Crédit d'image: Un camion-benne travaille près de l'installation d'extraction des sables bitumineux Syncrude près de la ville de Fort McMurray, en Alberta, le dimanche 1er juin 2014. THE CANADIAN PRESS/Jason Franson

Le potentiel climatique du captage et stockage du CO₂, selon la modélisation financière

Les projets de sables bitumineux sont assez rentables pour réduire leurs émissions sans que le gouvernement ne leur accorde plus d’incitatifs.

Ceci est le troisième d’une série de trois articles sur les objectifs climatiques du Canada et le secteur pétrogazier, initialement publié dans Options politiques.

Les sociétés responsables de 95 % de la production tirée des sables bitumineux au Canada se sont engagées à atteindre la carboneutralité de leurs émissions en amont d’ici le milieu du siècle.

Mais pour atteindre cet objectif ambitieux, il faudra des investissements rapides et sans précédent. Prochainement, les producteurs devront également se conformer au plafonnement des émissions pétrolières et gazières afin de demeurer concurrentiels dans la transition vers la carboneutralité.

Parmi les options dont disposent les exploitants des sables bitumineux pour réduire leurs émissions, c’est le captage et le stockage du CO₂ (CSC) qui pourrait avoir la plus grande influence. Toutefois, malgré le potentiel du CSC, l’argumentaire économique en sa faveur demeure vague. On manque d’information publique sur le sujet, et le peu dont on dispose montre un large éventail de coûts liés au déploiement de cette technologie.

Or, les plus grands exploitants sollicitent un montant supplémentaire de 11 milliards de dollars auprès des gouvernements pour les aider à financer leurs projets de CSC.

Pour montrer comment les politiques et les incitatifs financiers actuels influencent la dynamique économique des projets de sables bitumineux, nous avons procédé à une modélisation des entrées et sorties de fonds (à l’aide de données publiques) pour analyser la viabilité d’équiper deux installations hypothétiques de sables bitumineux d’installations de CSC.

(Aux fins de cette analyse, nous laissons de côté les questions sur le déploiement de la technologie de CSC à cette échelle, que nous supposons possible.)

La conclusion? Notre modélisation montre que ces projets sont économiquement viables après avoir tenu compte des politiques et incitatifs climatiques du Canada, dont l’augmentation du prix du carbone. En fait, notre analyse montre que les investissements du secteur privé dans les projets de CSC des sables bitumineux pourraient se traduire en d’importants bénéfices pour les sociétés.

Ces résultats soulèvent de grandes questions quant au rôle de la réglementation gouvernementale, surtout dans une situation où le secteur des sables bitumineux réclame des milliards de dollars supplémentaires de la part des contribuables.

Tout d’abord, nos résultats montrent pourquoi le financement public au-delà de ce qui a déjà été annoncé n’est pas nécessaire pour rendre ces projets économiques.

Ils soulignent également le besoin de remodeler les incitatifs publics pour les doter de mécanismes qui empêcheront les projets d’engranger des gains excessifs alors qu’en fin de compte, ils rendent plus difficile et coûteuse la tâche de réduire les émissions.

De plus, la modélisation révèle pourquoi il est impératif de mettre au point des politiques de base qui traceront un cadre clair et permettront d’aller de l’avant avec les projets de CSC. Tous les projets de CSC ne recevront pas les mêmes montants, puisque les coûts sont variables et qu’il n’est pas nécessairement aisé de se fier aux incitatifs des systèmes de tarification du carbone fédéral et provinciaux à long terme.

Les contrats sur différence qui auraient aidé à financer les risques de la tarification du carbone, ainsi que les crédits d’impôt à l’investissement proposés, ont pris du temps à être conçus et ne sont pas encore définitifs.

Alors que les gouvernements fédéral et provinciaux continuent d’évaluer les aspects économiques et les compromis en jeu, nous proposons trois principaux éléments à retenir de nos conclusions (notre analyse technique plus en profondeur sera bientôt disponible sur le site Web du Pembina Institute).

1. Le déploiement du CSC dans les installations d’exploitation des sables bitumineux peut améliorer la performance du secteur au bilan carbone, mais n’élimine pas le risque de transition.

Le déploiement à plus grande échelle du CSC pourrait réduire de façon importante les émissions des installations de sables bitumineux et améliorer leur bilan carbone.

Dans sa récente analyse, la Régie de l’énergie du Canada établit que lorsque la transition vers une économie mondiale sobre en carbone s’accélère, la demande en pétrole devrait grandement diminuer. Dans ce marché en recul, ce sont les producteurs de pétrole affichant les coûts et les intensités carboniques les plus faibles qui seront les plus compétitifs, et leurs installations risqueront le moins de devenir désuètes.

Le tableau ci-dessous montre où se situent les installations de sables bitumineux existantes au Canada par rapport aux pétrolières internationales pour ce qui est de leur intensité carbonique et de leurs coûts de production.

Certaines installations canadiennes sont à peine moins performantes que les moyennes mondiales; d’autres le sont beaucoup moins. Au fil du temps, avec la baisse de la demande de pétrole, les pressions sur les coûts et les exigences de réduction des émissions pourraient accroître le risque que soient délaissées les installations dont les prix d’équilibre sont élevés et dont l’intensité en carbone est plus importante.

Ce graphique montre que la mise à niveau du SCC pourrait réduire l'intensité en carbone de certains sables bitumineux canadiens sans avoir d'impact significatif sur le prix d'équilibre.

La figure ci-dessus montre l’incidence de l’instauration du captage et stockage d’une mégatonne de CO2 par an sur une installation de sables bitumineux in situ et sur une installation minière intégrée.

Dans l’installation in situ, le CSC pourrait permettre de faire mieux que l’intensité carbonique moyenne mondiale du pétrole brut, en réduisant les émissions de 40 %. En revanche, une installation d’extraction de sables bitumineux devrait investir dans plusieurs projets de CSC pour atteindre la moyenne mondiale d’intensité des émissions.

Il est important de noter que les deux projets pourraient générer, grâce à l’instauration du CSC, des bénéfices nets équivalant à environ 2 dollars par baril, ce qui améliorerait la compétitivité des coûts d’un projet.

Toutefois, ces améliorations n’élimineraient pas le risque de transition qui plane sur les installations de sables bitumineux. La réalisation de l’objectif de l’Accord de Paris nécessite une forte baisse des émissions générées par la production pétrolière en amont au fil du temps (environ 90 % par rapport aux niveaux de 2023, selon l’analyse de la Régie), de sorte que l’étalonnage par rapport aux moyennes actuelles ne sera pas suffisant.

En outre, l’instauration du CSC pourrait ne pas valoir la peine pour les installations dont les réserves restantes sont limitées ou dont l’intensité carbonique et les coûts sont très élevés, parce qu’il pourrait ne pas être possible ou justifiable de les rendre assez rentables à moyen ou long terme.

Même pour les projets concurrentiels, le risque de délaissement d’actifs n’est pas statique. Ceux qui affichent aujourd’hui parmi les meilleures durées de vie économique et les risques les plus faibles seront ultimement confrontés à un risque élevé sur le long terme, lorsque la demande mondiale de pétrole diminuera.

2. Les gouvernements doivent rapidement mettre en œuvre les mesures politiques annoncées, afin que l’instauration du CSC dans les installations existantes de sables bitumineux soit économiquement viable avant 2030.

Un indicateur clé de la viabilité économique d’un projet de décarbonisation est la comparaison de son coût avec l’augmentation du prix du carbone fixé par le gouvernement fédéral, qui s’applique aux grands émetteurs industriels. Si le coût de la réduction (ou de l’élimination) des émissions est moins élevé que le prix du carbone pour ces mêmes émissions, les entreprises ont soudain tout intérêt à se lancer dans la décarbonisation.

Notre modélisation montre que les deux types de projets de CSC sont économiquement viables au regard de cet indicateur.

On estime que la mise en place du CSC dans une installation in situ (captage et séquestration des émissions de la production de vapeur et d’électricité à partir de gaz naturel) et dans une installation d’exploitation des sables bitumineux (captage et séquestration des émissions de l’usine de valorisation de l’hydrogène) reviendrait entre 89 et 144 dollars par tonne d’émissions évitées. Ce coût est inférieur au prix du carbone, qui devrait atteindre 170 dollars par tonne en 2030.

Nos résultats soulignent également l’importance d’avoir un bon degré de certitude entourant la réglementation des gouvernements, en particulier la promesse de mettre en place des contrats sur différence appliqués au carbone.

Par exemple, les développeurs de projets pourraient par exemple compter sur le fait que les crédits du système TIER de l’Alberta vont atteindre un certain prix convenu grâce à ces contrats. Étant donné que les grands projets de décarbonisation dépendent des revenus provenant des crédits de carbone, cette certitude est importante pour les décisions d’investissement.

Notre analyse souligne également la grande incidence du crédit d’impôt à l’investissement fédéral proposé pour la captation, l’utilisation et le stockage du carbone (la CUSC) sur la viabilité des projets de CSC, ainsi que le montant des crédits dans le cadre du Règlement sur les combustibles propres du gouvernement fédéral.

3. Aucune nouvelle aide publique n’est nécessaire pour lancer les sables bitumineux sur la voie du CSC.

Les résultats de notre modélisation des entrées et sorties de fonds montrent que les politiques gouvernementales sont essentielles à la viabilité économique du CSC dans les sables bitumineux. Le financement public sous la forme d’un crédit d’impôt à l’investissement destiné à la CUSC pourrait réduire en partie le risque de ces grands projets gourmands en capitaux et donner un coup de fouet à la décarbonisation dans les sables bitumineux – ainsi que dans d’autres secteurs tels que le ciment.

Mais notre analyse fournit également des indications importantes sur le débat plus large concernant les subventions aux combustibles fossiles sur la voie de la carboneutralité.

Les incitatifs les plus importants pour le CSC des sables bitumineux proviennent de la tarification du carbone – c’est en particulier le cas des crédits TIER –, mais aussi des crédits du Règlement sur les combustibles propres. Ces incitatifs ne sortent pas de la poche des contribuables : les pollueurs industriels les achètent pour satisfaire aux exigences de réduction de leurs émissions.

Les crédits d’impôt proposés par le gouvernement fédéral pour les projets de CSC constituent en revanche un type de subvention publique plus classique, mais jouent un rôle moins important dans la viabilité économique du CSC.

Au minimum, nos résultats suggèrent que d’ici 2030 – en supposant que les politiques fédérales proposées soient bientôt définitives – un soutien public additionnel au CSC des sables bitumineux ne sera pas nécessaire pour rendre ces projets économiquement viables. En fait, toute aide publique s’ajoutant aux incitatifs proposés risque de produire des bénéfices excessifs pour le secteur dans son déploiement du CSC.

Notre analyse montre que les projets de CSC dans les sables bitumineux pourront générer des rendements très compétitifs par rapport à d’autres investissements dans le secteur.

En partant du point médian des estimations pour les coûts de capture, les coûts de transport, l’ampleur des incitatif et la durée de vie du projet, notre analyse suggère que l’instauration du CSC pourrait générer des rendements aussi élevés que 21 % dans une installation minière et 12 % dans une installation in situ. Même dans un scénario où un projet serait abandonné dans 10 ans, ces projets pourraient générer des rendements moyens supérieurs à 8 %.

De nombreux projets de CSC dépendent des mesures incitatives proposées, mais la possibilité de rendements élevés pour le privé suggère que les politiques et aides existantes et proposées doivent être conçues avec soin afin d’éviter le profit excessif.

Dans le cadre d’un plafonnement des émissions pétrogazières, les investissements dans le CSC deviendront un coût de mise en conformité, ou même d’exploitation, de sorte que tout rendement privé supérieur à zéro devrait soulever des interrogations sur l’adéquation et la nécessité des aides publiques dans le secteur.

Dans la pratique, cela pourrait signifier de concevoir les contrats sur différence appliqués au carbone et les crédits d’impôt pour la CUSC de manière à réduire tant le risque financier pour les contribuables que le profit excessif pour les entreprises.

Cela pourrait également impliquer que les politiques gouvernementales se concentrent sur les projets d’exploitation des sables bitumineux qui peuvent afficher des coûts de production et des émissions de carbone plus faibles, pour ainsi parier sur les projets qui auront plus de chances de survivre à la baisse de la demande mondiale. Selon l’analyse récente de la Régie de l’énergie, seuls les projets les plus efficaces continueront à produire dans un monde où la demande en pétrole aura considérablement diminué.

Néanmoins, ces conclusions soulignent le besoin criant d’un cadre complet et transparent que pourront employer les gouvernements pour déterminer si – et dans quelles conditions – ils doivent soutenir la décarbonisation de l’industrie pétrolière et gazière en amont. Nous avons examiné cette question plus générale dans le deuxième volet de cette série.

La politique en matière de CSC pour les sables bitumineux : un parcours semé d’embûches.

La transition mondiale vers une économie carboneutre ouvre la voie à un nouvel environnement d’investissement et de réglementation pour le secteur pétrolier canadien. Le déploiement rapide et généralisé du CSC sera probablement un facteur essentiel la compétitivité et la survie du secteur des sables bitumineux.

Notre analyse suggère que les investissements en ce sens pourraient offrir un rendement intéressant pour les actionnaires privés si les gouvernements parviennent à finaliser les incitatifs et les politiques proposées.

En fait, dans le contexte du plafonnement prochain par le gouvernement fédéral des émissions pétrogazières, les investissements dans le CSC pourraient offrir à ce secteur des rendements supérieurs à ceux du marché pour ce qui deviendra sans doute un coût d’exploitation et une forme de respect de la réglementation.

Les gouvernements doivent donc faire preuve de doigté en ce qui concerne les mesures d’incitation au CSC pour le milieu des sables bitumineux. Il est essentiel de parachever les politiques clés – que les gouvernements devront concevoir avec soin pour éviter que les incitatifs publics ne génèrent un profit privé excessif et veiller à réduire au minimum le risque de faire de mauvais paris.

La méthodologie et les hypothèses employées dans cette analyse seront décrites plus en détail prochainement sur le site Web du Pembina Institute.

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