Introduction
Le gouvernement fédéral a signalé que les infrastructures de production de gaz naturel liquéfié (GNL) sont une priorité en incluant le projet LNG Canada – phase 2 dans sa liste de « projets d’intérêt national ». Au moins cinq autres installations de GNL sont en cours de planification ou de construction en Colombie-Britannique, avec une capacité de production potentielle totale d’environ 50 mégatonnes par année. Le développement de la capacité en matière de GNL sur la côte Est est également envisagé.
Dans ce contexte, le Canada doit déterminer quelle sera l’incidence d’une expansion majeure du secteur du GNL sur les objectifs climatiques canadiens et mondiaux. Bien que les données impartiales et vérifiables soient peu abondantes et s’accompagnent d’un degré d’incertitude non négligeable, nous examinons ici les conséquences pour les émissions canadiennes et mondiales ainsi que pour les politiques climatiques du Canada.
La réponse courte : l’expansion du secteur du GNL canadien fera augmenter les émissions nationales, et ses répercussions sur les émissions mondiales sont ambiguës. C’est pourquoi le gouvernement devrait prioriser la mise en place de politiques rigoureuses pour encadrer le GNL canadien afin de soutenir l’atteinte des objectifs de carboneutralité canadiens. Il devra également résister à la tentation de voir les exportations de GNL comme une solution qui remplacerait l’élaboration de politiques climatiques nationales.
Est-ce que l’expansion du GNL est compatible avec les objectifs de carboneutralité du Canada?
L’augmentation de la capacité de production de GNL au Canada rend difficile l’atteinte des objectifs de carboneutralité et des cibles de gaz à effet de serre (GES) dans les provinces productrices, même si l’intensité d’émissions associée à son extraction est faible comparativement aux autres pays producteurs. Même si l’intensité d’émissions de GES prévue pour le GNL canadien est parmi les plus basses par tonne produite au monde, la mise en service de chaque nouvelle grande installation de GNL s’accompagnera d’une hausse substantielle des émissions absolues.
Les émissions proviennent de tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement : extraction du gaz naturel, transport par gazoduc, liquéfaction, transport du GNL jusqu’au port et combustion.
Pour évaluer l’incidence sur les objectifs de carboneutralité canadiens, nous prenons en compte l’ensemble des émissions potentielles en territoire canadien. À l’heure actuelle, seulement une installation est en service au pays, LNG Canada – phase 1, et nous devons baser notre analyse sur plusieurs suppositions. Selon une estimation, ses émissions totaliseraient 5,5 mégatonnes (Mt) de GES par année pour la chaîne d’approvisionnement, de l’extraction au point d’expédition vers les acheteurs étrangers.
L’estimation suppose que l’installation fonctionne à plein rendement, soit une production de 14 Mt de GNL par année, et que le gaz naturel provient en partie des gisements de la Colombie-Britannique et des réserves existantes. Cette installation serait la plus grande source ponctuelle d’émissions de GES de la province. Les émissions totales prévues pour 2023 sont de 65,2 Mt pour la Colombie-Britannique. Les émissions de LNG Canada produiraient donc une augmentation d’environ 9 % (de 65,2 à 71,1 Mt), ce qui rendrait difficile l’atteinte des objectifs de carboneutralité de la province sans mise en place de politiques efficaces pour contrôler les émissions de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ou réduction considérable des émissions dans d’autres secteurs.
Plusieurs facteurs influencent les estimations d’émissions des installations de GNL. D’abord, les émissions du gaz en amont et en cours de processus (de l’extraction au transport jusqu’aux installations de GNL) dépendent de la réduction du volume de gaz naturel expédié à des consommateurs canadiens et américains. On doit également évaluer si on a accès à l’électricité nécessaire au bon fonctionnement de toutes les installations de liquéfaction à compresseurs électriques. Par exemple, l’installation de Ksi Lisims utilisera des barges à vapeur en attendant de pouvoir se connecter à un réseau électrique.
Si on se projette en 2035 et si on suppose qu’il y aura six installations en Colombie-Britannique (LNG Canada 1 et 2, Cedar, Woodfibre, Ksi Lisims et Tilbury – phase 2) fonctionnant à leur capacité nominale, les émissions totales seraient juste sous la barre des 13 Mt par année. Il s’agirait d’une augmentation de près de 20 % pour la Colombie-Britannique par rapport à 2023, en supposant que toutes les installations sauf LNG Canada – phase 1 se servent d’électricité pour la liquéfaction. C’est pourquoi, malgré la grande efficacité des usines de traitement de la Colombie-Britannique, la plus faible intensité d’émissions des gisements de la formation de Montney et un meilleur contrôle du méthane que de nombreux autres concurrents, la province s’éloignerait de son objectif de carboneutralité, et reste la seule qui pourrait produire du GNL de 2030 à 2035.
La demande en électricité des installations de GNL de la Colombie-Britannique dépassera probablement l’offre d’ici les 10 prochaines années, qu’elle provienne de nouvelles sources de production dans la province, d’achats d’ailleurs au pays ou des États-Unis. Dans le meilleur des cas, la nouvelle capacité de production en Colombie-Britannique exercera une pression sur les consommateurs, ce qui nuira à l’abordabilité. Si cette croissance de l’offre ne vient pas de sources d’énergie renouvelable, les émissions augmenteront davantage là où elle est produite et rendra plus difficile l’atteinte des objectifs de carboneutralité, sauf si on applique des réductions compensatoires dans d’autres secteurs ou si le carbone est capté, utilisé ou stocké en quantité suffisante.
L’expansion du GNL canadien est-elle compatible avec les objectifs mondiaux de carboneutralité?
Si l’ajout d’une capacité importante de GNL complique l’atteinte des cibles canadiennes de carboneutralité, qu’en est-il pour les objectifs mondiaux? La réponse est complexe et dépend de la demande mondiale de GNL et de l’approvisionnement disponible. Elle dépend également du pourcentage de remplacement par le GNL canadien du charbon, du GNL à forte intensité d’émissions d’autres pays ou des énergies renouvelables. Il faut répondre à au moins trois questions pour déterminer si le GNL canadien soutiendra ou entravera l’atteinte des objectifs mondiaux de carboneutralité.
Le GNL canadien remplacera-t-il des exportations de GNL à plus forte intensité d’émissions d’autres pays?
Le GNL canadien coûte moins cher à transporter vers l’Asie, et sa liquéfaction est plus économique en raison des températures ambiantes plus froides; de plus, au cours des dernières années, il a pu bénéficier des prix plus bas du gaz naturel et de l’électricité que pour bien d’autres fournisseurs, particulièrement aux États-Unis. Cela dit, les coûts réels dépendent également de facteurs opérationnels liés à l’usine de liquéfaction, comme les retards dans la mise en marché du produit, le rendement opérationnel et d’autres problèmes qui ont une incidence sur la compétitivité dans son ensemble.
Les prévisions des prix du GNL et des coûts de production varient beaucoup, et peuvent être très favorables, ou pas. Nous ne savons pas comment évolueront l’approvisionnement et la demande de GNL au cours de la prochaine décennie, si les producteurs de GNL canadiens pourront dicter les prix du marché ni si les avantages liés aux coûts persisteront et permettront de remplacer les autres vendeurs.
En fin de compte, il n’y a aucune garantie que le GNL canadien sera en mesure de remplacer celui des autres pays et de réduire les émissions mondiales.
Le GNL remplacera-t-il le charbon dans la production d’électricité?
Utiliser du gaz naturel à la place du charbon pour la production d’électricité par combustion pourrait réduire les émissions de CO2 par unité d’électricité produite. On doit toutefois se demander dans quelle mesure les exportations canadiennes de GNL entraîneront le remplacement du charbon par le gaz naturel dans les pays consommateurs.
La réponse à cette question dépend de bon nombre de facteurs complexes liés aux coûts, notamment la différence entre les prix du GNL et du charbon dans les centrales à combustible fossile existantes ou prévues, la différence entre les prix des combustibles fossiles et des sources d’électricité renouvelable et la capacité à acheminer le GNL jusqu’à la centrale, par exemple des coûts de transport supplémentaires ou la capacité des gazoducs après la regazéification.
Ces facteurs varient d’un pays à l’autre et au fil du temps. Nous ne pouvons pas prévoir les prix, les coûts ou la capacité pour les cinq prochaines années, encore moins nous projeter de 10 à 25 ans dans le futur.
En analysant les tendances des dernières années, nous pouvons inférer l’évolution de la production d’électricité dans les grands pays consommateurs, comme la Chine, l’Inde et le Japon, qui seraient des marchés potentiels pour le GNL canadien. On peut voir que les énergies renouvelables y sont de plus en plus utilisées et, par conséquent, que la part de marché du gaz y est restée relativement stable ou a décliné. À l’aide des données sur l’énergie de l’Agence internationale de l’énergie et d’autres sources de 2015 à 2024-2025, nous avons examiné les parts des différents combustibles dans la production d’électricité pour ces trois pays.
En Chine, l’utilisation du gaz naturel s’est maintenue à 2,5 % de la production totale, alors que celle du charbon a diminué de 20 %, restant toutefois largement en tête à 56 %. Cet important changement s’explique par la croissance de la production d’énergie renouvelable autre que l’hydroélectricité, qui représente maintenant 23,5 % du marché, soit près de cinq fois plus qu’il y a 10 ans.
Le charbon continue de dominer dans la production d’électricité en Inde avec une part relativement stable (passée de 70 % à 76 %). Celle des énergies renouvelables autres que l’hydroélectricité a considérablement augmenté, passant de 0,6 % à 15,4 % pendant cette période. Quant au gaz, sa part de marché est passée de 5 % à moins de 3 %.
Historiquement, le gaz était populaire au Japon, suivi du charbon, mais les deux ont connu un déclin depuis 2015, respectivement de 20 % et de 15 %. La part des énergies renouvelables autres que l’hydroélectricité a presque triplé, passant de moins de 6 % à près de 18 %. Ce qui retient l’attention est donc la croissance des énergies renouvelables plutôt que tout remplacement important du charbon par le gaz naturel.
Le remplacement du charbon par le GNL dans la production d’électricité, ce qui entraînerait une réduction des émissions mondiales de GES, dépend largement de la différence entre les prix du charbon et du gaz naturel ainsi que de tout autre effet sur la demande totale d’électricité favorisant l’utilisation de combustibles. Une récente étude économique a simulé les effets de la mise en service d’une très grande installation d’exportation de GNL pour l’exportation (2,1 milliards de pieds cubes par jour) sur les émissions mondiales pour différentes fourchettes de prix du charbon et du gaz et les effets rebonds sur la demande totale de combustibles. Elle montre sans équivoque qu’il y aurait dans ce cas une réduction des émissions seulement si tout le charbon est remplacé par du gaz naturel, ce qui est improbable d’un point de vue pratique. Des simulations de divers degrés de remplacement et de différence de prix entre le gaz et le charbon montrent une variation des émissions allant d’une réduction de 39 Mt, si le prix du gaz naturel est bas et le taux de remplacement, important, à une augmentation de 11 Mt due à des effets rebonds qui annuleraient les avantages de prix.
Les producteurs canadiens font face à un dilemme lorsque les prix du GNL sont bas, car cela favorise le remplacement du charbon par le GNL tout en réduisant les revenus des installations canadiennes, ce qui nuit à leur rentabilité et à leur capacité de maintien de la production.
Nous concluons donc que toutes les prévisions de GNL canadien qui entraînent une diminution de la production d’électricité au charbon et, par conséquent, une baisse des émissions mondiales, ne sont que spéculations. Les producteurs canadiens n’ont aucun contrôle sur la production d’électricité des autres pays et ne peuvent pas établir des prix garantissant au GNL un avantage concurrentiel sur le charbon ou les énergies renouvelables.
La demande totale de GNL augmentera-t-elle significativement pendant la durée de vie des installations?
Le GNL canadien pourrait s’ajouter aux combustibles à forte intensité d’émissions plutôt que de les remplacer, ce qui nous éloignerait des objectifs mondiaux de carboneutralité. La demande d’électricité croît rapidement partout dans le monde, et la demande totale pour les combustibles fossiles et les sources d’énergie renouvelable pourrait augmenter, ce qui entraînerait une hausse des émissions totales même si l’intensité des émissions au Canada est plus faible que celles du charbon et des autres producteurs de GNL. Shell Canada prévoit que la demande mondiale de GNL connaîtra une croissance de 60 % d’ici 2040. Cela produirait une importante hausse des émissions mondiale si le GNL est davantage utilisé que les énergies renouvelables dans la production d’électricité, ou s’il ne remplace pas en grande partie le charbon.
La demande de gaz sera probablement inégale selon les marchés, ce qui influera sur la probabilité que les activités canadiennes de production de GNL prévues ou éventuelles puissent profiter de débouchés durables pour leur produit. Le rapport World Energy Outlook de l’Agence internationale de l’énergie semble indiquer que la demande de GNL pourrait baisser en Europe, en Chine, au Japon et en Corée dans le scénario de politiques exploratoire, mais augmenter dans d’autres pays comme l’Inde. Même dans le scénario des politiques actuelles, où les politiques restent inchangées, la demande de gaz en Europe continue de diminuer.
Quelles sont les implications pour les politiques climatiques au Canada?
L’expansion de la capacité de production du GNL canadien compliquera l’atteinte des objectifs de carboneutralité du Canada et y aura des implications importantes pour les politiques climatiques. Ce n’est qu’en adoptant de rigoureuses politiques climatiques nationales que nous pourrons empêcher les nouveaux projets de nuire à l’atteinte des cibles d’émissions nationales et montrer que le Canada soutient les trajectoires mondiales vers la carboneutralité.
Généralement, les politiques canadiennes devraient établir les règles et les respecter, puis laisser les risques au marché. Ci-après, nous proposons au gouvernement fédéral des mesures à prendre.
Achever et mettre en place des règles strictes sur le méthane pour le secteur pétrogazier afin de réduire les fuites et les évacuations. Les nouvelles règles doivent obliger les entreprises à utiliser les meilleures technologies pour mesurer les émissions fugitives et réduire les émissions du secteur de 75 % d’ici 2030. Les fuites de méthane contribuent considérablement aux émissions totales de la chaîne d’approvisionnement de GNL et représentent de 38 à 40 % des émissions totales de GES selon que la liquéfaction est effectuée à l’aide d’électricité ou de gaz naturel. En outre, les estimations officielles des émissions de méthane sont presque certainement trop basses, car elles sont difficiles à mesurer et sous-déclarées. En effet, les émissions réelles de méthane liées au processus d’extraction des combustibles fossiles pourraient être sept fois plus élevées que les valeurs déclarées.
Les fuites de méthane sont des pertes pour l’industrie (en revenus), et il s’agit d’un GES extrêmement néfaste, avec un potentiel de réchauffement climatique plus de 80 fois plus élevé que celui du dioxyde de carbone (CO2). Bien que sa durée de vie soit plus courte, ses répercussions climatiques par unité jusqu’à 2050 sont beaucoup plus importantes que celles des émissions de CO2 provenant de la combustion du gaz naturel.
Faire fonctionner la politique de tarification du carbone industriel en expliquant clairement aux producteurs que la politique se resserrera et offrira des incitatifs continus pour favoriser la réduction des émissions totales. Les installations de GNL devront participer aux systèmes de tarification du carbone industriel avec des seuils déterminés en fonction de la source d’énergie utilisée (gaz naturel ou électricité) et un calendrier de resserrement. Le système de tarification du carbone industriel de la Colombie-Britannique ne donne aucun détail sur les seuils d’émissions qui pourraient s’appliquer aux installations de GNL. La plus grande installation en service, le projet LNG Canada – phase 1, est soumis à un accord financier qui limite les coûts du carbone payés par la coentreprise au gouvernement provincial.
Ne pas subventionner le GNL : En général, ce sont les investisseurs privés, et non les contribuables et les consommateurs d’électricité, qui devraient assumer les risques liés au développement du GNL, étant donné les prévisions du marché international. Les subventions ont des coûts de renonciation; c’est pourquoi les dollars publics doivent être utilisés efficacement en considérant les risques et les avantages pour la société, notamment les effets sur les déficits gouvernementaux, les coûts pour les contribuables et les programmes qu’ils pourraient écarter. Les risques de délaissement d’actifs sont réels.
Ne pas considérer le GNL comme une solution qui remplacerait les politiques climatiques nationales : La production de GNL ne doit définitivement pas remplacer la réduction des émissions canadiennes. Comme nous l’avons montré, les avantages pour les émissions mondiales sont loin d’être évidents. De plus, il est très peu probable que les mécanismes internationaux d’échange génèrent des crédits d’émission pour les exportations canadiennes de GNL.