Dans la foulée de la décision récente d’Ottawa d’exempter temporairement le mazout de chauffage de la tarification du carbone fédérale, un concert de voix s’est élevé au provincial comme au fédéral pour réclamer une exemption similaire visant le gaz naturel.
Mais quel effet aurait une telle mesure sur les émissions et les factures des ménages au Canada? Nous avons étudié la question avec Navius Research.
D’après notre analyse, l’exemption combinée du gaz naturel et du mazout de chauffage entraînerait non seulement une hausse des émissions, mais aussi une baisse de l’abordabilité dans toutes les régions, particulièrement chez les groupes moins favorisés, et largement attribuable à la diminution des remises dont bénéficient actuellement les ménages.
Exemption du mazout de chauffage : des effets négligeables sur les émissions
L’avant-projet de règlement modifiant le Règlement sur la redevance sur les combustibles proposé la semaine dernière prévoit que tout mazout de chauffage serait exempté de la redevance sur les combustibles du 8 novembre 2023 à avril 2027. La consommation de mazout léger serait alors libre de redevances dans tous les types de constructions (résidentielles, commerciales, institutionnelles, etc.).
Ainsi, l’exemption ne s’appliquerait pas qu’aux ménages : les entreprises en bénéficieraient aussi. Afin d’illustrer les effets à long terme – et parce que le modèle fonctionne par tranches de cinq ans –, nous avons mesuré les répercussions d’une exemption se prolongeant au-delà de 2030.
Bien que l’on puisse s’inquiéter du message politique qu’envoie une telle exemption, notre analyse révèle que ses effets sur les émissions seraient négligeables : à peine 111 kilotonnes d’éq. CO2 (0,1 mégatonne) de plus en 2030.
Et s’il est vrai que l’exemption élimine un incitatif pour le remplacement des chaudières à mazout par des thermopompes, le prix élevé du mazout est un incitatif en soi, indépendamment de la tarification du carbone. L’effet sur les émissions serait donc relativement mineur, compte tenu du faible nombre de chaudières à mazout au Canada et des coûts plus attrayants des thermopompes, qui permettent à la fois une réduction des émissions et des économies à long terme.
Nous avons aussi modélisé la subvention aux thermopompes proposée dans le Canada atlantique, que le gouvernement fédéral cherche à étendre à d’autres régions. Celle-ci ramènerait les émissions au taux préexemption, neutralisant cette mesure. Une approche qui ne serait pas sans coût : le PIB national résultant serait 0,02 % inférieur à celui d’avant l’exemption du mazout léger.
Exemption du gaz naturel : des émissions majorées
Si le gouvernement fédéral décidait d’exempter le gaz naturel de sa tarification du carbone, il aurait du mal à limiter la dérogation aux ménages, car bon nombre d’immeubles locatifs sont des clients commerciaux. Aussi avons-nous choisi un scénario dans lequel l’exemption s’appliquerait à l’ensemble des constructions, comme pour le mazout.
L’ajout du gaz naturel à l’exemption causerait une augmentation des émissions plus importante que la détaxe du mazout seul. En effet, on estime que les émissions nationales seraient gonflées de 4,5 mégatonnes en 2030 par rapport à la trajectoire actuelle. En guise de contexte, cela équivaudrait à 8 % de l’écart projeté avec la cible de 2030. Pour contrer cette hausse, il faudrait offrir des remises beaucoup plus grandes sur les thermopompes et étendre ces remises au secteur commercial; une subvention en fonction du revenu comme celle utilisée dans le Canada atlantique ne suffirait pas.
Les effets de l’exemption grandiraient aussi avec le temps, les ménages devant remplacer leur chaudière n’ayant pas autant de raisons de délaisser les combustibles fossiles.
Pas un avantage pour l’abordabilité
L’exemption de certains combustibles fossiles de la tarification du carbone fédérale réduirait les revenus de ce programme, et donc le montant des remises accordées aux ménages (les paiements de l’incitatif à agir pour le climat).
Le tableau ci-dessous présente la diminution projetée des remises annuelles de l’incitatif à agir pour le climat pour une famille de trois personnes. On constate que l’exemption du gaz naturel et du mazout de chauffage réduirait les paiements dans tout le pays, laissant moins d’argent dans les poches de la plupart des ménages que le statu quo.
Diminution annuelle des remises aux ménages pour une famille de trois personnes (par rapport aux chiffres de 2023)
Nouvelle-Écosse | Nouveau-Brunswick | Alberta | Ontario | Saskatchewan | Manitoba | |
Exemption du mazout et du gaz naturel | -177 $ | -112 $ | -461 $ | -298 $ | -291 $ | -247 $ |
Comme l’indique la figure ci-dessous, une exemption de la tarification du carbone pour les immeubles chauffés au gaz et au mazout réduirait les revenus dans tous les groupes sauf les plus riches. En outre, elle aurait un effet dégressif, les remises à valeur égale étant plus appréciables dans les groupes moins nantis.
À l’échelle du pays, seul le groupe de revenus les plus élevés bénéficierait financièrement de l’exemption du gaz naturel. Et plus un ménage est pauvre, plus il en souffrirait (proportionnellement).
Aucune région n’est à l’abri de ces enjeux d’abordabilité. Par exemple, en Alberta, les remises amenuisées diminueraient le revenu moyen de 0,07 %, et de 0,51 % pour les ménages les plus pauvres. À long terme, la carboneutralité aura bien sûr des coûts pour les ménages, mais l’abrogation de la tarification actuelle sur les combustibles de chauffage n’est de toute évidence pas la solution.
Recommandations
Le gouvernement fédéral et les provinces et territoires devraient maintenir le cap avec la tarification du carbone. Le fait de retirer cette taxe n’améliorera pas nécessairement l’abordabilité, tandis que les remises aux ménages importantes qu’elle permet, elles, ont un effet positif sur cet enjeu.
L’élimination de la tarification applicable aux combustibles partout en dehors de la Colombie-Britannique et du Québec gonflerait les émissions en 2030 de 13,5 mégatonnes, ce qui équivaut à 23 % de l’écart actuel avec la cible pour 2030, et les politiques qu’il faudrait déployer pour compenser seraient plus dispendieuses. Selon le scénario modélisé, le fait d’exempter le mazout de chauffage de la tarification et d’instaurer des subventions aux thermopompes n’aurait pas d’effet substantiel sur la réduction des émissions, mais entraînerait un coût économique plus élevé.
La tarification du carbone demeure donc un élément important de l’approche pancanadienne pour réduire les émissions. Pour atteindre la carboneutralité sans ralentir l’économie, les gouvernements devraient miser sur les façons peu coûteuses d’abaisser les émissions. Dans cette optique, les approches fédérale, provinciales et territoriales en matière de tarification du carbone demeurent avantageuses.