La tarification du carbone industriel, démystifié

Voici comment les systèmes d’échange pour les grands émetteurs du Canada permettent de réduire les émissions et de maintenir la compétitivité

Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs sont le cheval de bataille des politiques climatiques au pays, d’après une analyse récente de l’Institut climatique du Canada. Selon cette étude, ces politiques de tarification du carbone – parfois aussi appelées systèmes de tarification fondés sur le rendement (STFR) – contribuent plus à la réduction de la pollution climatique d’ici 2030 que toute autre politique. 

C’est une conclusion qui en a fait sourciller plus d’un, et avec raison. Mais comment ces systèmes d’échanges fonctionnent-ils, et pourrait-on les rendre encore plus efficaces? Nous avons des réponses à ces questions.

Non aux fuites de carbone

Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs sont particulièrement importants dans les secteurs très polluants et tributaires du commerce. Les entreprises qui fabriquent de l’acier, du ciment ou de l’aluminium, par exemple, émettent beaucoup de gaz à effet de serre relativement aux unités produites, et doivent rivaliser avec d’autres entreprises des marchés internationaux n’ayant possiblement pas à payer de taxe pour leurs émissions. Les politiques climatiques créent des coûts supplémentaires importants qui laissent la chance aux concurrents de l’étranger de vendre leurs produits à plus bas prix et de s’emparer de la clientèle. Ce phénomène peut mener aux fuites de carbone, c’est-à-dire que la tarification du carbone n’empêche pas la pollution, mais l’envoie simplement ailleurs. Les systèmes d’échanges permettent de réduire les émissions tout en limitant les fuites de carbone. 

Comment ça fonctionne?

Au lieu de calculer la tarification des émissions d’après les intrants de l’entreprise – diesel ou charbon consommé, par exemple – les systèmes sont fondés sur les extrants, comme les tonnes de ciment ou d’acier. Mais les entreprises doivent payer le tarif sur le carbone seulement si elles dépassent un certain seuil d’intensité (les « normes de rendement » ou « cibles de performance », qui varient selon le produit, l’installation ou le secteur). Les entreprises qui dépassent le seuil doivent acheter des crédits pour compenser l’excès d’émissions, celles qui accotent le seuil ne sont pas soumises à la tarification, et celles qui restent sous le seuil obtiennent des crédits pouvant être vendus à d’autres entreprises pour un profit.

Nous verrons pourquoi cette approche est sensée plus loin. Mais d’abord, regardons un exemple.

Un exemple

Imaginons quatre fabricants d’aluminium : les entreprises A, B, C et D. Pour simplifier les choses, supposons qu’elles n’ont toutes qu’une seule installation et qu’elles produisent la même quantité d’aluminium primaire, soit 300 000 tonnes par année.

Ces entreprises sont différentes sur un seul point : l’intensité des émissions de leurs activités de production, comme l’illustre la figure 1.

Dans notre exemple, la norme de rendement du système d’échange pour les grands émetteurs est de deux tonnes de CO2 par tonne d’aluminium produit (ce qui équivaut aux émissions de l’entreprise A). Ici, le système compare chaque entreprise d’aluminium à ce seuil d’intensité sectoriel. (En pratique, les différents systèmes d’échange fixent les seuils de différentes façons. Certains, comme le règlement sur l’innovation technologique et la réduction des émissions de l’Alberta, appliquent un seuil à chaque entreprise plutôt qu’à tout le secteur.)

Les entreprises n’ont à payer le tarif sur le carbone que pour les émissions qui excèdent le seuil. La figure 2 montre la différence entre le seuil et les émissions réelles de l’année. L’entreprise A accote le seuil, et donc, ses émissions sont couvertes. Comme les émissions de l’entreprise B sont sous le seuil, celle-ci a un surplus de crédits. Les émissions de l’entreprise C dépassent un peu le seuil, et il lui manque donc quelques crédits. L’entreprise D, à la plus forte intensité d’émissions, a un manque important de crédits.

Si la tarification du carbone est de 80 $ par tonne (comme actuellement pour tous les systèmes de tarification du carbone au Canada), on peut calculer le montant à payer par chaque entreprise en multipliant les émissions excédentaires (celles pour lesquelles elles n’ont pas de crédits) par 80 $. Plus l’écart est grand, plus le montant est élevé.

La figure 3 montre le coût moyen par tonne de pollution carbonique des quatre entreprises.

Dans notre exemple, les entreprises C et D se voient imposer un tarif sur le carbone, vu l’intensité d’émissions relativement haute de leurs activités de production. Plus elles émettent de carbone par tonne d’extrants, plus hauts sont leurs coûts moyens par tonne de pollution. De son côté, l’entreprise A est récompensée pour sa sobriété relative en n’ayant rien à payer; l’entreprise B, elle, est encore plus sobre, et empoche donc des profits grâce à la vente de ses crédits excédentaires.

Un système sensé

Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs réduisent à la fois les coûts pour les entreprises et les émissions. Voici leurs grands avantages :

  1. Ils règlent les problèmes de fuites de carbone et de concurrence

Avec ces systèmes, les entreprises sont incitées à réduire leurs émissions en rendant leurs activités de production plus propres plutôt qu’en les ralentissant. Dans l’exemple ci-dessus, si les entreprises avaient à payer un tarif sur le carbone pour toutes leurs émissions, elles pourraient avoir de la difficulté à rivaliser avec leurs compétiteurs internationaux, qui ne sont pas soumis à un tel tarif. Si ces entreprises faisaient faillite, on pourrait s’attendre à ce que celles de l’étranger prennent leur place sur le marché. Le Canada ferait donc face à des coûts économiques sans contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Les systèmes d’échange aident à éviter ce résultat. Le ralentissement de la production réduirait par le fait même le nombre de crédits possibles pour les entreprises. Ainsi, il n’y a aucun avantage à réduire les émissions par une diminution de la production, qui risquerait seulement de délocaliser les émissions.

  1. Ils offrent de la flexibilité grâce aux échanges

Même si les systèmes d’échange réduisent les coûts pour les entreprises, la tarification du carbone crée un incitatif pour offrir des biens et services sobres en émissions. Les crédits de ces systèmes ont une vraie valeur, plus précisément celle du tarif sur le carbone (dans l’exemple, 80 $ par tonne). Comme les crédits peuvent être échangés, les entreprises touchées sont incitées à prendre des mesures pour réduire leurs émissions – comme l’électrification ou la mise à niveau vers des processus ou de l’équipement plus efficaces – qui leur coûtent moins de 80 $ par tonne. Ainsi, elles peuvent vendre leurs crédits excédentaires sur le marché (ou au moins éviter d’avoir à en acheter). Par conséquent, cette flexibilité préserve l’incitatif à la réduction des émissions de production que représente la tarification du carbone, incitatif qui devrait se faire plus alléchant avec le temps puisque la tarification des systèmes d’échanges suit celle appliquée aux consommateurs.

  1. Ils favorisent les innovations sobres en carbone 

La flexibilité des systèmes veut aussi dire que les entreprises sont toujours incitées à développer des technologies et des processus novateurs réduisant les émissions. Les entreprises les plus performantes peuvent vendre leurs crédits excédentaires, à un prix qui suit la hausse constante de la tarification du carbone, pour un avantage concurrentiel. Ce dernier encouragera d’autres entreprises à viser la même efficacité, et – le plus important – à la surpasser. Nous avons ainsi un incitatif intrinsèque à l’innovation et à l’amélioration continues.

Une mise en garde

Pour que les systèmes d’échange continuent de réduire efficacement la pollution par les grands émetteurs canadiens, les autorités de réglementation doivent régler le problème des marchés saturés de crédits. Dans certaines provinces, les seuils laxistes et les interactions avec d’autres politiques climatiques peuvent contribuer à un excès de crédits; lorsqu’il y a trop de crédits, leur valeur chute, et l’incitatif à la réduction des émissions disparaît, ce qui nuit à l’efficacité des systèmes. Des seuils plus stricts, comme ceux recommandés par l’Institut climatique, sont essentiels pour préserver les avantages des systèmes d’échange pour les grands émetteurs.

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