Le financement mixte : un mécanisme intéressant pour la réalisation de grands projets au Canada, à condition d’améliorer la coordination

Le financement mixte s’avère fort efficace pour obtenir les capitaux privés nécessaires à l’atteinte des objectifs économiques nationaux.

Le gouvernement fédéral estime à juste titre que la réalisation de grands projets dans les secteurs de l’énergie, des transports et des ressources naturelles stimulerait la croissance propre, améliorerait la concurrentialité du Canada et contribuerait à sa prospérité à long terme. Cependant, il privilégie simultanément la rigueur budgétaire.

Le financement mixte permettrait peut-être d’atteindre ces deux objectifs.

Mais qu’entend-on par « financement mixte », au juste? Il s’agit d’un modèle de financement qui repose sur le déploiement stratégique du trésor public pour atténuer les risques liés aux projets et sur les investissements privés.

Le gouvernement du Canada y a déjà recours, mais les outils utilisés ne semblent pas s’inscrire dans une stratégie coordonnée.

Dans le présent article, nous adressons trois recommandations au gouvernement fédéral en vue d’étendre le financement mixte de façon stratégique et cohérente pour mieux mobiliser les capitaux privés dans le cadre de projets de croissance propre. Compte tenu des ambitions du gouvernement canadien dans le domaine de la construction et de sa grande expertise sur les marchés des capitaux, le recours au financement mixte relève de l’évidence lorsqu’il faut réaliser des investissements importants dans un contexte de rigueur budgétaire.

Qu’est-ce que le financement mixte?

Malgré leurs retombées économiques considérables, les grands projets infrastructurels et industriels présentent des risques de marché. Sachant cela, les investisseurs hésitent parfois à se lancer vu l’ampleur des dépenses en capital, la complexité des risques et les longues périodes de rentabilisation typiques des grands projets sur site vierge.

Cela dit, le financement public (les dépenses gouvernementales) a une portée limitée. En raison des contraintes budgétaires, le gouvernement n’a en effet pas toujours la marge de manœuvre nécessaire pour effectuer des investissements publics conséquents.

Le modèle du financement mixte repose sur la mobilisation conjointe des vastes ressources des secteurs privé et public. De cette façon, les gouvernements (ou les organismes publics) accélèrent la mise en œuvre des projets d’intérêt public en créant une structure de financement pour faire accourir les investisseurs. Au moyen des outils de financement mixte, l’État, qui tolère mieux le risque en raison de ses moyens financiers importants et de sa capacité à emprunter à faible coût, prend en charge une portion de risques auxquels s’exposeraient les acteurs du privé. Du fait de la répartition des risques, une modeste injection de fonds publics peut entraîner des investissements privés considérables nécessaires à la réalisation d’un projet.

En bref, le financement mixte prend la forme suivante : l’État absorbe les risques à court et à long terme liés au projet au moyen de ses ressources, tandis que les pourvoyeurs de capitaux veillent à la réalisation du projet par leur envergure, leur efficacité et leur expertise.

Il existe bien des outils de financement mixte, notamment les prêts à des conditions privilégiées, les co-investissements dans le capital-actions, les garanties à l’égard des premières pertes, les facilités d’assistance technique et le financement axé sur les résultats. L’organisme public et les promoteurs de projets négocient habituellement pour convenir du meilleur outil pour une initiative donnée, lequel dépend des besoins de financement et du profil de risque.

Cas d’utilisation du financement mixte au Canada

Pour que le financement mixte porte ses fruits, deux conditions doivent être réunies.

Premièrement, il faut que le financement mixte (voire le financement public en général) soutienne des projets qui entraînent des bienfaits pour la population, par exemple la réduction des émissions, la réconciliation pour les peuples autochtones ou la sécurité énergétique. Si les investisseurs privés ne peuvent pas tirer profit de ces bienfaits, ils estimeront vraisemblablement que le ratio risque-rendement ne justifie pas d’apport financier, quand bien même la réalisation du projet aurait des retombées sociales fabuleuses. Plus l’inefficacité du marché est grande (observable à la différence entre les rendements public et privé), plus il semble logique que l’administration publique assume une part croissante des risques liés à un projet financé en mode mixte.

Prenons par exemple l’aménagement d’une mine de minéraux critiques. Un tel projet aurait vraisemblablement une grande valeur stratégique pour l’économie canadienne sur le plan de la sécurité énergique et de la diplomatie commerciale, mais la volatilité des cours de ces ressources sur le marché mondial risquerait de refroidir les investisseurs privés. En l’occurrence, les organismes publics décideraient peut-être de partager certains risques de marché pour que le projet aille de l’avant (voir la figure 1).

Figure 1 : Les ententes de partage des risques financiers protègent les investisseurs de la volatilité du marché

Deuxièmement, le financement mixte est utile dans le cas de projets qui entraîneront un rendement financier avec le temps. Contrairement aux outils d’investissement public comme les subventions et les incitatifs fiscaux, ce mode de financement permet habituellement aux organismes publics de récupérer les fonds injectés initialement à l’échelle de leur portefeuille, qui pourraient même fructifier. Cette caractéristique limite les coûts pour les contribuables et stimule parfois la création de nouvelles sources de revenus.

Au pays, les divers ordres de gouvernement ont mis sur pied des organismes chargés de financer en mode mixte des projets qui satisfont à ces critères. Par exemple, le gouvernement fédéral a fondé la Banque de l’infrastructure du Canada (BIC) pour appuyer de la sorte d’importants projets infrastructurels en partenariat avec des investisseurs privés. Ces projets sont utiles aux collectivités canadiennes, mais peinent à mobiliser des capitaux privés compte tenu des risques élevés ou des longues périodes de rentabilisation. Dans un même ordre d’idée, le Fonds de croissance du Canada (FCC) a pour mandat de stimuler, notamment au moyen d’investissements dans le capital-actions, d’accords d’exploitation et de prêts à taux inférieur au marché, l’apport de capitaux privés dans des projets qui, s’ils contribuent à l’atteinte des objectifs climatiques du pays, présentent tout de même d’importants risques liés la demande et à l’exécution, voire d’ordre politique et réglementaire.

Les programmes fédéral et provinciaux de garantie de prêts pour les Autochtones sont d’autres exemples de financement mixte. Ils peuvent favoriser la réconciliation et l’autodétermination des communautés concernées en améliorant l’accès des peuples autochtones au capital (sa limitation était une conséquence du colonialisme) du fait de leur participation financière dans de grands projets. Dans le cadre de ces programmes, les investisseurs autochtones sont en mesure de contracter des prêts à des taux avantageux en raison de la cote de crédit élevés de leur garant, le gouvernement du Canada.

Toutefois, les coûts de transaction habituellement élevés des projets individuels risquent de faire obstacle à la systématisation du financement mixte. Avant chaque accord, il faut en effet mener une vérification diligente poussée pour s’assurer que le projet satisfait aux deux conditions susmentionnées et structurer l’investissement sur mesure pour convenir de modalités juste assez avantageuses. En d’autres termes, l’organisme gouvernemental doit assumer suffisamment de risques pour attirer des capitaux privés, sans toutefois exagérer à cet égard pour ne pas étouffer les investisseurs. Il vaudrait peut-être la peine de mettre au point des solutions normalisées, comme des contrats sur différence appliqués au carbone, des stratégies de financement pour les projets de même nature (ceux de modernisation de bâtiments, par exemple) ou l’officialisation de partenariats avec d’autres organismes de financement. Avant tout, l’adoption d’une stratégie concertée de systématisation du financement mixte devrait diminuer les coûts de transaction en empêchant les chevauchements avec d’autres programmes de financement public, en calmant la concurrence entre les organismes compétents et en renforçant les marchés de carbone industriel.

Manière de rehausser efficacement le financement mixte au Canada

S’il veut rehausser et systématiser le financement mixte au Canada afin de maximiser le potentiel de croissance propre de l’économie nationale, le gouvernement fédéral doit prendre trois grandes mesures qui dynamiseront le secteur de façon stratégique et cohérente.

  1. Maximiser l’efficacité en rendant les programmes de financement mixte complémentaires des autres programmes de financement

Les ententes de financement mixte ultérieures doivent s’harmoniser avec les autres incitatifs financiers proposés par le gouvernement et en être complémentaires. Comme l’indique l’Institut C.D. Howe dans un rapport de recherche récent, il revient à plus de 20 ministères et organismes publics d’administrer les 180 milliards de dollars engagés par le gouvernement fédéral (principalement sous forme de subventions) en faveur des grands projets infrastructurels. Qui plus est, bien des provinces se sont dotées de leurs propres programmes et fonds dont la visée rejoint celle des initiatives fédérales.

Eu égard à une telle complexité, il faut adopter une vision stratégique et des directives claires pour déterminer quand recourir au financement mixte plutôt qu’à d’autres formes d’investissement public. Il est capital d’éviter les doubles emplois et d’optimiser la coordination pour faire bénéficier les projets admissibles du financement mixte et soutenir efficacement de nouveaux projets majeurs.

  1. Baliser le labyrinthe du financement mixte

Actuellement, les promoteurs de projets ont de la difficulté à savoir clairement lequel des nombreux organismes publics canadiens solliciter pour obtenir du financement mixte sur mesure, puisqu’ils peuvent démarcher en simultané plusieurs d’entre eux et participer à autant de programmes. La divergence des mandats et des objectifs de chaque organisme ainsi que la volonté des entreprises de maximiser le financement public dont elles bénéficient individuellement peut pousser les instances à rivaliser entre-elles en vue de conclure une entente donnée. Si cette concurrence est profitable aux promoteurs, il n’en est rien pour les contribuables, car elle risque de diminuer la transparence, d’augmenter les coûts de transaction par projet et d’entraver le rehaussement du financement mixte.

Pour éviter ces conséquences fâcheuses, il convient de revoir l’attribution des projets aux divers organismes publics chargés du financement mixte. Nous l’avons dit, chacun d’eux remplit un mandat distinct et n’a pas la même tolérance au risque, à dessein, d’ailleurs. Certains, comme le FCC, cherchent à financer les projets au début du processus de commercialisation, quand les entreprises ont besoin d’aide pour progresser. Quant à la BIC, elle s’intéresse plutôt aux projets de grande envergure impliquant des technologies éprouvées, ce qui atténue les risques.

Les instances gouvernementales doivent prendre des mesures concrètes pour clarifier les processus et en améliorer l’efficacité, tant pour les promoteurs de projets que pour les organismes de financement. Elles peuvent par exemple faire un tour d’horizon des organismes de financement mixte pour délimiter clairement le mandat de chacun, repérer les chevauchements et indiquer la favorabilité des conditions qu’ils offrent (c’est-à-dire l’ampleur de l’écart entre leurs taux et ceux du marché) ainsi que leur appétence au risque. Il conviendrait possiblement par la suite de fonder un organe de coordination centralisé pour réorienter les promoteurs de projets, voire de redéfinir les mandats pour améliorer la communication et la collaboration entre les organismes.

  1. Maximiser la compatibilité avec un marché du carbone industriel vigoureux, qui demeure le meilleur mécanisme de réduction des émissions au Canada

Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs incitent fortement les entreprises à réaliser des investissements importants pour réduire leurs émissions. En conjonction avec le financement mixte, cet outil peut grandement améliorer la rentabilité d’un projet, tant pour le promoteur que pour les contribuables.

Par exemple, le FCC a investi 500 millions de dollars dans le projet de captation et de stockage du carbone de Strathcona en 2024, le rendement du Fonds étant lié aux crédits carbone générés. C’est donc dire que la valeur du projet, tant pour le FCC que pour Strathcona, dépend du dynamisme et de la liquidité du marché du carbone.

La modernisation et le renforcement des systèmes d’échange pour les grands émetteurs magnifient les effets du financement mixte sur l’économie canadienne. D’ailleurs, le recours à cette méthode de financement devrait s’estomper si le prix des crédits augmente et devient plus prévisible (ce qui limiterait l’exposition au risque de la population) et rassurer les investisseurs quant à l’utilisation de ces revenus dans les ententes du type de celle impliquant Strathcona. Au risque d’insister, les répercussions sont positives : majoration des investissements privés et risques amoindris pour la population canadienne. Le rehaussement du financement mixte au pays ne peut pas et ne doit pas se substituer aux signaux forts qu’envoie la tarification du carbone industriel aux investisseurs; il faut plutôt que les ordres de gouvernement renforcent les deux mécanismes pour maximiser les effets quant aux investissements et aux émissions.

Le Canada, en mesure de faire passer le financement mixte à la vitesse supérieure

La voie que le Canada doit suivre est sans équivoque : favoriser les grands projets porteurs de croissance économique qui réduisent les émissions tout en limitant leur incidence sur le trésor public. Pour y parvenir, le financement mixte est tout indiqué.

Compte tenu de l’expérience grandissante du Canada en matière de financement mixte, il est temps d’augmenter ces efforts, de mieux les coordonner et de procéder selon une orientation stratégique. Plutôt que d’évaluer les projets en parallèle, les gouvernements doivent agir avec discernement et méthode. Ils doivent également veiller à renforcer les marchés du carbone au pays pour faire de l’échange de crédits une source de revenu à mobiliser dans les transactions impliquant le financement mixte.

Utilisé judicieusement, le financement mixte s’avère fort efficace pour obtenir les capitaux privés nécessaires à l’atteinte des objectifs économiques nationaux, sans compromettre la rigueur budgétaire. Pour réaliser ce potentiel, il faut d’emblée miser sur une vision stratégique, des directives concrètes et une meilleure collaboration entre l’État, les organismes de financement et les promoteurs de projets.

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