Ceci est le second article d’une série de trois sur les objectifs climatiques du Canada et le secteur pétrogazier, initialement publié dans Options Politiques.
La volonté du fédéral à éliminer les subventions et autres allocations publiques pour les combustibles fossiles risque d’entrer en conflit avec son plan de fixer un plafond d’émissions pour le secteur pétrolier et gazier ainsi que de favoriser les emplois durables.
Malgré les progrès dans la réduction du soutien à la production de combustibles fossiles, le financement du fédéral pour les projets comme ceux de captation, d’utilisation et de stockage du carbone (CUSC) est en hausse. Le crédit d’impôt fédéral pour la CUSC devrait coûter entre 1 et 2 milliards de dollars par année d’ici 2027. Le secteur pétrolier et gazier pourrait aussi décrocher du financement public sur les 15 milliards de dollars du Fonds de croissance du Canada ou par l’intermédiaire d’autres programmes.
Un désaccord sur la définition précise de « subvention » et d’« inefficacité » paralyse le débat au Canada; on se demande notamment si un soutien aux projets de réduction des émissions compte comme une subvention aux combustibles fossiles ou non. Mais, question plus importante, est-ce une bonne idée pour le gouvernement fédéral d’utiliser ses maigres ressources financières pour aider les entreprises pétrolières et gazières à diminuer leurs émissions? Comme pour la plupart des questions stratégiques, la réponse c’est « ça dépend ».
Le camp du pour est d’avis que l’aide de l’État est nécessaire pour préparer le secteur au plafonnement imminent des émissions pétrogazières et pour fournir des emplois durables s’inscrivant dans la trajectoire vers la carboneutralité à l’horizon 2050.
Pourtant, une récente analyse de la Régie de l’énergie souligne que le Canada ne sera pas aux commandes de la transition. Il est bien possible que la demande mondiale en pétrole et en gaz chute de façon spectaculaire, tout dépendant de la vitesse de l’action mondiale pour le climat, des coûts des technologies de réduction des émissions, et de l’infrastructure d’exportation.
Est-ce logique de puiser des milliards dans les poches des contribuables pour diminuer les émissions alors que la production au pays pourrait ralentir naturellement sous l’effet des forces du marché?
Le gouvernement fédéral a besoin d’un cadre transparent et rigoureux pour l’évaluation des dépenses publiques dans les projets de réduction des émissions du secteur pétrogazier. Tous les degrés de soutien aux combustibles fossiles présentent leur lot de risques sur le plan climatique ou économique, mais on peut justifier une certaine aide, si elle demeure ciblée et temporaire.
En nous appuyant sur un rapport de 2022 de l’Institut climatique du Canada, nous proposons un cadre d’analyse à quatre volets que les ministères fédéraux, les sociétés d’État et les institutions indépendantes devraient utiliser avant d’accorder du financement à des projets de réduction des émissions du secteur pétrolier et gazier.
1) Cohérence de l’entreprise et du projet avec les scénarios de carboneutralité nationaux et internationaux
Les organismes fédéraux qui envisagent d’investir dans le projet de réduction des émissions d’une installation de production pétrogazière devraient pouvoir s’attendre raisonnablement à ce que ces actifs ne soient pas délaissés en raison d’un changement d’une politique ou du marché.
Ils doivent aussi se demander si ce soutien financier peut prolonger la durée de vie de ces installations, pour ainsi compliquer l’atteinte des objectifs climatiques du pays et créer des coûts dans d’autres pans de l’économie.
Le Canada a récemment élaboré une taxonomie de l’investissement climatique, conçue pour aider les investisseurs privés à cibler les projets présentant un faible risque lié à la transition et pour établir des paramètres pouvant servir de base dans les décisions du fédéral.
Pour ce qui est des entreprises, cette approche pourrait venir limiter le soutien public uniquement aux sociétés qui respectent les pratiques exemplaires internationales d’établissement de cibles de carboneutralité (incluant toutes les émissions du cycle de vie), de planification de la transition, et de déclaration. Pour les projets, elle pourrait restreindre le soutien aux projets existants qui entraîneront des réductions transformationnelles des émissions tout en freinant toute possibilité d’expansion.
La taxonomie proposée est un bon point de départ pour l’allocation des fonds publics comme elle s’inscrit dans les objectifs climatiques fédéraux et étrangers, et dans une bonne stratégie d’investissement. Il est essentiel de cimenter cette initiative rapidement afin de mobiliser les capitaux privés pour réduire les émissions du secteur pétrogazier canadien.
2) Valeur économique attendue comparativement aux autres options de financement
Les demandes de fonds publics pour les projets de réduction des émissions du secteur pétrolier et gazier suscitent souvent des inquiétudes quant à la concurrence, à la valeur que peut apporter l’entreprise ou le projet à l’économie, et au risque que les investissements ou la production aillent ailleurs. Ces questionnements valent qu’on y regarde à deux fois.
La valeur à long terme du secteur pour l’économie canadienne est incertaine, et l’importance de créer de nouveaux moteurs pour la croissance économique et l’exportation ne fera que croître.
Le secteur pétrolier et gazier occupe actuellement un segment important de l’économie du pays, et génère environ 5 % du PIB. Toutefois, comme 80 % du pétrole et 48 % du gaz naturel sont exportés à l’étranger, la production du Canada est vulnérable au rythme et à l’ampleur de l’inévitable déclin de la demande au cours du siècle.
Les données semblent aussi indiquer que les politiques climatiques fédérales ne sont pas une menace existentielle pour le secteur. Une analyse récente montre que l’ajout du captage et stockage du CO₂ à une installation de sables bitumineux aurait une incidence minime sur les coûts, vu les crédits d’impôt existants et la certitude de la tarification du carbone sur le long terme.
La mise en œuvre de ces projets risque peu d’entraîner la fermeture d’installations sous le poids des coûts de réduction des émissions, surtout vu la flexibilité prévue du plafond des émissions pétrolières et gazières et les prix relativement porteurs du pétrole projetés jusqu’en 2030.
La production à faible émission fixera le coût des affaires dans les prochaines décennies, surtout avec l’expansion des mesures commerciales pro-climatiques, comme l’ajustement carbone aux frontières. Les investisseurs privés dans les nouveaux projets, dont ceux de gaz naturel liquéfié, devront prendre ces coûts en compte dans leurs estimations au lieu d’attendre un financement supplémentaire du gouvernement (outre les crédits d’impôt existants) pour la mise en conformité.
En parallèle, les occasions se multiplient dans d’autres marchés, comme les énergies renouvelables, l’hydrogène et les minéraux critiques. La valeur économique d’un investissement dans le pétrole et le gaz devra donc être bien comparée à celle d’un investissement dans des projets de remplacement, surtout étant donné les fonds publics limités.
Il pourrait toutefois être possible de justifier, dans une certaine mesure, l’investissement public dans certains types de projets pour lesquels la demande mondiale devrait s’accroître ou dont les avantages s’étendraient à plusieurs secteurs.
Par exemple, le soutien à certains projets d’hydrogène bleu – soit la production d’hydrogène à partir de gaz naturel, où un pourcentage élevé (plus de 90 %) des émissions sont captées et stockées dans le sol – se justifie par les possibilités économiques qui seront créées dans certaines régions. L’aide financière aux installations essentielles pour les projets sobres en carbone, comme les pipelines de CO₂ et les dispositifs de stockage, pourrait aussi profiter à d’autres secteurs de l’industrie, en plus du pétrole et du gaz.
Les projets devraient être soumis à une analyse coûts-avantages s’intéressant à la résilience de l’installation aux forces du marché dans les prochaines décennies. Selon toutes probabilités, les installations à faible coût et à faibles émissions devraient être plus concurrentielles et résilientes.
3)Effets du projet sur la vulnérabilité des travailleurs et des collectivités
Une autre raison courante de canaliser des fonds publics dans la réduction des émissions du secteur est la préservation des emplois. Les installations pétrolières et gazières sont en effet de grands employeurs en Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan et à Terre-Neuve-et-Labrador.
Si ces installations connaissent des difficultés financières en raison d’une chute des prix liée au recul de la demande mondiale, les gouvernements tendront à intervenir pour préserver les emplois et soutenir les collectivités.
Ce soutien gouvernemental peut aider les entreprises à résister à un choc économique temporaire, comme la dégringolade des prix du pétrole en 2020 au début de la pandémie de COVID-19. Mais la transition vers la carboneutralité, elle, est tout sauf temporaire : il s’agit d’une restructuration permanente de l’économie qui se fera de plus en plus marquée avec le temps.
Dans un tel contexte, il faut soupeser les avantages à court terme pour l’emploi à l’aune du risque de retarder l’inévitable transformation économique. Les investissements renforceront la résilience seulement s’ils servent à transformer l’installation pour la préparer à la transition.
Les gouvernements devraient aussi évaluer la vulnérabilité des collectivités à la perte d’emplois sectorielle. Dans son rapport de 2021, l’Institut climatique du Canada juge qu’une collectivité est hautement dépendante d’un secteur si celui-ci compte pour plus de 10 % des emplois directs dans la région. Un indicateur du genre peut aider à cerner où du soutien ciblé temporaire serait particulièrement bénéfique à l’emploi à l’échelle régionale ou municipale.
Toutefois, offrir une aide pour les installations et projets existant n’est peut-être pas la meilleure chose à faire s’il existe une possibilité d’attirer de nouvelles sources durables d’emploi et de croissance économique.
4) Adaptation du levier politique au niveau de risque du projet
Un investissement public dans un projet, c’est un peu comme un pari que les retombées publiques – sur l’activité économique, les emplois et la réduction des émissions – excéderont les coûts. Face à l’incertitude, les gouvernements peuvent limiter le risque de faire un mauvais pari en combinant des projets à faible risque à des leviers politiques à faible risque.
Le budget fédéral 2023 fournit au gouvernement une hiérarchie utile des différents outils d’investissement public.
Au bas de la pyramide, on trouve les instruments généraux posant un risque assez faible pour les contribuables, notamment le contrat sur différence – combiné à la tarification du carbone et à la réglementation –, dans le cadre duquel le gouvernement conclut un marché avec une entreprise qui investit dans un projet de réduction des émissions.
Ledit contrat oblige le gouvernement à compenser toute perte financière de l’entreprise associée à une future déviation de la trajectoire officielle de tarification du carbone. C’est un instrument qui pose peu de risque de faire le mauvais pari puisqu’il légitimise la tarification du carbone. Le défi est de rendre ce mécanisme accessible pour tous les types de projets et d’entreprises.
Au sommet de la hiérarchie sont les instruments posant le plus grand risque, à savoir qu’ils pourraient être un mauvais pari pour le gouvernement. Ces instruments ciblés, comme le Fonds stratégique pour l’innovation ou l’investissement dans Volkswagen, demandent le plus le pouvoir discrétionnaire du gouvernement, étant donné que les renseignements sur l’entreprise, le projet et le marché sont généralement imparfaits ou incomplets. Le risque est multiplié lorsqu’il s’agit d’un grand investissement public.
Au milieu de l’échelle, on trouve les crédits d’impôt à l’investissement, comme celui sur le captage et stockage du CO₂, et les stratégies financières, comme le Fonds de croissance du Canada de 15 milliards de dollars géré par le conseil d’Investissements PSP.
Le risque associé à la transition pour les projets pétroliers et gaziers – vu l’incertitude de la demande globale future – décuple la probabilité que les gouvernements fassent le mauvais pari. La figure 1 ci-dessous illustre la relation entre le risque de l’instrument (mauvaise décision) et celui du projet (concrétisation ou non des retombées prévues sur l’économie, les emplois ou la réduction des émissions).
En élaborant son cadre de financement et subvention des combustibles fossiles, le gouvernement fédéral devrait veiller à éviter ou carrément éliminer les dépenses publiques très risquées; celles présentant un risque modéré, elles, devraient être étudiées avec le plus grand soin.
Le mot de la fin
Le gouvernement devrait penser son aide financière aux projets de réduction des émissions du secteur pétrogazier de manière à faire porter le fardeau de la preuve à l’entreprise et au projet, en rendant publiques toutes les analyses connexes qui sont effectuées.
Ce sont les entreprises pétrolières et gazières qui devraient avoir à fournir la preuve que le projet aura des retombées collectives à long terme – emplois, réduction des émissions, poursuite de l’activité économique – et que les outils stratégiques existants sont inadéquats.
Lesdits outils utilisés pour le soutien devraient aussi être adaptés au niveau de risque associé à la transition auquel font face l’entreprise et le projet. Les gouvernements ne devraient pas prendre de paris risqués sur des projets qui pourraient ne pas produire les avantages publics promis.
Le cadre proposé par le gouvernement fédéral peut aider les décideurs à canaliser le soutien public dans les projets aux plus faibles risques et aux plus grandes retombées. Il peut aussi aider à aiguiller les dépenses publiques vers les projets de croissance propre, par exemple dans le renouvelable, l’hydrogène propre ou les batteries et le stockage.
En 2050, lorsque les Canadiens regarderont comment leurs gouvernements ont contribué à la transition vers la carboneutralité, ils ne se préoccuperont pas de la définition technique de ce qui est ou non une subvention.
Ce qui leur importera, ce sont les résultats – et la certitude que l’État a pris les meilleures décisions possibles. Pour cela, il faut un cadre transparent d’évaluation et une évaluation rigoureuse des options de remplacement, ainsi qu’une évaluation en continu des grands investissements montrant si les retombées publiques promises se sont ultimement concrétisées.