Est-ce que l’augmentation des exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) peut significativement aider le Canada à atteindre ses cibles d’émissions?
En bref : pas vraiment. Le commerce de GNL a des avantages pour le Canada et ses pays importateurs, mais il ne peut pas remplacer les politiques climatiques. Lorsqu’on sait que le gaz est une source d’électricité moins polluante que le charbon, il peut être tentant d’en augmenter les ventes à l’étranger pour ne pas avoir à réduire les émissions au pays. Or, si le Canada espère atteindre ses objectifs climatiques, cette solution n’est que mirage.
Malgré certaines propositions récentes, le calcul est sans équivoque : l’exportation de GNL n’est pas une solution de rechange crédible pour les politiques climatiques au Canada.
Comptabilité 101
La base du problème est une simple question de comptabilité.
L’idée que l’exportation de GNL puisse remplacer les politiques climatiques repose sur des mécanismes (encore incertains) d’échange international de crédits d’émissions. L’article 6.2 de l’Accord de Paris pourrait permettre aux pays de s’échanger des réductions d’émissions pour atteindre leurs cibles respectives dans un cadre de comptabilisation internationale.
Cependant, il est peu probable qu’un pays accepte d’échanger des crédits d’émissions au Canada contre son GNL, puisque la possibilité pour l’acheteur de réduire ses émissions est justement un argument de vente. Les pays importateurs ont signé l’Accord de Paris au même titre que le Canada et ont donc leurs propres obligations. S’ils échangent leurs crédits, ils ne pourront pas s’approprier ces réductions et devront redoubler d’efforts pour atténuer les émissions ailleurs dans leur économie.
Mais ce n’est pas que le système de comptabilisation est dysfonctionnel, bien au contraire : si les exportateurs et les importateurs de GNL pouvaient tous deux s’attribuer les réductions d’émissions résultant de ce commerce, on les compterait en double – ce qui embrouillerait la transparence et la reddition de comptes, sans compter les bases de la négociation climatique internationale. Aucun pays ne pourrait être reconnu comme seul responsable de ses réductions d’émissions. C’est là tout l’opposé d’une solution idéale pour résoudre ce problème demandant une action planétaire collective.
Il n’existe pas vraiment d’autre système de comptabilisation, mais même si la situation était différente, le Canada n’en ressortirait pas gagnant. En effet, si un système de rechange accordait au Canada des crédits pour son GNL exporté, logiquement, il le tiendrait aussi responsable des émissions générées par la fabrication des produits qu’il importe. Autrement dit, une entreprise canadienne installant des panneaux solaires fabriqués en Chine serait responsable des émissions engendrées pendant leur fabrication. En outre, si l’on pouvait suivre les émissions sur tout le cycle de vie, un tel système serait pire pour le Canada; par exemple, son pétrole serait moins désirable, car la forte intensité d’émissions associée à sa production serait attribuée aux consommateurs.
Économie 101
À cet enjeu s’ajoute la question de l’économie.
Revenons à la possibilité d’échanges de crédits internationaux. Quel incitatif pourrait pousser un acheteur à donner ses crédits au Canada? Il faudrait que le prix de vente soit particulièrement concurrentiel. En théorie, le gouvernement du Canada pourrait subventionner la production de GNL avec les fonds publics pour permettre des ventes sous le prix courant, en utilisant les crédits comme justification.
Or, on peut s’interroger sur l’optimisation des ressources. Les fonds publics ont une valeur de renonciation; chaque dollar investi dans une subvention l’est aux dépens des contribuables. Pour renflouer ses coffres, le gouvernement doit augmenter les taxes, faire des emprunts ou réduire les services. Comme aiment le dire les économistes, dans la vie, rien n’est gratuit.
Alors, il faut se demander si l’argent pourrait être utilisé autrement. En vertu de l’article 6, il pourrait être plus économique d’acheter directement des crédits de réduction que de vendre du GNL pour en obtenir.
Ce constat est d’autant plus vrai que la durabilité des infrastructures de GNL apporte des risques liés à la transition. Les pays ayant une cible de carboneutralité représentent maintenant plus de 90 % de l’économie mondiale, ce qui signifie que la demande de combustibles fossiles à long terme est menacée par la transition vers les carburants et l’électricité propres qu’appelle une telle cible. Une analyse de marché récente avance par exemple que, dans l’Union européenne, la demande de GNL plafonnera en 2024 (oui, cette année). Si les investisseurs privés peuvent choisir de prendre le pari, les gouvernements devraient se garder de financer publiquement un tel risque, particulièrement si la réduction des émissions pèse dans la balance. En effet, un accord de GNL à long terme – avec des prix (et des subventions) fixes sur 30 ans – risquerait de remplacer non seulement le charbon à court terme, mais aussi les énergies renouvelables et les batteries à long terme.
Comptabilité 201
Cette incertitude quant aux options que le GNL remplacerait apporte un autre problème de comptabilité : même en ignorant les questions de comptabilisation internationale des émissions et de risques économiques, la démonstration de l’additionnalité reste difficile. Une subvention à l’exportation ne peut être considérée comme une réduction des émissions que si l’on peut démontrer de façon crédible que la transition du charbon au gaz n’aurait pas été possible sans elle.
C’est là une affirmation discutable.
Tout d’abord, une augmentation des exportations de GNL ne mènera pas nécessairement à la mise hors service d’installations au charbon. Alors que la demande d’électricité augmente, le GNL pourrait bien jouer un rôle d’appoint plutôt que de remplacement.
Même si les installations au charbon disparaissaient demain, le GNL canadien ne serait pas la seule option. L’Inde, l’Europe ou le Japon pourrait choisir d’importer du GNL de l’Australie, des États-Unis ou du Moyen-Orient. Après tout, il s’agit d’une ressource mondialement exploitée. C’est là un scénario peu souhaitable d’un point de vue économique, car la prospérité du Canada est profondément ancrée dans le commerce et l’exportation de ressources. Mais le calcul est sans équivoque : les effets graduels réels d’une augmentation des exportations de GNL se limiteraient à l’adoption additionnelle permise par la diminution progressive du prix avec la montée de l’offre.
En d’autres mots, la décarbonisation des autres pays pourrait bien grossir la demande de GNL canadien et les profits pour nos entreprises, mais les réductions concrètes à l’échelle mondiale ne seront pas nécessairement de nature additionnelle ou progressive. Ainsi, le Canada ne pourra pas les compter dans ses objectifs.
Mesures 101
Le dernier enjeu mathématique est une question de mesure. Jusqu’ici, nous avons tenu pour acquis que l’exportation de GNL pour remplacer du charbon réduisait les émissions mondiales. Mais en sommes-nous bien certains?
La combustion dans une centrale n’est pas la seule source d’émissions dans le cycle de vie d’un gaz. Le méthane lui-même est un puissant gaz à effet de serre. Ainsi, les fuites de méthane pendant la production et le transport – qu’on appelle parfois des émissions fugitives en amont – peuvent poser un problème majeur. Si rien n’est fait, ces émissions viendront miner la substitution à l’international. Selon les estimations officielles, en 2021, les émissions fugitives de méthane représentaient environ 8 % des émissions totales du secteur pétrogazier canadien.
Qui plus est, il est presque sûr qu’il s’agit d’une sous-estimation. En effet, les émissions de méthane sont chroniquement sous-estimées parce qu’elles sont encore difficiles à mesurer (bien que cela pourrait changer avec les satellites de surveillance du méthane). Selon une analyse de 2021, les fuites de méthane réelles du Canada pourraient être 1,5 fois plus importantes.
Le traitement et le transport du GNL exacerbent aussi le problème. C’est que, sur le cycle de vie entier, le GNL a une plus grande intensité d’émissions que le gaz normal, car il relâche des émissions à la fois pendant sa liquéfaction et pendant son transport.
Néanmoins, il est possible d’atténuer ces émissions, du moins en partie. Des politiques nationales pourraient encadrer les fuites et créer des incitatifs à la réduction des émissions. Le Canada travaille déjà à resserrer le cadre réglementaire du méthane. D’autres politiques, notamment des systèmes d’échanges pour les grands émetteurs, encourageront aussi l’électrification des installations de GNL.
Cela dit, à moins que l’industrie canadienne ne change ses pratiques, motivée par des politiques incitatives, les exportations de GNL ne réduiront pas les émissions, ni au pays ni à l’international.
Politiques 101
Nous voilà donc de retour à la case départ : les exportations de GNL ne peuvent pas remplacer les politiques nationales de réduction des émissions. Il est tout à fait possible que les efforts climatiques des autres pays – dictés par leurs propres politiques – créent des débouchés pour le GNL canadien. Toutefois, de tels débouchés ne réduiraient en rien l’obligation du Canada envers ses propres cibles d’émissions, dans le respect du cadre de comptabilisation et de responsabilisation mondialement accepté.
Quoi qu’il en soit, ces exportations pourraient bien s’agencer à de solides politiques climatiques, pour peu qu’elles soient mues par la demande sur le marché et des investissements privés plutôt que par des subventions publiques. Des politiques nationales réfléchies : voilà ce qui encouragera la décarbonisation des chaînes d’approvisionnement en GNL et rapprochera le Canada de ses cibles.
Il est tout à fait légitime de s’intéresser aux façons dont les politiques canadiennes peuvent influencer les émissions mondiales; ce sont ultimement les réductions à l’échelle planétaire qui détermineront la gravité du réchauffement climatique. Mais les propositions selon lesquelles le Canada n’aurait pas à instaurer de politiques climatiques s’il exportait davantage de GNL s’appuient tout simplement sur un calcul mathématique erroné.