Les systèmes de tarification du carbone industriel créent un puissant incitatif à la réduction des émissions et à l’investissement dans la concurrentialité à long terme au Canada.
Ou du moins, cela est leur but.
Or, dans les faits, les marchés du carbone canadiens sont profondément lacunaires, ce qui affaiblit leur caractère incitatif et sape l’efficacité de la meilleure politique de réduction des émissions dont dispose le pays.
C’est la conception des systèmes elle-même qui pose problème. Pour qu’un marché perdure, il lui faut un solide équilibre entre l’offre et la demande, des perspectives d’avenir claires et une transparence complète. Pourtant, les décisions des gouvernements minent souvent ces principes fondamentaux.
Cette analyse porte sur cinq décisions qui nuisent à la capacité des marchés du carbone d’encourager la réduction des émissions et la concurrentialité à long terme :
- Définir des normes de rendement trop généreuses
- Avoir deux poids, deux mesures pour les installations
- Limiter les crédits carbone qui peuvent être utilisés
- Faciliter l’exclusion du marché pour certaines installations
- Réduire le poids des signaux de prix avec les revenus
Heureusement, il est encore temps de renverser la vapeur. Les gouvernements provinciaux ont les moyens de stimuler l’offre et la demande et d’accroître la certitude sur les marchés, sans compter la possibilité de resserrer les normes nationales minimales que représente le modèle fédéral pour poser des balises plus claires tout en conservant une certaine flexibilité régionale. Des décisions de conception plus robuste, transparente et harmonisée, voilà ce dont la tarification du carbone industriel a besoin pour atteindre son plein potentiel.
1. Définir des normes de rendement trop généreuses
Les marchés du carbone sont alimentés par des crédits à la performance et compensatoires représentant chacun une tonne d’émissions éliminées. Les projets qui réduisent les émissions en génèrent, et les entreprises peuvent ensuite les vendre ou les acheter. Plus le prix d’un crédit est élevé, plus il devient rentable de réduire ses émissions. En théorie, les marchés du carbone canadiens devraient générer une demande suffisante pour que le prix des crédits demeure près de la tarification nationale (95 $ par tonne cette année).
Cependant, dans certaines provinces, le prix est beaucoup plus bas. Par exemple, en Alberta, les crédits du système TIER (Technology Innovation and Emissions Reduction) ne coûtent qu’environ 20 $ chacun. On anticipe également une chute des prix en Colombie-Britannique et en Ontario, et il en aurait été de même en Saskatchewan si la province n’avait pas suspendu son système. Enfin, au Québec, malgré un prix plancher qui assure une valeur minimale, le prix des crédits est à la baisse depuis plus d’un an.
Le principal coupable : les normes de rendement.
Ces normes dictent la quantité d’émissions maximale que peuvent produire les installations. Celles qui demeurent sous la limite obtiennent des crédits, et celles qui la dépassent doivent en acquérir ou se soumettre à la tarification du carbone. Ainsi, l’offre et la demande sur les marchés et le prix des crédits sont intimement liés aux normes de rendement.
Certains systèmes ont des normes beaucoup trop généreuses, si bien que l’offre de crédits dépasse largement la demande, ce qui fait chuter le prix.
Les normes de rendement seront toujours une question d’équilibre entre la réduction des émissions et la rentabilité des entreprises, mais la balance penche actuellement trop vers la seconde. D’après les calculs de l’Institut climatique, le coût moyen des émissions au Canada serait d’environ 10 $ par tonne. Pour certaines installations de sables bitumineux, cela n’équivaut qu’à un Timbit par baril. Et dans le système TIER, les crédits à la performance et compensatoires déjà sur le marché suffiraient à répondre à la demande pendant plus de deux ans. Des mises au point s’imposent.
2. Avoir deux poids, deux mesures
Si la rigueur des normes de rendement est importante, il ne faut pas pour autant négliger les modes d’application. En principe, la tarification du carbone industriel met les entreprises en compétition sur le plan de l’intensité en carbone. Dans les faits, deux éléments rendent ce système plutôt injuste en permettant d’éviter les comparaisons avec les installations les plus performantes.
Tout d’abord, de nombreux seuils d’émissions sont fixés en fonction des réalités de chaque installation au lieu d’être uniformes pour un même produit. Ainsi, les installations plus polluantes bénéficient de normes plus laxistes, tandis que les plus vertes se voient imposer des limites contraignantes. L’intention est louable (préserver des emplois et reconnaître les défis propres à chaque installation), mais le résultat est pervers (les vieilles installations à forte intensité d’émissions sont avantagées par rapport aux autres). En plus d’être injuste, cette façon de faire mine l’efficacité des politiques.
Ensuite, certains secteurs ou certaines installations reçoivent un traitement privilégié. En Colombie-Britannique, par exemple, le système de tarification fondé sur le rendement (STFR) n’impose aucune norme de rendement commune aux installations au gaz naturel liquéfié. Les seuils pour ces installations sont plutôt négociés au cas par cas, même s’il existe des normes provinciales pour les autres produits. En Ontario, de grandes installations sidérurgiques semblent avoir renégocié leurs seuils, et en Alberta, les entreprises peuvent demander une révision des normes, qui leur garantit presque un allégement.
Cette façon de faire encourage davantage le statu quo que la compétition et favorise le pouvoir discrétionnaire à l’efficacité. En outre, l’aspect hautement confidentiel des normes exacerbe les injustices et complique la réforme des systèmes. Pour être équitables, les normes de rendement doivent être transparentes et harmonisées dans le temps.
3. Poser des limites strictes sur l’utilisation des crédits
Les installations disposent de plusieurs outils pour respecter les limites imposées, outils qui comprennent généralement l’utilisation de crédits à la performance ou compensatoires et le paiement de la taxe sur le carbone. De nombreux systèmes limitent d’ailleurs le nombre de crédits pouvant être utilisés, ce qui oblige les installations à se soumettre à la tarification du carbone.
En Colombie-Britannique, les limites sont si basses qu’elles nuisent au marché. En effet, le STFR prévoit des restrictions grandissantes sur la proportion de crédits à la performance et compensatoires que les installations peuvent utiliser, proportion qui atteindra un maigre 30 % en 2026. La mobilité limitée des crédits qui en découle crée un goulot d’étranglement, où les crédits excédentaires s’accumulent. Et puisque les crédits n’expirent pas dans cette province, la situation ne fera qu’empirer jusqu’à la chute des prix.
L’ironie, c’est que cette mesure visait initialement à rendre le système plus strict en obligeant les installations polluantes à payer le plein prix de la tarification du carbone sur une plus grande part de leurs émissions. Ainsi, le système demeurerait efficace, peu importe l’état du marché. Or, ces limites ont aussi pour effet de réduire le prix des crédits et donc l’incitation à éliminer des émissions. C’est que les marchés du carbone ne sont pas censés être qu’une punition : à leur meilleur, ils devraient aussi offrir une récompense proportionnelle.
4. Couvrir un nombre limité d’émetteurs
Un marché n’est rien sans ses participants. Malgré cela, il n’existe aucune norme universelle au Canada dictant qui devrait participer aux marchés du carbone. En effet, chaque système d’échange pour les grands émetteurs définit son propre seuil de participation, qui varie grandement d’une région à l’autre.
Ce problème n’en a pas toujours été un. Avant, le désir d’éviter la redevance fédérale sur les combustibles poussait les entreprises sous le seuil obligatoire à participer quand même. Depuis l’élimination de la redevance, les installations qui adhéraient ainsi volontairement au système n’ont plus de raison de le faire. Si elles se retirent, les marchés couvrent moins d’émissions, et la demande de crédits faiblira.
Selon les règles actuelles, ces adhérents volontaires devraient continuer de participer aux marchés du carbone pour un certain temps.
Cela dit, certaines provinces facilitent leur exclusion. L’Alberta et l’Ontario ont notamment apporté des changements à leurs systèmes respectifs pour permettre à ces installations de quitter le marché plus rapidement que prévu. Leur justification : ces changements réduisent le fardeau administratif pour les petites installations.
Pourtant, nous n’avons pas de données probantes sur ledit fardeau administratif. Nous savons cependant que ces changements accéléreront la chute des marchés du carbone. Selon des travaux de l’Institut climatique et de Navius Research, les installations canadiennes qui participent sur une base volontaire produiraient 31 mégatonnes d’émissions, soit 9 % de toutes les émissions industrielles du pays. La grande majorité de ces installations se trouve en Alberta, où le seuil de participation obligatoire est extrêmement élevé : 100 kilotonnes, soit l’équivalent des émissions annuelles de près de 22 000 voitures.
Les changements en Alberta et en Ontario mineront encore davantage la demande et faciliteront l’évitement de la tarification du carbone pour des installations qui auraient été automatiquement couvertes dans d’autres provinces. Encore une fois, il apparaît crucial d’harmoniser les façons de faire.
5. Réduire le poids des signaux de prix avec des revenus
Le modèle fédéral ne prévoit qu’une seule règle pour les revenus liés à la tarification du carbone : ceux-ci ne peuvent être utilisés pour atténuer l’effet des signaux de prix. Or, c’est exactement l’avenue que deux provinces envisagent.
En 2024, l’Ontario a lancé le Programme des normes de rendement à l’égard des émissions, qui permet aux émetteurs de réclamer jusqu’à la totalité des frais payés au titre de la tarification du carbone pour les investir dans la réduction des émissions. Comme l’Institut climatique l’a déjà expliqué, cette approche peut être dangereuse, car les grands émetteurs paient davantage, mais peuvent aussi réclamer davantage. Voilà qui annule au moins en partie l’incitation à la réduction des émissions.
L’Alberta adopte un principe semblable, mais inverse : plutôt que de réclamer leurs dépenses, les installations obtiennent des crédits proportionnels à leurs investissements dans la décarbonisation.
Ce programme d’investissements directs dans la conformité pourrait toutefois permettre aux installations de la province de compenser leur norme de rendement pendant huit ans. En outre, si les crédits à l’investissement adoucissent la facture des réductions d’émissions, ils ont aussi le défaut de compter ces dernières en double, ce qui gonfle l’offre déjà excédentaire. Et puisque les critères ne sont pas encore clairs, ils pourraient éviter à certaines installations d’avoir à débourser le moindre sou, ou même n’avoir aucun effet sur les émissions. Sans grande surprise, cette annonce a fait chuter davantage le prix des crédits du TIER.
La solution : choisir la certitude
La tarification du carbone industriel baigne dans l’incertitude. Les décisions sur le fonctionnement des marchés du carbone, ainsi que le gel de la tarification en Alberta et la suspension générale du système de la Saskatchewan ont empiré les choses.
L’incertitude est l’ennemie jurée des marchés. Si rien ne change, les systèmes de tarification du carbone industriel continueront de perdre en efficacité. Cependant, les gouvernements peuvent faire de meilleurs choix pour offrir plus de certitude.
Les provinces ont tous les outils nécessaires pour rectifier le tir; elles connaissent leurs industries et savent comment leur permettre de demeurer concurrentielles tout en leur donnant des raisons d’améliorer leur rendement.
Le gouvernement fédéral a aussi un rôle à jouer. Le modèle fédéral pour la tarification du carbone – qui vise à assurer la cohérence entre les divers marchés et à réduire les inégalités au sein de ceux-ci – doit être revu afin de poser des balises plus claires et précises pour le bon fonctionnement des marchés. Et en dernier recours, il existe un système de filet de sécurité fédéral qui peut être appliqué partout dans le pays.