglementation ont été entrepris par des institutions régionales.

Sous les auspices du Conseil des ministres, le groupe Nordic Energy Research, petit institut collaboratif formé en 1999, est devenu un secrétariat assez considérable situé à Oslo. Le groupe finance des recherches et dirige des projets pilotes dans des domaines émergents tels que la technologie nucléaire, le CUSC et l’hydrogène, et soutient aussi l’engagement des pays nordiques en matière de politiques d’électricité avec l’Union européenne.

Durant l’entrevue, Andrea Stengel a souligné la nature organique de la coopération nordique en matière d’électricité. « Les Scandinaves ont constaté que la collaboration fonctionnait bien et que tout le monde en bénéficiait, et comme cela faisait longtemps qu’ils travaillaient ensemble, ils ont pensé qu’ils pouvaient collaborer encore davantage dans le marché et le réseau », explique-t-elle.

Une autre leçon est claire pour le Canada : la coopération se bâtit étape par étape. Il est important de commencer par des projets communs et quelques programmes pilotes. Dans un pays formé d’une mosaïque de réseaux électriques provinciaux, il serait irréaliste de partir de presque rien pour parvenir à une intégration efficace d’un seul coup.

Conclusion : leçons à tirer de la coopération nordique en matière d’électricité 

Pour comprendre quelles leçons le Canada peut tirer de la collaboration nordique en matière d’électricité, nous devons reconnaître que l’expérience scandinave est le fruit d’une histoire et d’une culture communes. Si les pays nordiques peuvent parfois « se disputer comme des frères et sœurs », comme l’a dit Andrea Stengel, ils ont une plus longue tradition de coopération économique que les provinces. Le marché de l’électricité en Scandinavie, qui a été libéralisé, est dominé par des entreprises privées actives dans les quatre marchés et ailleurs.

Le marché de l’électricité canadien, quant à lui, est hautement balkanisé. Il se caractérise par des sociétés surtout provinciales et souvent à intégration verticale, qui dominent leur marché intérieur, mais brillent par leur absence dans les autres provinces. Sur le plan politique, le succès de ces « champions provinciaux » – qui créent des emplois payants dans plusieurs communautés d’une même province – est très valorisé, ce qui peut compliquer la quête d’électricité fiable, durable et peu coûteuse qu’offre une meilleure intégration.

Le gouvernement fédéral intervient rarement dans les marchés de l’électricité et son ingérence est controversée sur le plan politique, surtout au Québec, où la société d’État Hydro-Québec est considérée comme un succès incontestable. Enfin, tout porte à croire que les populations autochtones dans la région nordique ne jouent pas un rôle important dans la planification et la mise en œuvre des projets, même si les communautés autochtones du Canada veulent avoir leur mot à dire. La construction de lignes de transport interprovinciales nécessitera leur participation.

Malgré des différences fondamentales, certaines conclusions de l’expérience nordique sont pertinentes pour le Canada.

Comme en témoigne le modèle nordique, l’expansion des interconnexions provinciales générerait des retombées si l’on unit des réseaux hydroélectriques à d’autres réseaux qui favorisent la décarbonisation en misant sur des ajouts d’énergie éolienne et solaire.

Le modèle d’échange optimal serait bilatéral, les fournisseurs d’hydroélectricité soutenant un parc accueillant une capacité croissante d’énergie renouvelable variable qui peut être utilisé pour recharger les réservoirs lorsque des occasions commerciales se présentent.

Les réseaux peuvent encore être gérés à l’interne par des gestionnaires de réseaux provinciaux, qui collaboreront ensuite au niveau régional par l’intermédiaire d’organismes officiels à des fins de planification, d’adéquation de l’offre à court terme et de stabilisation. Si l’harmonisation du marché favorise un commerce efficace et un approvisionnement en électricité à moindre coût, elle n’est pas essentielle à une plus grande coopération.

La planification du transport et l’harmonisation du marché dans le groupe Nordic sont motivées par des valeurs communes qui comprennent maintenant des engagements nationaux carboneutres. Les provinces canadiennes ne parviennent toujours pas à un tel consensus. Un engagement croissant vers la décarbonisation permettrait toutefois de faire ressortir les avantages de la coopération interprovinciale.

Au fond, le système nordique puise sa force de la culture de coopération qui le soutient. Une telle culture pourrait être établie au pays si les provinces se concentraient sur les trois éléments essentiels d’une bonne gestion des réseaux : l’abordabilité, la carboneutralité et la fiabilité. Une planification commune est nécessaire pour que les avantages soient partagés. La confiance est primordiale.

Références

Cejie, Joakim (2017). History of Nordic Cooperation in Electricity, from Louisiana Declaration to Ollila Report. Government Offices of Sweden.

European Network of Transmission System Operators for Electricity (ENTSO-E) (2020). Ten-Year Network Development Plan 2020.

Agence internationale de l’énergie (AIE) (2019). Integrating Power Systems Across Borders. Juin.

Agence internationale de l’énergie (AIE) (2022). Canada 2022: Energy Policy Review. Janvier.

Pineau, Pierre-Olivier, Anil Hira, and Karl Froshauer. 2004. “Measuring International Electricity Integration: A comparative study of the power systems under the Nordic Council, MERCOSUR, and NAFTA”. Energy Policy 32(13): 1457-1475.

Pineau, Pierre-Olivier (2021). Améliorer l’intégration et la coordination des secteurs de l’électricité gérés par les provinces au Canada. Institut climatique du Canada.

Initiative de collaboration régionale et d’infrastructure stratégique de l’électricité (CRIE) (2018). Région de l’Ouest – Résumé à l’intention des responsables des politiques.

Initiative de collaboration régionale et d’infrastructure stratégique de l’électricité (CRIE) (2019). Région atlantique – Résumé à l’intention des responsables des politiques.

Shaffer, Blake (2021). Institut climatique du Canada.

Van de Biezenbos, Kristen (2021). « Lost in Transmission: A Constitutional Approach to Achieving a Nationwide Net Zero Electricity System », Osgoode Hall Law Journal (Oct.).