Comment assurer la réussite du Fonds de croissance du Canada

Le budget fédéral de 2023 communique une nouvelle importante à l’égard du Fonds de croissance du Canada, la « banque verte » récemment créée pour catalyser les investissements privés dans l’économie verte du Canada. L’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public (Investissements PSP), une société d’État fédérale, gérera les actifs du Fonds de croissance afin de remplir son mandat, qui est d’attirer des capitaux privés pour investir dans l’économie verte du Canada.

C’est une bonne nouvelle qui favorise le démarrage rapide du Fonds de croissance. Investissements PSP dispose déjà d’une expertise et de ressources, et entretient une relation indépendante avec le gouvernement fédéral.

Mais voici le défi : pour réussir, le Fonds de croissance du Canada ne peut pas cibler seulement les rendements privés. Son objectif est d’investir dans des projets dans lesquels le marché seul n’investira pas. Sa mission consistera à trouver des projets qui n’offrent pas de rendement privé à l’heure actuelle, mais qui procureront des avantages plus importants et plus vastes à la société en débloquant des investissements privés supplémentaires. Il s’agit d’une fonction importante, mais qui se distingue de celle à laquelle Investissements PSP est habitué, et elle va probablement à l’encontre de l’instinct de ses stratèges en matière d’investissement.

Nous analysons les principales différences entre les fonctions du Fonds de croissance du Canada et celles d’Investissements PSP et nous en examinons les répercussions sur leurs stratégies d’investissement respectives. Nous abordons également trois moyens de contribuer à la réussite de la relation entre les deux organismes et de permettre au Fonds de croissance du Canada d’atteindre son objectif.

Le Fonds de croissance du Canada et Investissements PSP ont des responsabilités et des objectifs distincts

Organisme créé en 2000, Investissements PSP est l’un des plus importants gestionnaires de fonds pour des régimes de pension au Canada, avec 230,5 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Investissements PSP a pour mandat de gérer ces actifs dans l’intérêt des contributeurs et des bénéficiaires. Il a pour objectif « de placer ses actifs en vue de générer un rendement maximal, tout en évitant les risques de perte indus » et en tenant compte des politiques et exigences des régimes de pension concernés.

De son côté, le Fonds de croissance du Canada a été créé à la fin de 2022 et doté de 15 milliards de dollars provenant du budget fédéral. Son objectif est de faire « des investissements qui catalyseront d’importants investissements du secteur privé dans des entreprises et des projets canadiens pour aider à transformer et à faire croître l’économie canadienne à grande vitesse et à grande échelle sur la voie de la carboneutralité ». Le Fonds a été créé pour soutenir les objectifs de la politique économique et climatique, notamment la réduction des émissions et le bien-être économique futur du Canada. Doté de fonds publics et mis en place pour favoriser des objectifs de politique publique, il est responsable au bout du compte envers la population canadienne.

Ces fonctions distinctes signifient qu’il existe des différences en matière de stratégies d’investissement et de critères de décision (voir le tableau 1).

Le Fonds de croissance du Canada utilisera des outils de financement concessionnels qui permettront d’attirer des investisseurs du secteur privé pour lancer des projets de croissance propre dont la rentabilité économique ne présente pas d’attrait pour les investisseurs traditionnels (y compris Investissements PSP). Les projets de croissance propre sont souvent peu rentables pour les investisseurs privés, car ils reposent sur des technologies novatrices à risque élevé, qu’ils exigent d’importants investissements de capitaux initiaux et que leur horizon de rentabilité est lointain. Ces projets peuvent néanmoins générer des avantages considérables pour la société canadienne, en favorisant la transition vers une économie à faibles émissions de carbone, en créant des emplois et en permettant aux entreprises, du même secteur ou d’autres, de tirer profit des retombées d’apprentissage. Mais les investisseurs privés ne sont pas en mesure de tirer parti de ces avantages qui profitent à la société dans son ensemble. L’objectif du Fonds de croissance est d’intervenir en réduisant suffisamment les risques des investisseurs privés pour rendre ces projets de croissance propre acceptables et procurer ainsi des avantages pour la société canadienne. Autrement dit, le fait d’assumer des risques plus élevés que les investisseurs traditionnels doit faire partie de la stratégie d’investissement du Fonds et est nécessaire à la réalisation de son objectif. Parallèlement, le Fonds de croissance du Canada cherche également à recouvrer son capital pour l’ensemble de son portefeuille d’investissement (donc pas nécessairement pour chaque projet individuel) et à recycler son capital à long terme (c’est-à-dire pas immédiatement).

En revanche, Investissements PSP n’effectue pas d’investissements concessionnels. Il n’a pas pour mandat de tenir compte des avantages sociétaux dans ses décisions d’investissement, qui dépendent exclusivement de la rentabilité économique du projet, et des risques et rendements pour les investisseurs. Bien qu’Investissements PSP ait élaboré une stratégie climatique et se soit fixé des objectifs en vue de réorienter son portefeuille vers des actifs compatibles avec les objectifs de réduction des émissions du Canada, il n’a pas pour raison d’être de soutenir les objectifs climatiques du Canada. Tenir compte des risques liés au climat et à la transition s’inscrit simplement dans le cadre d’une gestion financière prudente visant à mieux servir les personnes envers lesquelles Investissements PSP doit rendre des comptes, à savoir les retraités actuels et futurs.

En résumé, le Fonds de croissance du Canada et Investissements PSP ont des mandats et des responsabilités qui se chevauchent, mais qui sont distincts (voir le tableau 1). Ces différences supposent des critères d’investissement différents, ou du moins une pondération différente des critères (par exemple, le rendement financier prévu d’un actif par rapport à son rôle anticipé dans la transformation de l’économie canadienne). Par conséquent, la gestion du Fonds de croissance du Canada devra adopter un état d’esprit différent (par exemple, un niveau différent de tolérance au risque) et une expertise différente (par exemple, en matière de politique climatique nationale et mondiale, de financement concessionnel, d’innovation technologique et de marchés des technologies à faibles émissions de carbone).

Le recoupement entre le rendement privé et le rendement social pourrait nuire à l’efficacité du Fonds de croissance du Canada

L’un des principaux risques que comporte cette nouvelle entente est que la fonction du Fonds de croissance du Canada soit érodée par la démarche habituelle d’Investissements PSP en matière de gestion de fonds.La mission du Fonds, qui est d’être axée sur les politiques, risque d’être confondue avec un souci du rendement privé, plutôt que social, que ce soit intentionnel ou non.

La bonne nouvelle est qu’il reste encore des détails importants à régler concernant la relation entre le Fonds de croissance du Canada et son nouvel organisme responsable, ainsi qu’entre le Fonds et le gouvernement fédéral. Et là sera l’occasion d’amoindrir les risques que nous avons décrits ici et d’assurer la réussite du Fonds.

Il y a trois moyens d’atténuer les risques liés à ces ententes :

  1. Le Fonds de croissance du Canada doit être doté d’une stratégie d’investissement claire et transparente.

Pour concrétiser la mission et l’objectif distincts du Fonds de croissance du Canada, il faut le doter d’une stratégie d’investissement explicite et transparente, qui comporte un ensemble de critères de rendement clairement établis et mesurables qui le distinguent des activités principales d’Investissements PSP.

La première lecture du projet de loi C-47 stipule qu’Investissements PSP « peut constituer une filiale dans le but de fournir au Fonds de croissance du Canada Inc., conformément à toute condition convenue par la filiale et le Fonds, des services de gestion de placements ». Le projet de loi propose également d’autres modifications à la Loi sur l’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public qui exonèrent la filiale des principes, normes et procédures habituels d’Investissements PSP en matière de placements. Autrement dit, ce projet de loi propose une séparation claire entre les activités principales d’Investissements PSP et la gestion du Fonds de croissance du Canada, conformément à la présente recommandation.

La stratégie d’investissement du Fonds de croissance du Canada devrait être rédigée conjointement par des experts en politique et en finance, car le travail du Fonds doit concilier ces deux domaines. Les auteurs de la stratégie devront avoir une expertise en matière de politique climatique et de croissance propre, ainsi que dans le domaine financier.

Le Fonds de croissance du Canada doit viser les rendements sociaux en plus d’être financièrement rentable. Il doit financer des projets établis au Canada et qui sont avantageux pour la population canadienne. Ce n’est pas une mince tâche. Les marchés mondiaux de capitaux ne se concernent pas particulièrement des avantages localisés des investissements : l’argent va simplement là où les rendements financiers attendus sont les plus élevés.

Il est important que la stratégie du Fonds de croissance du Canada soit accessible au public. Pour renforcer la confiance du public dans le nouvel organisme, la transparence est de mise et elle établira le fondement qui tiendra le Fonds responsable de son rendement dans le cadre de son mandat.

En Australie, la Clean Energy Finance Corporation (CEFC), la plus grande banque verte du monde, est un exemple d’organisme guidé par le type de langage dont pourrait s’inspirer le Fonds de croissance du Canada dans sa stratégie d’investissement. La CEFC a pour objectif de contribuer à la fois à obtenir des résultats politiques et à transformer le secteur de l’énergie renouvelable en Australie. Tout comme le Fonds de croissance du Canada, le rôle de la CEFC est d’établir de nouveaux marchés en finançant des projets dans lesquels les marchés privés n’investissent pas. À l’instar du Fonds, la banque verte australienne investit au nom du gouvernement australien.

Le mandat d’investissement de la CEFC énonce expressément son double objectif. Le mandat établit un rendement de référence du portefeuille que la CEFC doit atteindre à moyen et long terme. Dans un même temps, le mandat stipule également qu’elle doit « tenir compte des externalités positives et des résultats des politiques publiques lorsqu’elle prend des décisions d’investissement et lorsqu’elle détermine l’envergure du financement concessionnel d’un investissement ». À titre d’exemple, le mandat d’investissement encourage fortement la CEFC à « accorder la priorité aux investissements qui soutiennent la fiabilité et la sécurité de l’approvisionnement en électricité ». Dans son rapport annuel, la CEFC doit rendre compte des résultats financiers et non financiers de tous ses investissements.

  1. Pour remplir l’objectif du Fonds, il faut réunir un ensemble diversifié d’expertises.

Le comité décisionnel et le personnel du Fonds de croissance du Canada devraient s’appuyer sur des expertises d’une variété de domaines, y compris la politique climatique nationale et mondiale, le fonctionnement des marchés du carbone au Canada, les outils de financement concessionnels, les voies de la transition vers la carboneutralité, les innovations technologiques et les marchés à faibles émissions de carbone. La consultation formelle d’experts politiques, de l’industrie, de la société civile et des gardiens du savoir autochtones permettrait à PSP d’intégrer des perspectives externes sur ces thèmes. Les décideurs doivent comprendre et savoir comment mettre en œuvre la fonction politique plus vaste du Fonds, en plus de la réalisation du rendement financier des projets. Les décideurs doivent comprendre et connaître comment investir dans des projets présentant des risques plus élevés et utilisant des technologies plus récentes que certains des placements habituels d’Investissements PSP.

De même, ils doivent comprendre le concept d’externalités et d’impacts locaux des projets et des investissements. Les meilleures décisions d’investissement du Fonds de croissance du Canada tiendront compte du potentiel d’un projet à produire des externalités positives pour la société canadienne. À titre d’exemple, les décideurs devraient être en mesure de répondre aux questions suivantes pour saisir pleinement les retombées du projet pour la société canadienne au-delà des considérations financières :

  • Où se situe la technologie sur la courbe d’apprentissage et quel est le potentiel de réduction des coûts de ce projet au fil du temps?
  • Comment le projet profite-t-il à la communauté locale, crée-t-il des possibilités d’emploi et de formation, et contribue-t-il au développement économique régional?
  • Comment le projet contribue-t-il à la réalisation des objectifs de réduction des émissions du Canada?

Pour en revenir à l’exemple de la CEFC en Australie, les décideurs en matière d’investissement doivent avoir une certaine connaissance des réseaux d’électricité pour être capables d’établir les incidences d’un projet donné sur la fiabilité et la sécurité de l’approvisionnement en électricité.

  1. Définir des responsabilités transparentes et différenciées pour les activités principales d’investissement PSP, le gouvernement fédéral et le public rendra le Fonds canadien de croissance plus efficace.

Le Fonds de croissance du Canada a besoin de mécanismes de responsabilité bien conçus pour gérer prudemment ses relations internes et externes.

En raison de son objectif précis, il est essentiel de protéger la séparation entre le Fonds de croissance du Canada et Investissements PSP, tout en gardant la communication suffisamment ouverte pour permettre au Fonds de bénéficier des connaissances spécialisées d’Investissements PSP en matière de placement.

La relation entre le Fonds et le gouvernement fédéral doit éviter à la fois, de la part du gouvernement, une ingérence dans les décisions d’investissement et, de la part du Fonds, un manque d’imputabilité. L’équilibre est délicat, mais des structures de responsabilité robustes peuvent servir de garde-fou efficace.

En ce qui concerne la relation entre le Fonds de croissance du Canada et le public, la transparence et la communication proactive seront déterminantes. À court terme, la publication d’une Déclaration sur les priorités et sur la responsabilité délivré par le Ministère des Finances pour le Fonds contribuerait à une plus grande clarté et transparence. De plus, en établissant une relation harmonieuse avec Investissements PSP et avec le gouvernement fédéral, le Fonds peut instaurer un climat de confiance auprès du grand public.

Conclusion

Comme c’est le cas pour tout investissement, pour que cette entente soit fructueuse, elle doit maximiser les rendements tout en équilibrant les risques. Le Fonds de croissance du Canada peut tirer parti de l’expertise et de la force institutionnelle d’Investissements PSP sans pour autant perdre de vue son objectif particulier et les différences en matière d’expertise et de prise de décisions qui sont nécessaires à sa réussite.

Le Fonds de croissance du Canada a un mandat ambitieux et un rôle important à jouer dans la stratégie politique de croissance propre du Canada. Il sera essentiel d’établir des structures institutionnelles et des mécanismes de responsabilité adéquats pour prendre des décisions d’investissement qui renforcent l’avenir du Canada en matière de faibles émissions de carbone.

Tableau 1 : Principales différences entre le Fonds de croissance du Canada et Investissements PSP

Fonds de croissance du CanadaInvestissements PSP
Raison d’être« Le FCC fera des investissements qui catalyseront d’importants investissements du secteur privé dans des entreprises et des projets canadiens pour aider à transformer et à faire croître l’économie canadienne à grande vitesse et à grande échelle sur la voie de la carboneutralité. »
 
Soutenir les objectifs nationaux en matière de politique économique et climatique :
Réduire les émissions, accélérer le déploiement de technologies à faible teneur en carbone, faire prendre de l’expansion aux entreprises qui stimulent la croissance propre, assurer le bien-être économique et environnemental futur du Canada (source)
« Gérer les montants qui lui sont transférés dans le meilleur intérêt des cotisants et des bénéficiaires en vertu des lois relatives aux régimes. » (source)
Objectifs/stratégie d’investissement« Pour atteindre ses objectifs stratégiques, le FCC utilisera des instruments d’investissement qui absorbent certains risques afin d’encourager l’investissement privé dans des projets, des technologies, des entreprises et des chaînes d’approvisionnement à faibles émissions de carbone, y compris des investissements qui faciliteront l’expansion des entreprises canadiennes de technologies propres. » (source)
 
« Il visera à atteindre ses objectifs stratégiques tout en recouvrant son capital pour l’ensemble de son portefeuille d’investissement et en recyclant son capital à long terme. » (source)
 
« Le FCC apportera un financement concessionnel en acceptant, au besoin, des rendements inférieurs au rendement du marché par rapport au risque qu’il encourt. » (source)
 
La prise de risques s’inscrit dans la stratégie d’investissement et sera nécessaire pour que le Fonds de croissance du Canada puisse s’acquitter de son mandat.
« Placer ses actifs en vue de générer un rendement maximal, tout en évitant les risques de perte indus et en tenant compte de la capitalisation et des politiques et exigences des régimes, ainsi que de la capacité de ces régimes à s’acquitter de leurs obligations financières. » (source)
 
Engagement en faveur de l’investissement durable et des valeurs ESG, action climatique, engagement à investir en contribuant à la transition mondiale vers des émissions carboneutres, taxonomie des actifs verts, augmentation des investissements dans les actifs verts et de transition, diminution des investissements dans les actifs à forte intensité de carbone.
Responsabilité envers qui?« Pleine reddition de comptes auprès de la population canadienne » (source)« Responsabilités envers les contributeurs et les bénéficiaires » (source)

Le pouvoir d’Acimowin (la narration) dans le contexte des politiques sur le changement climatique

Tan’si, Sandra Lamouche nitsîkason, nîya nêhiyaw iskwew. Nation crie de Bigstone ochi nîya. Bonjour, je m’appelle Sandra Lamouche. Je viens de la nation crie de Bigstone.

Cette étude de cas a été inspirée par ma recherche de thèse, intitulée « Ê-Nitohnahk Miyo-Pimâtisiwin (Prendre le temps de vivre) grâce à la danse autochtone » et par la façon dont les individus sont liés et sont guidés par chaque direction de la roue de médecine nêhiyawak (en dialecte du cri des plaines). La roue comprend les quatre points cardinaux, les quatre éléments et les quatre aspects de l’être humain — spirituel, physique, affectif et mental (voir image 1) — et est holistique, nous aidant à vivre de manière saine et équilibrée. Elle comporte des cercles concentriques où l’individu occupe le centre, puis la famille et les amis, la communauté et la nation dans le cercle le plus éloigné. Elle symbolise la façon dont nos actes individuels influent sur notre monde et sur autrui.

L’aspect spirituel de la roue, qui est celui de la culture et de l’identité, est enseigné par le biais de contes et est particulièrement important, car il nous apprend la possibilité du changement et de la transformation. Il montre comment nous pouvons modifier notre comportement, tant personnel que collectif, pour nous harmoniser avec les leçons et les visions du monde des contes traditionnels, et incarner celles-ci. J’utilise une roue de médecine nêhiyawak comme cadre de référence pour expliquer un conte nêhiyawak et révéler ainsi les leçons qu’il offre pour modifier notre comportement envers l’action climatique et guider les changements politiques particuliers que nous demandons des entreprises, des gouvernements et de nos dirigeants. Les contes autochtones peuvent nous aider à réaliser des progrès efficaces et importants, car ils sont propres à la terre sur laquelle nous vivons et « pour accomplir ce que la crise climatique exige de nous, nous devons trouver des contes d’un avenir viable, des récits de pouvoir populaire, des histoires qui motivent les gens à faire ce qu’il faut pour créer le monde dont nous avons besoin » (Solnit, 2023).

La roue de médecine nêhiyawak qui comprend les quatre points cardinaux, les quatre éléments et les quatre aspects de l’être humain : spirituel, physique, affectif et mental.
Image 1 : La roue de médecine nêhiyawak qui comprend les quatre points cardinaux, les quatre éléments et les quatre aspects de l’être humain : spirituel, physique, affectif et mental.

Le racisme, un obstacle à l’intégration des Autochtones dans la politique en matière de changement climatique

La politique canadienne en matière de changement climatique bafoue les droits des Autochtones, car elle ne tient pas intégralement compte des opinions des peuples autochtones dans la recherche sur le changement climatique. Dans certains cas, on ne tient pas compte des points de vue autochtones, de leurs connaissances du changement climatique et de leurs méthodes à cet égard (Reed et autres, 2021), ce qui a renforcé le comportement colonial des populations non autochtones envers les populations autochtones. Ma propre expérience m’a appris qu’il existe un manque de connaissances et de compréhension des cultures autochtones, ce qui conduit à les dévaloriser et à les rejeter.

L’une des raisons pour lesquelles les peuples autochtones continuent d’être exclus des milieux où l’on conçoit et met en œuvre les politiques climatiques est que le racisme sous-jacent rejette les connaissances autochtones et la vision autochtone du monde au profit des connaissances et de la pensée occidentales et eurocentriques. Comme l’explique Charlotte Reading, « la science est devenue l’un des outils les plus efficaces de la domination coloniale, car les disciplines scientifiques ont créé et maintenu des distinctions raciales qui ont servi à isoler et opprimer les peuples autochtones » (Reading, 2020). Ce rejet a des racines profondes dans l’oppression coloniale, fondée sur la vision occidentale du monde selon laquelle les cultures et les connaissances autochtones étaient « non civilisées », « primitives » ou « inférieures ». Ce point de vue s’est traduit dans les politiques relatives aux pensionnats autochtones, car le système partait du principe que la civilisation européenne et les religions chrétiennes étaient supérieures aux cultures autochtones (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2017). L’appel à l’action 57 des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada montre que le travail de lutte contre le racisme est essentiel au changement transformationnel :

« Nous demandons aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de même qu’aux administrations municipales de s’assurer que les fonctionnaires sont formés sur l’histoire des peuples autochtones, y compris en ce qui a trait à l’histoire et aux séquelles des pensionnats, à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, aux traités et aux droits des Autochtones, au droit autochtone ainsi qu’aux enseignements et aux pratiques autochtones. À cet égard, il faudra, plus particulièrement, offrir une formation axée sur les compétences pour ce qui est de l’aptitude interculturelle, du règlement de différends, des droits de la personne et de la lutte contre le racisme » (Commission de vérité et réconciliation, 2017).

Le racisme systémique sépare les récits autochtones du lieu en donnant la priorité à la vision occidentale du monde par rapport aux principes d’apprentissage et d’existence autochtones. Il est donc important de répondre à l’appel à l’action 57 pour que les connaissances autochtones soient reconnues pour leur expertise précieuse et la manière dont elles peuvent guider et offrir des solutions aux nombreux défis auxquels notre société est confrontée, et en particulier les enjeux liés au changement climatique. Les commissaires de la CVR indiquent également qu’ils ont entendu à maintes reprises le message selon lequel la réconciliation au Canada passe par une réconciliation avec la terre (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2017).

Le pouvoir que possède le récit autochtone pour changer notre comportement et éclairer l’action climatique

Le racisme contre les Autochtones a souvent eu pour effet d’exclure les connaissances et l’expertise précieuses des populations autochtones des décisions et/ou des politiques liées au changement climatique qui pourraient en fait les rendre plus fortes et plus efficaces (Reading, 2020). Braiding Sweetgrass nous demande de voir les récits autochtones « non pas comme un artéfact du passé, mais comme des instructions pour l’avenir » (Kimmerer, 2013). Jo-Ann Archibald parle de l’importance de comprendre le « storywork » (« le travail du récit » autochtone – un terme qu’elle a inventé), car il « signifie que nos récits et nos narrations doivent être pris au sérieux » (2008). Par exemple, l’un des problèmes des méthodes occidentales face au changement climatique est qu’elles visent les symptômes plutôt que les causes profondes (Reed et autres, 2021). Les récits autochtones peuvent contribuer à modifier cette approche, car ils sont liés à la pédagogie autochtone et à une vision du monde plus holistique qui reconnaît l’interdépendance du monde naturel.

Souvent, dans la pensée nêhiyawak, le passé sert de guide pour l’avenir – on dit souvent que celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va (Bell, 2006). Contrairement à la vision occidentale du monde, les récits autochtones offrent également des connaissances précieuses qui nous apprennent à vivre de manière durable et équilibrée avec la terre.

Pour démontrer et tirer profit des connaissances et de l’expertise tissées dans les récits autochtones, il faut les comprendre depuis une vision du monde autochtone, et c’est ce que la roue de médecine nêhiyawak nous aide à faire. Les contes nêhiyawak abordent tous les aspects de la roue, car ils véhiculent la sagesse (aspect mental dans la direction nord de la roue), expliquent le monde (aspect physique dans la direction sud), tout en enseignant les relations (aspect affectif dans la direction ouest), ainsi que notre culture et notre identité (aspect spirituel dans la direction est). L’utilisation de la vision holistique enseignée par la roue de médecine nêhiyawak nous aide à comprendre et à suivre les enseignements des récits et, dans le cas du conte que j’ai choisi, à prendre des mesures individuelles et collectives en matière d’adaptation à l’environnement et au changement climatique, et d’atténuation de ses effets.

Ce conte, intitulé Oiseaux de couleur : 2e partie, raconte comment le geai bleu a pris sa couleur. Il s’agit d’une histoire orale racontée par mon père, Micheal Sidney Lamouche, de la Première Nation Kapawe’no, et transcrite au cours d’une série de réunions. Il a recueilli de nombreuses histoires auprès d’amis et de membres de sa famille vivant dans des collectivités cries du nord de l’Alberta et m’a autorisée à utiliser cette histoire dans le cadre de cette étude de cas. Les histoires de Wesakechak, le personnage malicieux nêhiyawak, nous apprennent souvent à réaliser nos actes et leurs conséquences, nos valeurs et la genèse des choses. De nombreux peuples autochtones utilisent la narration orale pour transmettre leur savoir, leur histoire et leur culture. Dans ma culture nêhiyaw, les contes étaient réservés pour l’hiver.

Crédit photo : Ivan Sovic

L’histoire des Oiseaux de couleur : 2e partie démontre le pouvoir des récits autochtones et la manière dont ils peuvent éclairer la prise de mesures visant à améliorer l’approche à double perspective dans la recherche sur le climat et le débat politique, où le récit est le vecteur d’un changement transformationnel. Comme l’explique Albert Marshall : « L’approche à double perspective consiste à reconnaître d’une part les points forts des principes d’apprentissage autochtones, et de l’autre, les avantages des savoirs occidentaux, et de créer une symbiose entre des visions du monde différentes » (Bartlett et autres, 2012).

Oiseaux de couleur: 2e partie

Wesakechak a organisé un concours pour nommer les oiseaux et c’est l’oiseau qui a les plus belles couleurs qui sera le gagnant. Les oiseaux sont allés chercher leurs couleurs dans la nature. L’un d’eux avait du mal à en choisir une. Il a volé un peu partout, mais il n’arrivait pas à se décider parce que toutes les couleurs étaient belles; bientôt, il ne restait plus de couleurs à choisir parce que d’autres les avaient déjà prises. L’oiseau est allé voir Wesakechak et lui a expliqué pourquoi il n’avait pas de couleur :

« C’était par amour. »

Wesakechak lui dit : « Petit frère, souviens-toi que tu n’as parfois qu’une seule chance d’obtenir ou de faire quelque chose; la prochaine fois, souviens-toi que si tu veux quelque chose, va le chercher, car il se pourrait bien ne plus être là plus tard. Parfois, nous avons des pensées ou des sentiments qui nous poussent à bien faire, mais nous ne nous réalisons pas que c’est notre guide spirituel qui nous les a suggérés. »

Une fois que les oiseaux se sont rassemblés, ils arboraient de nombreuses couleurs. Wesakechak a décidé de ne pas choisir de gagnant, car ils étaient tous exceptionnels et avaient tous un rôle différent dans la nature. En voulant aider le petit oiseau à trouver une couleur, il a demandé à un oiseau au plumage d’un blanc étincelant comment il avait trouvé sa couleur. Ce dernier a répondu qu’en essayant de survoler la montagne, il s’était retrouvé pris dans une avalanche. Wesakechak a alors dit :

« Il y a toutes sortes de fleurs riches en couleurs de l’autre côté des montagnes. »

Le petit oiseau était tellement heureux qu’il s’est envolé, sans attendre que Wesakechak ait fini de parler. Alors qu’il volait vers les montagnes, il prit de l’altitude et, une fois au-dessus des nuages, il a regardé aussi loin qu’il pouvait voir, mais il n’a aperçu que d’autres montagnes.

L’oiseau s’est retourné rejoindre les siens, sans se rendre compte qu’il portait maintenant les couleurs du ciel – sa poitrine était blanche et son dos bleu. Wesakechak a alors déclaré qu’il serait connu sous le nom de

« l’oiseau qui porte le ciel sur son dos. Tu seras également connu comme l’oiseau qui n’a pas attendu d’entendre toutes les instructions. Tu devras donc apprendre à être patient et à écouter les instructions jusqu’au bout » (Lamouche, 2021).

L’étincelle intérieure : enflammer l’esprit pour agir contre les changements climatiques

Dans la roue de médecine nêhiyawak, nous commençons par l’est, là où le soleil se lève. Il est également associé à l’élément du feu (soleil), à l’enfance, au début du jour et à l’aspect spirituel, qui englobe la culture et l’identité. Celles-ci sont à la base de notre mode de vie, de notre comportement, de nos actes et de nos valeurs. On les enseigne souvent par le biais d’un récit qui peut devenir une étincelle d’inspiration et de motivation ou un feu intérieur qui enflamme une passion. En d’autres termes, la culture et l’identité sont notre raison d’être : « Ceux d’entre nous qui sont autochtones comprennent que c’est le fait de raconter des histoires, notre souffle même, qui fait naître l’identité et définit notre objectif » (Lucci-Cooper, 2003). Il s’agit d’une partie importante de l’apprentissage, « …nous apprenons mieux lorsque nous ressentons un fort lien spirituel intérieur avec tout ce qui nous entoure » (Anderson, 2017). Pour de nombreux Autochtones, la culture et l’identité sont directement liées à la terre sur laquelle ils vivent : « pour se connaître soi-même, il faut d’abord connaître la terre » (Cajete, 2000).

Le conte des Oiseaux de couleur : 2e partie est également centré sur l’identité, un aspect de l’esprit. Nous voyons les oiseaux avec leur propre « agentivité », ou puissance d’agir – ils choisissent différentes couleurs pour se donner un nom et une identité. Il s’agit là d’un aspect important des enseignements autochtones — favoriser l’autodétermination — qui est une motivation plus forte pour le changement que lorsqu’on se fait dicter quoi faire (Lamouche, 2022). Nous pouvons appliquer les leçons de l’histoire selon lesquelles nous avons notre propre puissance d’agir, pour faire des choix, pour nous motiver à prendre des mesures et à apporter des changements là où c’est le plus nécessaire, et dans le moment présent, c’est ce qui se rapporte aux changements climatiques. Pour lutter contre les effets du changement climatique, nous devons faire le choix conscient de modifier les comportements individuels et collectifs afin d’améliorer le monde de manière réelle et durable. Nous pouvons le faire en nous appuyant sur notre propre agentivité et sur la partie de notre identité (l’aspect spirituel de la roue de médecine) qui est liée à une meilleure « connaissance de la terre » – ce n’est qu’alors que nous pourrons prendre des mesures efficaces pour le climat, en fonction de cette connaissance profonde, de notre lien avec la terre et de notre motivation.

Dans de nombreuses cultures autochtones, le langage et les connotations sont également importants pour l’identité. Les récits autochtones mentionnent souvent des animaux particuliers en tant que membres non humains de la famille, en les appelant simplement par leur nom. Par exemple, nous dirons « Geai bleu volait » plutôt qu’« un geai bleu volait », comme le ferait la tradition occidentale. La façon dont le geai bleu est d’abord appelé « l’oiseau » plutôt qu’« un oiseau » constitue un autre aspect de la narration, car elle le personnifie en lui donnant un autre niveau de signification et d’identification : en examinant la définition de « un », on constate qu’il est utilisé devant un nom commun singulier, ce qui met l’accent sur l’individu. Par comparaison, « le » peut être utilisé pour un nom commun singulier, mais celui-ci doit être compris de manière générique (Miriam-Webster, 2023). Plutôt que de préciser un animal individuel de manière isolée, les conteurs autochtones préfèrent mettre l’accent sur l’ensemble, le groupe ou l’interdépendance. Il s’agit d’une compréhension spirituelle importante liée à l’identité et à la culture nêhiyawak (la partie orientale de la roue). La manière dont les histoires sont racontées, même en français, montre que la compréhension de nos relations et de notre interdépendance fondamentale avec les animaux, les plantes et l’ensemble du monde naturel est importante dans la vision autochtone du monde. L’intégration de cette compréhension plus profonde et fondamentale de l’interdépendance au sein du monde naturel — dont nous faisons partie — dans les conversations sur les cadres de référence et les politiques climatiques pourrait aider à orienter leur conception et leur mise en œuvre de manière à ce que leur approche soit plus holistique.

Lorsque nous voyons l’oiseau hésiter et dire « C’est par amour », Wesakechak répond en expliquant que la « connaissance intérieure » ou « ce que nous ressentons » sont nos guides spirituels. Cela souligne l’écoute plus profonde et les sens que notre corps éprouve en tant que connaissances utilisées par les principes d’apprentissage autochtones et la science autochtone (Cajete, 2000). Dans le sens des politiques de lutte contre les changements climatiques, cela pourrait conduire à une nouvelle compréhension de l’environnement et à la nécessité d’une vision plus holistique et plus équilibrée des changements climatiques et de l’environnement.

Personnification, prise de mesures et transformation du comportement en faveur de l’action climatique

Nous nous déplaçons autour de la roue de médecine nêhiyawak dans le sens des aiguilles d’une montre, ce qui revient souvent à suivre le mouvement du soleil. Cela nous amène à la direction sud qui est associée à ce qui est physique, à la jeunesse et à l’élément de la terre. Elle est liée à notre forme physique, à notre corps et à l’environnement. Le physique, c’est le mouvement, l’acte, la personnification et la transformation de notre vie grâce à un changement de comportement.

Le conte nous montre l’importance de l’acte physique lorsque Wesakechak explique à l’oiseau que nous n’avons parfois qu’une seule chance d’agir, soulignant ainsi qu’il est parfois important d’agir lorsque nous le pouvons. En ce qui concerne les changements climatiques, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un message nous invitant à agir maintenant, parce que nous en avons la possibilité, alors qu’à l’avenir nous ne l’aurons peut-être pas. Cela confirme également l’idée que de nombreux récits autochtones sont des « instructions pour l’avenir ». Si nous comprenons ce conte sous cet angle, nous pouvons clairement entendre le message qu’il est nécessaire d’agir maintenant pour lutter contre les changements climatiques.

Dans cette histoire, différents aspects de l’environnement — qui font également partie de la direction sud de la roue de médecine nêhiyawak — sont mis en évidence : la couleur des oiseaux, le ciel, les plantes et les fleurs, l’image des montagnes et l’avalanche. Nous constatons que chaque élément de la nature joue un rôle important et l’on y souligne la diversité de la nature. On peut y voir une instruction sur la manière d’observer le monde qui nous entoure et, même si nous n’en comprenons pas tous les rôles et toutes les significations, d’apprécier toutes les choses du monde naturel, y compris la biodiversité. Ces enseignements devraient s’étendre à la politique sur le climat afin d’encourager les décideurs à comprendre que nous devons protéger la biodiversité du monde naturel, même si nous ne comprenons pas quel rôle tous les êtres et les non-êtres jouent dans ce monde. L’approche occidentale compartimente souvent de manière peu utile, par exemple en considérant les enjeux de biodiversité et de climat comme des sujets distincts (Atlas climatique du Canada).

Le milieu physique devient également un rappel de la relation de notre corps (qui fait également partie de la direction sud de la roue) avec le monde naturel et de sa dépendance à l’égard de ce dernier. Lorsque nous comprenons cela, la nécessité de protéger le milieu physique devient soudain plus urgente. Nous voyons qu’il s’agit de nous protéger nous-mêmes et, en regardant les choses à travers le prisme de la roue de médecine nêhiyawak, de protéger nos familles, nos collectivités et nos nations. Il s’agit d’une perspective différente de celle de la science occidentale, qui considère souvent le monde physique et les solutions à travers des silos et sous un angle économique (Cajete, 2000). Cette compréhension plus profonde peut nous aider à modifier notre comportement et l’approche que nous adoptons à l’égard des politiques et des solutions visant à protéger ce monde.

Établir des liens avec le cœur pour se soucier du climat

Dans la direction ouest de la roue de médecine nêhiyawak se trouve l’étape de l’âge adulte. Il se caractérise par des responsabilités, des relations et des aspects affectifs. Son symbole est celui de l’eau, qui est considérée comme guérisseuse : ma mère disait que verser des larmes est salutaire, et les enseignements nous le disent aussi. Bâtir des relations est un aspect important du bien-être, de la vision du monde et des connaissances nêhiyawak. Les cercles concentriques de la roue de médecine nêhiyawak représentent cet aspect. Contrairement à la société occidentale, de nombreux peuples autochtones ne considèrent pas que leur vie se déroule de manière linéaire, isolée et individuelle. Bien au contraire, les cultures autochtones voient la vie comme holistique et communautaire, et reposant fondamentalement sur des relations communautaires solides. Ce fondement s’étend également à la formation de relations respectueuses avec le monde naturel (Cajete, 2000; Anderson, 2017; Archibald, 2008), une relation qui se distingue souvent de celle d’une vision occidentale du monde. Cela signifie que les peuples autochtones ont une approche différente à l’égard de la protection de l’environnement et peuvent donc avoir des idées différentes sur les solutions et les mesures efficaces liées aux changements climatiques, un facteur important dans l’élaboration conjointe des politiques.

L’histoire de Geai bleu nous enseigne autre chose. Par exemple, dans le récit, l’oiseau va voir Wesakechak et lui explique qu’il n’a pas choisi de couleur parce qu’elles sont toutes belles. Wesakechak lui-même déclare qu’il ne peut pas choisir un gagnant parce que toutes les couleurs sont belles. Du point de vue du conte, cela mène à la question de ce qui se passerait si chacun et chacune d’entre nous « voyaient les couleurs » en matière de race comme une belle chose qui reflète la diversité de la nature. Nous aurions ainsi une relation plus respectueuse entre les différentes races et cultures, ainsi qu’un respect et une appréciation accrus de différentes connaissances et de points de vue différents. Sur le plan de l’antiracisme, la « cécité » à la couleur est considérée comme une microagression (Reading, 2020). Respecter les différences chez autrui nous aide à avoir des relations saines. Le récit nous enseigne que la diversité est un élément précieux de la nature et qu’il faut la protéger dans les discussions et la mise en œuvre des politiques de lutte contre les changements climatiques.

Il explique comment les caractéristiques physiques des oiseaux et leurs différentes couleurs proviennent de l’environnement naturel, des fleurs, des plantes, de la neige et du ciel. Il nous permet de voir que les oiseaux sont liés à la nature; en voyant la relation qui unit toutes choses, nous avons un rappel important qui nous apprend à établir un lien plus profond avec toute la création et à vouloir en prendre soin. Maintenant que vous connaissez ce conte, lorsque vous voyez Geai bleu, vous penserez au ciel bleu, à l’air, aux montagnes et aux journées ensoleillées, ce qui vous permet de mieux comprendre à quel point le monde naturel est interdépendant. Ce lien affectif plus profond crée et encourage une relation respectueuse avec le monde naturel, plus profonde et plus étendue que celle de la science occidentale.

Crédit photo : Sandra Lamouche

La sagesse des aînés pour veiller à ce que les récits perdurent pour influer sur les changements climatiques

L’aspect mental de la roue de médecine nêhiyawak est représenté par la direction du nord et l’étape de vie des aînés. L’aspect mental englobe la connaissance, la sagesse, les pensées et l’élément de l’air. Les récits et les enseignements, combinés à l’expérience, confèrent aux aînés des connaissances approfondies et multidimensionnelles; ils transmettent ces connaissances à leurs enfants (direction est), et ils contribuent à ce que le cercle du bien-vivre se poursuive et se perpétue à travers les générations. À la fin du conte de Geai bleu, nous entendons la leçon qui nous enjoint à la patience et à écouter les instructions avant d’agir. Dans un contexte plus large, nous constatons que les récits et les enseignements jouent un rôle essentiel pour guider nos actes et notre comportement. Elle nous rappelle qu’il faut écouter nos aînés et souligne l’importance des récits, de la sagesse et de l’expérience qu’ils possèdent et la manière dont cette sagesse peut guider nos propres actes. Le conte souligne l’importance d’écouter les aînés, qui sont « les premiers enseignants, formateurs et guides dans l’apprentissage de la science autochtone » (Cajete, 2000).

Par exemple, lorsque les aînés utilisent des expressions telles que « castor nageait » au lieu d’« un castor nageait », on pourrait l’interpréter comme une expression manquant d’éducation ou comme n’étant pas du « bon français », plutôt que de réfléchir au sens plus profond de ces expressions découlant d’une vision plus profonde du monde.

En faisant preuve de patience, en écoutant et en respectant le savoir et les enseignements (ou instructions) des aînés, nous veillons à ne pas négliger une source précieuse de sagesse.

Voir et connaître Geai bleu comme l’oiseau qui porte le ciel sur son dos change notre manière de penser. Cela nous fait penser au récit des couleurs des oiseaux et nous apprend la patience, à apprécier tous les oiseaux dans leur diversité, à écouter notre intuition et à passer à l’acte. Il s’agit d’enseignements qui nous rappellent des conseils précieux tout au long de la vie. En partageant cette sagesse, les aînés veillent à ce que les visions du monde, les instructions et les valeurs qui façonnent les comportements en faveur de la durabilité soient transmises. La sagesse et l’expérience des aînés nous donnent les moyens de réfléchir sérieusement au monde et nous incitent à prendre des mesures en matière de changement climatique et de développement durable.

Conclusion

Les peuples autochtones ont été marginalisés et exclus de la politique de lutte contre les changements climatiques, bien que les « terres autochtones représentent environ 20 % du territoire de la planète et abritent 80 % de la biodiversité restante, signe que les peuples autochtones sont les gardiens les plus efficaces de l’environnement » (Institut international du développement durable). Les récits autochtones sont liés à la terre et particulièrement imprégnés des valeurs et des visions du monde qui ont permis à la terre, aux animaux, aux plantes, et aux hommes et femmes de l’île de la Tortue (Amérique du Nord) de survivre. Les exemples ci-dessus, qui illustrent la profondeur et la diversité des enseignements contenus dans ce seul récit nêhiyawak, montrent l’étendue des connaissances et de l’expertise véhiculées par les cultures et les enseignements autochtones, et la manière dont elles peuvent guider notre stratégie en matière de mesures et de politiques climatiques. La colonisation et la supériorité européenne ancrée dans l’idéologie raciste ont exclu et opprimé ces récits. La science et les systèmes occidentaux ont renforcé ce comportement, y compris les conversations sur les changements climatiques, et cette exclusion signifie que des leçons et des points de vue importants ne sont pas pris en compte lors de la mise en œuvre des mesures et des politiques relatives au climat.

Comme le montrent les contes nêhiyawak, les récits autochtones contiennent des connaissances et des enseignements inhérents qui peuvent nous aider à aborder l’action climatique, notamment parce qu’ils nous aident à comprendre l’interdépendance du monde naturel et nos relations avec la terre. Le conte de Geai bleu encourage la responsabilité, l’autodétermination et l’écoute attentive de la sagesse des aînés. Il nous enseigne notre interdépendance et notre relation directe avec la terre. Lorsque nous avons une relation plus étroite, fondée sur le respect et la compréhension, grâce aux enseignements selon lesquels la terre et tout ce qu’elle contient sont apparentés, nous adressons l’action climatique avec une attention et une compréhension plus profondes des meilleures approches pour tous et toutes.

J’offre en conclusion une liste de recommandations de politiques à l’intention des spécialistes du climat au sein des gouvernements fédéral et provinciaux pour améliorer les politiques sur le climat en étant plus holistiques et plus compréhensives de la vision autochtone du monde qui englobe les récits, dans le but de faire progresser la réconciliation :

  • Ce sont les peuples et les nations autochtones qui devraient mener la politique sur le climat (Reed et autres, 2021) tant au niveau provincial que fédéral, car elle comporterait une cocréation équitable des politiques sur le climat.
  • Le discours politique à l’égard du climat devrait englober les conteurs, les artistes, les aînés spirituels et les détenteurs du savoir culturel, ainsi qu’un financement qui leur permettra de partager leur travail.
  • Pour que les décideurs politiques puissent comprendre la vision autochtone du monde et travailler à une élaboration conjointe des politiques et de la recherche avec les peuples autochtones, les fonctionnaires devraient recevoir une formation axée sur la lutte contre le racisme envers les personnes autochtones (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2017).
  • L’accessibilité, la protection et le transfert générationnel des récits eux-mêmes par le biais de financement, de programmes pour les artistes et les conteurs autochtones, ainsi qu’une garantie de l’accessibilité aux plantes, aux animaux, aux points de repère, aux sites culturels et spirituels qui portent ces récits devraient être une priorité politique.
  • Dans le cadre des discussions sur la politique à l’égard du climat, il faut respecter, accepter et inclure les récits traditionnels, le savoir et les enseignements autochtones sans avoir à les faire valider par des études scientifiques occidentales; ou encore, il faudrait établir un financement pour la recherche conjointe entre les chercheurs, les artistes et les conteurs autochtones et non autochtones dans le domaine du climat.
  • Il convient de financer la préservation et l’enseignement des langues autochtones, car elles sont essentielles à la compréhension et à l’interprétation des récits en tant qu’instructions pour l’avenir.
  • Les gouvernements fédéral et provinciaux et les décideurs politiques devraient collaborer avec les nations autochtones afin d’inclure les modèles de gouvernance et les modes de fonctionnement autochtones comme cadre de référence (c’est-à-dire la roue de médecine) pour garantir un point de vue holistique qui tient compte de l’approche à double perspective en matière d’élaboration conjointe de la politique sur le climat.
  • Il faut mettre en œuvre un processus de lutte contre le racisme autochtone dans tous les secteurs de la société canadienne, en particulier à l’égard des décideurs politiques aux niveaux provincial et fédéral dont les décisions ont un impact sur les peuples autochtones, et sur les terres et les eaux auxquelles notre identité est inextricablement liée par notre histoire.

La solution est communautaire

Introduction

Comment la vague de chaleur extrême de 2021 a-t-elle frappé dans les communautés autochtones de la Colombie-Britannique? La recherche et les politiques coloniales dominantes au Canada brossent souvent le portrait d’un groupe défavorisé et vulnérable. Par exemple, plusieurs facteurs décrits dans la littérature suggèrent que la chaleur extrême pose un risque accru pour les Autochtones :

  • Les conditions de vie et le surpeuplement dans les logements sont des facteurs critiques en situation de chaleur extrême. Selon le recensement fédéral de 2021, une personne autochtone sur six vit dans un logement ayant besoin de rénovations importantes (soit près de trois fois la proportion dans la population non autochtone), et plus de 17 % des Autochtones habitent un logement surpeuplé (Statistique Canada, 2021).
  • Au Canada, les Autochtones sont touchés de façon disproportionnée par les conséquences des changements, des urgences et des catastrophes climatiques. Notamment, les personnes vivant sur des réserves sont 18 fois plus susceptibles d’être évacuées pour cause de catastrophe (gouvernement du Canada, 2019).
  • Les Autochtones développent des maladies chroniques en nombre considérablement plus important que les non-Autochtones (Hahmann et Kumar, 2022). Certains problèmes de santé, comme les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, les maladies pulmonaires et le diabète, inhibent la thermorégulation du corps et augmentent la sensibilité à la chaleur extrême (BCCS, 2022).

Malgré ces facteurs de risque, l’enquête du Bureau des coroners de la Colombie-Britannique sur la vague de chaleur de juin 2021 a révélé une proportion de décès anormalement basse chez les Autochtones. Le rapport explique ce constat par une sous-déclaration due aux processus de collecte des données et recommande que les peuples autochtones soient consultés « afin que leur voix soit entendue et que leurs besoins soient pris en compte dans la préparation aux vagues de chaleur » (BCCS, 2022). C’est ce que cherche à accomplir la présente étude de cas, au moyen d’une collaboration authentique avec les communautés autochtones.

Méthodologie

Dirigé par Preparing Our Home, un réseau autochtone sur la vulnérabilité et la résilience aux catastrophes, ce projet raconte comment cinq Premières Nations de Colombie-Britannique ont vécu la vague de chaleur de 2021 et les effets cumulatifs subséquents de la chaleur extrême. Ont été organisés quatre cercles de partage ainsi que cinq entrevues en profondeur avec des leaders locaux de la résilience. Les participants pouvaient choisir d’être nommés par leur nom ou par leur nation seulement. Les questions ont été rédigées en collaboration avec eux afin de s’assurer qu’elles reflètent leurs priorités, une approche relationnelle qui favorise l’apprentissage nation à nation et la recherche de solutions.

L’étude porte plus particulièrement sur l’expérience de cinq communautés vivant sur des réserves, ainsi que les leçons apprises (en lien avec les changements climatiques) et les politiques de résilience qu’on peut conséquemment recommander :

  1. Région urbaine : La nation Tsleil-Waututh (« le peuple de la baie »), une communauté salish côtière dont le territoire comprend l’inlet Burrard, les cours d’eau qui s’y déversent et North Vancouver, compte plus de 600 membres. 
  1. Nations rurales de la région intérieure :
    • D’abord connue sous le nom de T’eqt”aqtn (« le lieu de passage »), la bande Kanaka Bar est l’une des 15 communautés autochtones de la nation Nlaka’pamux. Elle vit sur son territoire traditionnel depuis plus de 7 000 ans et compte aujourd’hui entre 70 et 140 résidents (Kanaka Bar Indian Band, 2022).  
    • Le territoire de la nation Líl̓wat s’étend sur 791 131 hectares dans une zone transitoire entre la côte tempérée et les terres intérieures plus sèches de la Colombie-Britannique. La plupart des Líľwat7úl habitent près de Mount Currie, où se concentre la population de quelque 2 200 membres (Líl̓wat Nation, 2022). 
    • La bande d’Adams Lake appartient à la nation Secwépemc et est membre du conseil tribal de la nation Shuswap. Ancien lieu de rassemblement où les gens venaient échanger, socialiser et cueillir racines et baies, Adams Lake compte actuellement plus de 830 résidents (Adams Lake Indian Band, 2022).
  1. Région éloignée : Les Haíɫzaqv (nation Heiltsuk) sont les principaux descendants des locuteurs de l’haíɫzaqvḷa et s’identifient à l’un ou plusieurs de ces cinq groupes tribaux : W̓úyalitx̌v, Q̓vúqvay̓áitx̌v, W̓u̓íƛ̓itx̌v, Y̓ísdáitx̌v et X̌íx̌ís. Pour cette nation de 2 414 membres en pleine croissance, la communauté, l’environnement et l’économie sont intimement liés (Heiltsuk Nation, 2022). 

Contexte

Les terres et les eaux portant le nom colonial de la Colombie-Britannique accueillent 290 210 Autochtones de 200 Premières Nations distinctes, ce qui équivaut à 16 % de la population autochtone du Canada (Premières Nations, Inuits et Métis) et environ 6 % de la population totale de la province (Statistique Canada, 2021). Pour comprendre les effets des phénomènes climatiques extrêmes comme la canicule de 2021 sur les Premières Nations de la Colombie-Britannique, il faut d’abord comprendre le contexte colonial dans lequel ils s’inscrivent.

Perdre sa maison, ses terres, ses eaux et son mode de vie

À l’origine, l’aménagement des maisons et des communautés était pensé en fonction des terres, des eaux et des relations avec les systèmes qui nourrissent la terre. Les maisons étaient adaptées au climat local, aux matériaux disponibles et aux besoins des habitants (pêche, chasse, trappage, commerce, lainerie, menuiserie) (Olsen, 2016).

Maisons traditionnelles des Líľwat7úl, des Secwépemc et des Nlaka’pamux

Regroupés en familles élargies, les Líľwat7úl passaient l’hiver dans des agglomérations de maisons semi-souterraines appelées c7ístkens. Dans les mois plus doux, ils vivaient à l’extérieur, pratiquant la pêche, la chasse et la cueillette au fil de leurs déplacements, sur un territoire traditionnel de près de 800 000 hectares s’étendant des baies côtières aux profondeurs de la forêt pluviale (Gabriel et coll., 2017).

Regroupés en familles élargies, les Líľwat7úl passaient l’hiver dans des agglomérations de maisons semi-souterraines appelées c7ístkens. Dans les mois plus doux, ils vivaient à l’extérieur, pratiquant la pêche, la chasse et la cueillette au fil de leurs déplacements, sur un territoire traditionnel de près de 800 000 hectares s’étendant des baies côtières aux profondeurs de la forêt pluviale (Gabriel et coll., 2017).

Les Secwépemc habitaient eux aussi des c7ístkten (maisons hivernales) pouvant accueillir de 15 à 30 personnes, ou de 4 à 5 familles (Favrholdt, 2022). Ils regroupaient ces c7ístkten en communautés à proximité de sources de nourriture et de sols meubles. Nomades durant l’été pour la chasse, la cueillette et la pêche, les Secwépemc occupaient généralement ces habitations de décembre à mars, selon la rudesse de l’hiver. Réutilisées et rebâties au gré des besoins, ces constructions ont été habitées par les Secwépemc et d’autres peuples de la région intérieure jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Chez les Nlaka’pamux, les maisons semi-souterraines étaient habitées à l’année; conservant leur fraîcheur, elles servaient de refuge en été. On les bâtissait à l’écart des points d’eau pour les garder au sec.

A winter home in the Nicola Valley, believed to have been occupied as late as 1882. The photo was taken in 1908 by archaeologist Harlan I. Smith after the dwelling had been abandoned. Photo credit: Courtesy Secwépemc Museum, Neg. 43101
Une maison hivernale dans la vallée Nicola, qui aurait été occupée jusqu’en 1882. Cette photo a été prise en 1908 par l’archéologue Harlan I. Smith, après que l’habitation a été désertée. Courtoisie du Secwépemc Museum, négatif no 43101.

Avec la Loi sur les Indiens de 1876, le gouvernement fédéral a relégué les Autochtones dans de petites parcelles de terre de mauvaise qualité et s’est octroyé le contrôle sur les logements dans les réserves. Les réserves de la région intérieure étaient petites, certaines bandes n’ont pas eu de réserve, et une communauté s’est même vu attribuer un champ de roches (Harris, 2002). Aucun effort n’a été fait pour protéger les pêcheries autochtones ni les sources d’eau pour l’irrigation. À de nombreux endroits, les colonisateurs ont pris toute l’eau disponible, laissant les réserves dépourvues de cette ressource (Harris, 2002). Les Autochtones ont ainsi perdu les terres, les eaux et le mode de vie qui portaient leurs valeurs communautaires.

Dans les années 1940, l’immixtion gouvernementale dans l’aide au logement s’est répandue : les agents des Indiens se chargeaient de la commande, de la livraison et du paiement des matériaux de construction. C’est à cette époque qu’on a retiré aux résidents des réserves et aux chefs de bande le contrôle des décisions financières et résidentielles (emplacement, types d’habitations, budget). Cette situation a fait disparaître dans les réserves des connaissances sur le logement qui allaient de soi dans le reste de la société (Olsen, 2016).

Or, les infrastructures résidentielles jouent un rôle critique dans la vulnérabilité à la chaleur et les résultats de santé (Samuelson et coll., 2020). Si une habitation de piètre qualité est souvent vue comme un indicateur de pauvreté dans la société, dans le cas des réserves, ce sont les pratiques de la Loi sur les Indiens qui ont créé cette pauvreté (Olsen, 2016). Ces atteintes racistes au droit fondamental à l’hébergement sécuritaire persistent encore aujourd’hui, se manifestant notamment par le surpeuplement dû à l’absence d’habitations adaptées à la cohabitation intergénérationnelle. Avec ce contexte en tête, examinons maintenant la vague de chaleur de 2021.

Chaud, mais à quel point? 

La chaleur extrême de 2021 était inédite. Certaines régions de la Colombie-Britannique ont enregistré des températures record dépassant de 20 °C la normale (tableau 1).

Tableau 1 : Températures enregistrées par les stations météorologiques à proximité des communautés à l’étude, 2021.
LieuMoyenne (juin, juillet)RecordDate (du record)
Lytton24.1° C, 28.1° C49.6° C29 juin 2021
Adams Lake (Kamloops)25.1° C, 28.9° C47.3° C29 juin 2021
Haíɫzaqv (Bella Bella)13.5° C, 16.4° C35.8° C28 juin 2021
Nation Tsleil-Waututh (North Vancouver)14.4° C, 17.0° C40.6° C28 juin 2021
Mount Currie (Pemberton)13.6° C, 16.4° C43.2° C28 juin 2021

Data sourced from Environment and Climate Change Canada

Cet épisode nous a aussi donné un record de température au Canada, soit 49,6 °C le 29 juin 2021, à Lytton, sur le territoire de la nation Nlaka’pamux et les terres arides, escarpées et rocailleuses du canyon du Fraser. Le 30 juin, la communauté s’est envolée en fumée en 21 minutes. Les données de la station météorologique de la bande Kanaka Bar illustrent la situation (figure 2). À noter que certains résidents de Lytton ont pris des photos de thermomètres indiquant des températures supérieures à 50 °C dans leurs véhicules et maisons avant le déclenchement de l’incendie.

Figure 2. Températures du 25 juin au 31 juillet, selon les enregistrements des différentes stations météorologiques de Kanaka Bar (courtoisie de la bande Kanaka Bar).

Ce que cette expérience nous a appris : la solution est communautaire 

En cas de chaleur extrême, quelles solutions s’offrent à nous? Pour les peuples autochtones, c’est la communauté; nous devons d’abord prendre soin les uns des autres. – Patrick Michell, ancien chef de la bande Kanaka Bar et résident de Lytton

Nous décrivons ci-dessous les expériences des communautés pendant la période de chaleur extrême et présentons certains des grands thèmes évoqués dans les cercles de partage, dont les effets de la chaleur sur les terres, les eaux et la nourriture, l’accès aux espaces de rafraîchissement et la lutte pour le climat.

Chaleur extrême de 2021 : le vécu de la nation Tsleil-Waututh

Dans cette nation urbaine côtière, la vague de chaleur extrême a eu des répercussions considérables sur la capacité communautaire. Elle a aussi forcé la relocalisation des Aînés et entraîné de graves conséquences pour les terres et les eaux ainsi que pour la sécurité et la souveraineté alimentaires. L’expérience urbaine, vécue et relatée par Andrea Aleck, directrice de la santé de la nation, est un récit empreint de sagesse technique, culturelle et communautaire.

Effets sur les terres et les eaux : le vécu de la nation Tsleil-Waututh

La vague de chaleur extrême de 2021 s’est aussi lourdement répercutée sur les systèmes terrestres et hydrographiques au cœur du mode de vie autochtone. Les conditions résultantes, inhospitalières pour la faune et la flore, ont eu un effet domino sur la sécurité alimentaire et l’accès aux remèdes traditionnels.

La hausse des températures se fait grandement sentir sur nos eaux. Les marées rouges se font plus courantes, l’érosion côtière s’aggrave avec l’assèchement de la zone intertidale, et on perd la flore marine essentielle à la vie aquatique et au rafraîchissement des estuaires. Le projet de plantation de zostère marine de la nation Tsleil-Waututh vise à atténuer certains de ces effets, ce qui favorise la survie des espèces indigènes tout en créant des occasions d’implication et d’apprentissage culturels dans la communauté. La connexion avec nos terres et nos eaux étant une composante de la santé, cette initiative fait la promotion d’une communauté saine en même temps de combattre la détérioration de l’environnement. – Andrea Aleck, directrice de la santé, Tsleil-Waututh

Effets sur la sécurité et la souveraineté alimentaires : le vécu de la nation Tsleil-Waututh

Andrea a expliqué en détail l’incidence de la chaleur extrême sur les systèmes et la souveraineté alimentaires autochtones, mais elle a aussi mis en avant des façons dont la nation puise dans ses forces pour trouver des solutions novatrices et adaptatives.

La sécurité et la souveraineté alimentaires sont au cœur des préoccupations des services de santé; il est important que la planification tienne compte des répercussions des phénomènes météorologiques extrêmes comme la vague de chaleur de 2021 sur ces éléments. Nous avons mis au point un plan stratégique quinquennal misant sur la souveraineté alimentaire et les jardins communautaires qui prévoit la construction d’une installation hydroponique permettant de faire pousser des légumes prêts à consommer en un rien de temps. – Andrea Aleck, directrice de la santé, Tsleil-Waututh

Chaleur et accès au rafraîchissement : vécu de la nation Tsleil-Waututh

Communauté côtière installée au pied des montagnes du North Shore, la nation Tsleil-Waututh a toujours pu s’abriter de la chaleur grâce au couvert forestier et aux points d’eau. Néanmoins, la crise de 2021 a demandé un effort supplémentaire pour protéger les Aînés et les membres vulnérables de la population.

La santé communautaire a joué un rôle central dans la gestion de la vague de chaleur extrême. Rapidement, un état des lieux de la situation des Aînés a été dressé : les affections préexistantes, le milieu de vie et les stratégies possibles pour atténuer les effets de la chaleur dans les maisons. Dans une optique de continuité des soins, les prestataires de soins communautaires et à domicile ont procédé à des vérifications du bien-être plus poussées, ce qui les a menés au constat suivant :

Les Aînés ont reçu des ventilateurs, et parfois des climatiseurs, mais ils ne les utilisaient pas parce qu’ils ne pouvaient pas assumer les coûts de l’électricité. Nous avons donc dû prendre des mesures supplémentaires, comme l’évacuation des Aînés de la communauté dans des hôtels de communautés allochtones voisines. Mais les Aînés sont réticents à quitter leur maison et leur communauté. En tant qu’équipe de santé et membres de la communauté, nous savons qu’il est important, autant que possible, de garder les gens chez eux, là où ils se sentent en sécurité et où leur famille est à proximité. Toutefois, dans cette situation, il était évident que nous devions déplacer temporairement les Aînés dans des endroits plus frais. Pour assurer leur sécurité, nous leur avons permis d’emmener avec eux un compagnon ou un aidant, ce qui a convaincu environ 80 % des Aînés d’accepter l’offre. – Andrea Aleck, directrice de la santé, Tsleil-Waututh

Vécu en région rurale : bande Kanaka Bar, bande d’Adams Lake et nation Lil’wat 

Les phénomènes dangereux se sont accumulés dans la région intérieure de la Colombie-Britannique; du feu incontrôlé d’Elephant Hill, qui a dévasté la bande d’Ashcroft en 2017, à l’incendie ravageur de Lytton, en 2021, ces phénomènes augmentent en fréquence et en gravité depuis cinq ans. La chaleur extrême de 2021 a d’ailleurs engendré des conditions sans précédent.

On pouvait presque entendre l’air crépiter. C’était tellement étrange; on pouvait sentir les arbres. L’énergie des arbres était forte, comme si on avait mis une branche de pin sur un rond de poêle. Une odeur qui était partout dans l’air et à laquelle on ne pouvait échapper, peu importe où l’on se trouvait. – Sheri Lysons, ancienne infirmière auxiliaire autorisée et chef du service d’incendie au moment de l’incident, bande d’Adams Lake

La durée de la vague de chaleur extrême de 2021 a apporté son lot d’inquiétudes, comme l’explique Patrick Michell, ancien chef de la bande Kanaka Bar et résident de Lytton : « Parmi les changements, on note une hausse dans la fréquence, la durée et l’intensité des vagues de chaleur extrême. J’insiste sur la durée : le record précédent à Lytton était une seule journée à 44,4 °C, mais en 2021, ce qu’on a vu, ce sont des températures frôlant les 50 °C pendant plusieurs jours. Qu’advient-il lorsque de telles températures persistent? Ce ne sont pas que les résidents qui sont touchés, mais aussi les terres et les eaux. »

Effets sur les terres, les eaux et la nourriture : le vécu en région rurale

Comment pouvons-nous, en tant qu’Autochtones, vivre avec le fait que notre terre natale se meurt? Je m’étais préparé aux effets physiologiques – je m’étais même préparé mentalement –, mais je n’étais pas nécessairement préparé aux répercussions sur les écosystèmes. Ça, c’est une tout autre chose : notre terre côtière se change en désert. – Patrick Michell

Selon les participants aux cercles de partage, ces phénomènes extrêmes sont le présage d’un profond déséquilibre écosystémique, un avertissement transmis par les animaux, les insectes, les arbres et la terre. Par exemple, la chaleur a accéléré le cycle de reproduction des mouches domestiques, causant des essaims d’insectes. Elle a aussi fait exploser le nombre de moustiques et rendu les guêpes plus agressives. Il est impératif de prendre ces avertissements au sérieux.

Je crois qu’il est grand temps de commencer à écouter la terre plutôt que d’écouter la science à tout prix; notre terre a des milliers d’années d’expérience, elle connaît bien ces cycles, et nous devons lui faire confiance. Portez attention à ce que nous disent les animaux, les bourgeons, les eaux. Ils ont les réponses. Il suffit d’écouter. – Sheri Lysons, bande d’Adams Lake

La chaleur extrême s’est accompagnée d’une sécheresse. Ensemble, ces deux phénomènes ont bouleversé les cycles de vie des graines et des plantes, ce qui a entraîné le déplacement des animaux et même celui, dans une moindre mesure, des arbres. Dans un objectif d’adaptation, la bande Kanaka Bar s’est créé des réserves d’eau pour pouvoir alimenter les écosystèmes, s’hydrater, éteindre les incendies et irriguer les cultures même en période de canicule et de sécheresse.

La chaleur, les insectes et la sécheresse ont lourdement perturbé la récolte et les initiatives de préservation de la nourriture. Les baies et les fruits se sont desséchés sur les buissons et les arbres, les ours ont manqué de nourriture, et la préservation des aliments a été compromise, la mise en conserve produisant humidité et chaleur. « L’été, même sans vague de chaleur et même dans un logement écoénergétique, quand il y a 17 personnes dans la maison et qu’on fait cuire une dinde ou du poisson, ou qu’on passe quatre heures à faire des conserves, la chaleur monte et reste à l’intérieur. Comment donc cuisiner en période de chaleur extrême? » se demande Patrick. Certaines familles ont utilisé une structure annexe à la maison pour cuisiner à l’extérieur, une stratégie cruciale pour l’autosuffisance alimentaire.

Chaleur et accès au rafraîchissement : le vécu en région rurale 

En raison d’expériences passées, les communautés de la région intérieure se sont avérées mieux adaptées à la chaleur extrême sur les plans du cadre bâti et de la climatisation. Voici les stratégies utilisées dans les maisons et à l’échelle communautaire.

Accès aux espaces frais dans les communautés 

Nous avions déjà affronté 42 ou 43 °C sans laisser la température nous arrêter, mais nous ne savions pas comment survivre à 50 °C. Finalement, il s’agissait de rester à l’intérieur et d’attendre que ça passe – comme tout le reste. – Patrick Michell

Auparavant, les communautés trouvaient refuge près de l’eau pendant les chaleurs d’été. Lacs, ruisseaux et rivières devenaient les protecteurs naturels, offrant un répit salutaire et rassemblant familles et communautés. « Dans ma communauté, tout le monde allait au ruisseau. À 11 h, quand il commençait à faire chaud, on s’assoyait dans l’eau », raconte Patrick.

Or, les changements climatiques compliquent ces traditions : « Le problème, c’est qu’en juin, le ruisseau Lytton ne coule plus, si bien que nous ne pouvons pas profiter de l’eau de surface. Il y a bien le fleuve Fraser et la rivière Thompson, mais la température de l’eau y atteint 20 à 23 °C. C’est la température d’un bain! En quoi est-ce rafraîchissant? »

Nous habitons juste à côté du lac. Nous avons toujours eu l’eau et la rivière pour nous rafraîchir, mais l’eau était aussi chaude que celle d’un bain [pendant la vague de chaleur], même au milieu du lac. Normalement, le courant refroidit l’eau, mais là, c’était pénible. – Sheri Lysons, bande d’Adams Lake

Heureusement, il y avait les espaces communautaires de rafraîchissement. Dans les communautés d’Adams Lake et de la nation Lil’wat, le bureau de bande, le centre de santé et d’autres bâtiments désignés étaient ouverts pendant les heures de bureau, et parfois jusqu’à 20 h, voire 21 h. Ces centres de rafraîchissement étaient des espaces communautaires respectés où les Aînés pouvaient se rencontrer. Cependant, leurs heures d’ouverture limitées ont posé problème, surtout avec la chaleur des nuits. La bande Kanaka Bar a donc donné le code d’entrée du centre communautaire aux résidents, pour qu’ils puissent s’y réfugier à toute heure. Du personnel veillait aussi au grain de nuit pendant la crise.

Accès au rafraîchissement dans les maisons

La chaleur de 2021 était particulièrement insupportable dans la région intérieure, où les nuits ne se refroidissaient pas, et encore moins à Lytton. Patrick se rappelle : « D’habitude, quand il fait 42 °C, la température descend à 20 quelques degrés la nuit. Mais pendant la vague de chaleur, le mercure demeurait dans la haute trentaine même la nuit. Impossible d’y échapper. » Les températures élevées de nuit sont un facteur de risque majeur pour les décès liés à la chaleur (He et coll., 2022).

À mesure que la chaleur s’est répandue dans la région intérieure, des systèmes d’entraide se sont organisés. Les ménages qui possédaient un climatiseur logeaient des membres de la famille qui n’en avaient pas. « Ma fille, mes petits-enfants et mon fils sont venus rester chez moi parce que c’était climatisé », explique Sheri.

Récemment, les communautés ont lancé des initiatives pour construire des logements écoénergétiques mieux isolés. Sans système de circulation d’air, les maisons emmagasinaient la chaleur, surtout la nuit. « Les chambres sont à l’étage, où il faisait le plus chaud. C’était humide dans la maison; on transpirait comme si on avait fait du sport », précise Casey Gabriel, chef du service d’incendie de la nation Lil’wat. Les résidents dont la maison avait un sous-sol où se réfugier la nuit s’en tiraient beaucoup mieux. Certains affirmaient même qu’il faisait « 50 % plus frais » au sous-sol.

Vécu en région éloignée : Haíɫzaqv (nation Heiltsuk)

Le saumon est notre principale source de nourriture, et il est au bord de l’extinction. Ça se voit sur toute la côte. Les ours sont maigres. Tout le monde souffre du réchauffement climatique. ~ Membre des Haíɫzaqv 

Effets sur les terres, les eaux et la nourriture 

Sur l’île Campbell, au large de la côte centrale de la Colombie-Britannique, se trouvent les Haíɫzaqv de Bella Bella. Cette communauté côtière vit depuis 9 000 ans des cadeaux de la terre et des eaux, mais voilà que les changements climatiques et la chaleur extrême bouleversent profondément son mode d’alimentation :

Il y a quelques années, nous avons eu deux ou trois étés consécutifs avec des vagues de chaleur. Beaucoup de saumons sont morts avant d’atteindre les rivières; il n’y avait pas d’eau où pondre des œufs. Depuis, avec les changements climatiques, nos populations de saumons sont presque disparues. – Randy Carpenter, coordonnateur des situations d’urgence de la nation Heiltsuk

Thousands of salmon dying in the Neekas River. Photo credit: Sarah Mund, taken on Heiltsuk Territory.
Des milliers de saumons morts dans la rivière Neekas (photo de Sarah Mund, prise sur le territoire heiltsuk).

La chaleur s’est également répercutée sur l’eau potable et les ouvrages publics de gestion des eaux :

Le niveau du barrage était très bas. Je pense qu’ils ont déversé le contenu de 100 ou 150 camions. Maintenant, on a beaucoup d’eau, probablement assez pour durer quatre à six mois sans pluie. – Randy Carpenter

La continuité culturelle en a aussi pris un coup : des cérémonies officielles ont été annulées, et les activités de préservation des aliments (mise en conserve et fumage) ont été suspendues tant à l’intérieur qu’à l’extérieur en raison de la chaleur et des interdictions de feu :

Avec la vague de chaleur, on ne pouvait pas allumer de feu; il était donc impossible de faire griller le poisson par nos méthodes traditionnelles. On s’est retrouvés dans l’incapacité de transformer, de préserver ou d’emmagasiner le poisson. – Membre des Haíɫzaqv

Chaleur et accès au rafraîchissement dans la communauté

Pour les Haíɫzaqv, la chaleur a eu des répercussions majeures sur les infrastructures et les services. En effet, cette communauté éloignée dépend de l’aéroport local pour son approvisionnement essentiel; or, les températures élevées réduisent la densité de l’air, ce qui complique le décollage et l’atterrissage, surtout sur une piste unique courte :

[La portance réduite par la chaleur] nous obligeait à diminuer les quantités de combustible, de passagers, de tout. La température influait aussi sur la masse à l’atterrissage, une conséquence grave pour nous qui dépendons du transport aérien en dans les situations d’urgence… Dans des communautés voisines, des gens avaient besoin de médicaments vitaux… Ils ont eu du mal à se les procurer pendant la vague de chaleur.  ~ Kathy Sereda, Haíɫzaqv participants

Vivant en région éloignée, la nation s’appuie sur une approche entièrement relationnelle pour gérer les situations d’urgence : un comité de préparation composé de 21 membres.

Toute la communauté y est représentée : le service d’incendie, l’hôpital, le centre de transferts en santé, l’école, la GRC, la Garde côtière auxiliaire canadienne, un conseiller, un agent de santé et sécurité du conseil tribal, et des représentants du logement, de la réconciliation, des finances et des communications. Ce qui fait notre force, c’est que nous nous rencontrons souvent six à huit fois par mois. ~ Randy Carpenter, membre de la Première Nation Heiltsuk

Pendant la vague de chaleur extrême de 2021, aucun des bâtiments communautaires n’avait l’air conditionné, car ces températures étaient sans précédent sur le territoire. Au moment du cercle de partage à l’hiver 2023, la nation travaillait à rectifier la situation. « Nous serons préparés pour l’été. Nous aurons un espace dédié et des climatiseurs. Nous serons prêts à l’éventualité d’une autre vague de chaleur extrême [cet] été », affirme Randy.

Accès au rafraîchissement à la maison : Haíɫzaqv Climate Action

“Être un Haíɫzaqv, c’est agir et parler de façon digne d’un être humain en harmonie avec le monde naturel et surnaturel. C’est vivre dans le respect de nos ǧvi̓ḷás (lois traditionnelles). Il est de notre devoir de poser des gestes immédiats et concrets pour combattre les changements climatiques.” (Haíɫzaqv Climate Action, 2023)     

Le plan H̓íkila qṇts n̓ála’áx̌v (« protéger notre monde ») d’Haíɫzaqv Climate Action a été salué partout en Colombie-Britannique et au Canada. Né d’un déversement de carburant qui a détruit 60 % des bancs de palourdes et de poissons de la communauté, il vise à éliminer la dépendance au diesel, notamment assurant le chauffage et la climatisation des habitations par un projet de thermopompes. « Il y a une nouvelle initiative pour changer les sources d’énergie dans la communauté. Il me semble que ce sont entre 150 et 200 maisons qui ont entièrement remplacé le carburant et le bois par l’électricité ces dernières années », relate un membre de la nation. Le remplacement des combustibles permet non seulement de préparer la communauté à la chaleur extrême, mais aussi de rendre l’énergie plus abordable et moins polluante. En effet, les coûts annuels moyens du chauffage et de l’électricité, s’élevant précédemment à 3 600 $ par ménage, ont chuté de plus de 1 500 $. De même, pour chaque maison qui adopte les thermopompes, la production d’émissions de gaz à effet de serre diminue de cinq tonnes par an, et la consommation de diesel, de 2 000 litres par an (Haíɫzaqv Climate Action, 2023).

Cependant, la croissance récente de la communauté, combinée au remplacement des combustibles, met les lignes électriques à rude épreuve. La nation subit des pannes de courant prolongées très anxiogènes pour les résidents, qui dépendent de l’électricité pour se chauffer l’hiver et se rafraîchir l’été.

“Nous avons beaucoup de thermopompes, et il faut une grande quantité d’énergie pour les alimenter. Le projet est en expansion, et plus de thermopompes sont à venir ce printemps. Mais il ne faut pas oublier nos lignes électriques. Sont-elles capables de transporter autant d’énergie, et quels sont les risques qui nous guettent?” ~ Ralph Humchitt, membre des Haíɫzaqv

Discussion et recommandations : le travail est loin d’être terminé

Si on veut que les gens s’adaptent, on doit leur donner les faits.” Patrick Michell

Dans toutes les communautés, l’environnement connaît des changements importants aux répercussions catastrophiques sur les terres, les eaux et la vie humaine et non humaine. La vague de chaleur extrême essuyée par la Colombie-Britannique en 2021 a créé un précédent terrifiant et inédit, dont les effets « se feront sentir sur plusieurs générations », selon Sheri.

Les trois types de milieux étudiés – urbains, ruraux et éloignés – présentent des similitudes et des différences. Par exemple, les communautés urbaines ont pu placer les Aînés dans des hôtels pendant la canicule. Les agglomérations rurales de la région intérieure comptaient davantage de logements équipés de climatiseurs, en raison de vagues de chaleur précédentes. Et la communauté éloignée des Haíɫzaqv, ayant toujours vécu dans un climat modéré, ne disposait en 2021 d’aucun bâtiment communautaire climatisé.

Parmi les limites de l’étude de cas, notons que toutes les communautés consultées vivaient sur des réserves. Le portrait demeure donc incomplet quant au vécu des populations hors réserve, particulièrement celui des personnes en situation de logement précaire ou d’itinérance et aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie.

La résilience des Autochtones, le produit d’une culture de protection  

La culture est pour les Autochtones la base même de la vie et une source de force innée. Elle est indissociable de leurs valeurs, soit la famille, la communauté, la langue et la terre. Pour chacun des cas étudiés, le rôle protecteur de la culture se fait sentir dans le récit de la vague de chaleur : l’attention portée aux Aînés, la relation avec la terre, l’alimentation traditionnelle et l’action collective.

Notre étude de cas présente l’autre côté de la médaille des canicules en Colombie-Britannique. Si l’on considère généralement que les résultats sont influencés par le statut socio-économique et l’état de santé (des facteurs de vulnérabilité individuels), notre étude démontre que les valeurs de la société pèsent aussi dans la balance. Par exemple, lorsque les Aînés sont valorisés, ils sont protégés. Ainsi, bien que certains Aînés vivent dans des logements de qualité inférieure, aient des problèmes de santé ou n’aient pas l’air conditionné à la maison, la solidarité et l’attention de la communauté permettent le déploiement efficace de ressources informelles et officielles pour les protéger.

Recommandations:

  1. Axer la planification de la résilience autochtone sur les droits autochtones, sur l’importance du savoir et de la langue autochtones, sur la présence de structures de gouvernance autochtones et sur la force intergénérationnelle de la culture.  Investir dans la culture, c’est investir dans la résilience. Nous devons déployer des investissements concrets pour promouvoir une culture (à l’échelle aussi bien locale que sociétale) dans laquelle les Aînés sont reconnus, valorisés et protégés pour assurer leur sécurité.
  2. Favoriser des approches tenant compte des traumatismes dans la planification des interventions. Bien que toutes les communautés aient placé les Aînés au cœur de leurs préoccupations, ce ne fut pas chose facile, notamment en raison de l’absence d’espaces de rafraîchissement de nuit et des enjeux de mobilité limitant l’accès aux sources de rafraîchissement naturelles (ex. : lacs et rivières). De plus, les communautés ont rapporté des difficultés majeures en lien avec le désir d’indépendance des Aînés. Le stoïcisme autochtone (« d’autres ont plus besoin d’aide que moi ») ainsi que la honte et la stigmatisation entourant les services coloniaux ont aussi été cités parmi les obstacles. La planification des interventions doit donc tenir compte des traumatismes, dans la communauté et à l’échelle du système.

Accumulation des catastrophes et des traumatismes : une peur qui hante les communautés

On note dans les communautés une distinction claire entre les conséquences de la vague de chaleur de 2021 et les répercussions cumulatives des catastrophes subséquentes. Par exemple, la nation Nlaka’pamux ressent encore les effets du feu incontrôlé qui a ravagé Lytton, la Première Nation de Lytton et certaines habitations de la bande Kanaka Bar; les résidents ont été relocalisés et ne peuvent pas réintégrer leur communauté. Cet événement, qui n’est pas sans rappeler le feu incontrôlé vécu par la bande d’Ashcroft en 2017, a laissé dans son sillage une peur profonde, alimentée par la fréquence et l’intensité croissantes des vagues de chaleur extrême, des vents forts et des sécheresses.

La gestion des situations d’urgence et les politiques publiques s’axent généralement sur les événements récents, et la planification des interventions se fait souvent en vase clos, en ne visant qu’un danger à la fois. Si le communautaire offre son lot de forces et de solutions, il ne suffira pas à combattre les effets cumulatifs à long terme de la chaleur et de tout ce qui en découle : sécheresses, feux incontrôlés, fumée dense, déplacement de la faune et mortalité des arbres et des animaux. La cause fondamentale de ces catastrophes – et de la terreur existentielle qu’elles engendrent – s’étend bien au-delà des territoires autochtones, qui subissent le gros des conséquences.

Recommandation: 

  1. Reconnaître et prendre en compte les forces, les vulnérabilités et les besoins propres aux Premières Nations urbaines, rurales et éloignées. Il s’agit de mettre fin à la planification en cloisonnement, d’assurer la préparation aux effets cumulatifs des vagues de chaleur à l’échelle des bassins versants, de la province et du pays, et d’investir dans l’étude des relations complexes entre la chaleur extrême et ces effets cumulatifs.

Recueillir des données par site, construire des maisons durables pour les prochaines générations et réduire la dépendance au réseau     

Comme le montre notre étude de cas, les plans d’intervention doivent s’appuyer sur des données propres à chaque communauté, car les territoires de la Colombie-Britannique – des steppes semi-désertiques de la région intérieure aux forêts pluviales des côtes – ont des géographies et des climats fort variés. Même à Lytton, les températures enregistrées par la station météorologique ne correspondent pas à celles observées dans les véhicules et les maisons. Ainsi, les stations dans des endroits plus frais ne rendent pas toujours compte des variations localisées attribuables à la chaleur rayonnante dans les bâtiments et aux éléments topographiques comme les canyons. Nous ignorons si les stations météorologiques ont été optimisées pour mesurer les extrêmes. Outre la température, d’autres facteurs comme l’humidité, la circulation d’air et la chaleur rayonnante doivent entrer en ligne de compte. Il est aussi important que les communautés disposent de données climatiques provinciales (ex. : les données de BC Station) pouvant être utilisées aux fins de planification sans connaissances techniques approfondies. Les gouvernements provincial et fédéral pourraient notamment offrir du financement pour la surveillance du climat à l’échelle des communautés, ce qui jetterait des fondations solides pour l’adaptation.

Enfin, bien que cette étude de cas porte sur la vague de chaleur extrême de 2021, les participants ont aussi nommé plusieurs autres événements récents et souligné l’importance de se préparer au froid extrême, surtout en situation de panne de courant. Les pannes, les réparations en situation météorologique extrême et le potentiel d’une défaillance générale prolongée sont autant de facteurs à considérer à l’échelle régionale et provinciale. Au sein des communautés, il est essentiel de se pencher sur la pauvreté énergétique et le coût prohibitif du rafraîchissement, surtout chez les personnes en situation de handicap ou vivant de l’aide sociale. Les politiques coloniales ont créé des logements « [soi-disant] universels », qui finissent surpeuplés (non prévus pour la cohabitation intergénérationnelle), sont mal bâtis et mal isolés (faits de matériaux de piètre qualité) et ne sont pas adaptés au climat local.

Recommandations: 

  1. Utiliser des données localisées et des approches adaptées au milieu pour bâtir des maisons résilientes au climat et moins dépendantes de l’énergie pour les besoins de rafraîchissement. Les éléments de conception passifs (qui n’ont pas besoin d’énergie pour offrir de la fraîcheur) contribuent à la sûreté des habitations en cas de panne pendant une vague de chaleur extrême.
  2. Définir de meilleurs indicateurs de la préparation aux vagues de chaleur extrême. Quel est l’objectif? Installer 100 climatiseurs dans 100 maisons, obligeant toutefois les résidents vulnérables à assumer la responsabilité et les coûts en énergie de ces dispositifs pour leur propre sécurité? Insister sur la responsabilité morale de prendre soin les uns des autres? Faire respecter l’obligation juridique des propriétaires de fournir des logements sécuritaires? Combattre l’individualisme, la solitude, l’isolement et la négligence sociale? 

Conclusion

Les expériences en lien avec la vague de chaleur de 2021 relatées dans cette étude de cas nous donnent un aperçu des vulnérabilités et des forces au sein des communautés. Elles révèlent aussi que les répercussions de l’événement sur les terres, les eaux et les résidents sont encore bien présentes chez les Autochtones. Maintenant que les vagues de chaleur extrême sont un danger auquel toutes les communautés doivent se préparer, la sagesse autochtone doit être placée au cœur des efforts collectifs pour accroître la résilience. Les récits rapportés ici présentent des solutions appliquées et posent les bases de recommandations de politiques en faveur d’une résilience accrue dans les communautés autochtones et allochtones.

Déclaration de l’artiste Sheri Lysons:

“Lorsqu’on m’a demandé de peindre mon interprétation du changement climatique, j’avais une image bien différente en tête. J’ai commencé environ huit peintures différentes, mais aucune ne correspondait à ce que j’avais imaginé. Je me suis battue pour la réaliser, mais elle ne venait tout simplement pas. À un moment donné, j’ai eu l’impression que c’était au-delà de mes capacités. C’est alors que m’est venue l’idée de la roue de la médecine : lorsque l’humanité est déséquilibrée, tout souffre. À l’heure actuelle, notre planète est en crise. Nous connaissons des chaleurs extrêmes, des incendies, des inondations et des destructions à un niveau monumental. Pour guérir notre planète, nous devons guérir l’eau. Ces peintures sont destinées à montrer l’espoir et la guérison.” – Sheri Lysons

L’action suscite l’espoir: Assurer une reconstruction sur des fondations résilientes dans la région du canyon du Fraser en C.-B.

Fondations

La région du canyon du Fraser est le centre d’une nation autochtone, les Nlaka’pamux. La ville de Lytton est au centre géographique de cette nation. En 2021, une sécheresse survenue au printemps et au début de l’été a été un précurseur d’un dôme de chaleur dans la région du Nord-Ouest du Pacifique. Une température record de 49,6 °C a été enregistrée le 29 juin. Le lendemain, la totalité de la ville de Lytton a brûlé en 21 minutes (BBC News, 2021). Cinq mois plus tard, une rivière atmosphérique régionale a emporté toutes les routes d’accès, sauf une. En décembre, le froid extrême et la neige profonde ont paralysé la région. Même si ces événements de 2021 étaient sans précédent, ils n’étaient pas inattendus. Les avertissements mondiaux au sujet des impacts climatiques se multiplient depuis les années 1980. Il est maintenant évident que l’humanité ne compose plus avec des « conditions idéales pour la vie », faisant face à des pics temporaires de conditions météorologiques extrêmes qui pourraient devenir permanents, ce qui aurait des conséquences substantielles pour la santé et le bien-être humains (McMichael et coll., 2017).

L’incendie de Lytton a déjà montré que les fondations au Canada sont fragiles. Les gouvernements colonisateurs passés (Karl, 2005) ont pris des décisions en adoptant une approche misant sur le fait de s’atteler à tout prix à la tâche. Ainsi, les bâtiments, les systèmes et les économies établis n’étaient pas durables ni résilients. Le Canada a également été bâti sans tenir compte des vies, des styles de vie et des objections des populations autochtones, faisant fi des impacts négatifs sur l’environnement et les générations futures. Certains gouvernements colonisateurs antérieurs ont justifié leurs décisions en citant l’efficacité et la recherche du profit. Les gouvernements actuels doivent réparer les fautes commises dans le passé et adopter une approche différente quand vient le temps de prendre des décisions pour notre avenir collectif. Cette approche ne doit pas chercher à tout prix à s’atteler à la tâche. Elle doit protéger les gens et les communautés, en sachant que les changements climatiques sont réels et que leurs impacts augmentent en termes de fréquence, de durée et d’intensité.

Les gouvernements doivent également tenir compte des enjeux historiques attribuables aux décideurs passés qui ont ignoré les enjeux, les ont évités ou les ont laissés aux générations futures. Ce risque demeure, puisque les gouvernements actuels peuvent conserver un état d’esprit axé sur le statu quo, ne reconnaissant pas que les impacts climatiques sont réels et prennent de l’ampleur, ou ne prenant pas suffisamment rapidement des mesures pour protéger les gens et les communautés. Si nous ne surmontons pas notre paralysie collective quand vient le temps de lutter contre les impacts climatiques (Rand, 2014), nous allons retarder la planification de l’adaptation jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Nous devrons donc passer en mode d’intervention débilitant. En bref, nous devons éviter de ne rien faire maintenant, de tenter notre chance et de laisser les générations futures faire les frais de ces impacts. Personne n’est à l’abri des impacts croissants des changements climatiques. Lorsque nous prenons, en toute conscience, la décision de faire de l’environnement la priorité, nous gagnons tous au change et, surtout, nos enfants et nos petits-enfants gagnent au change.

Première visite de Tina et Patrick Michell de retour à leur maison à Lytton, C.-B. le 25 juillet 2021. Crédit photo : Patrick Michell

Le rétablissement de la région du canyon du Fraser après les événements dévastateurs de 2021 est lent et fait l’objet de controverses (Partlow, 2022). Des tensions existent entre le camp voulant reconstruire rapidement et celui voulant reconstruire en mieux. Le rétablissement est également limité par un processus en temps réel visant à rectifier les décisions gouvernementales passées, décisions qui ont laissé à la prochaine génération la responsabilité de créer des communautés durables (Olsen, 2023).

Une compréhension renouvelée du rôle et des fonctions des fondations physiologiques requises pour assurer la qualité de vie est essentielle pour le rétablissement. Ces fondations prennent la forme de l’air pur, de l’eau, de la nourriture et du logement. Il s’agit de besoins à satisfaire avant de combler d’autres besoins (McLeod, 2018) et, surtout, d’assurer un rétablissement approprié, ce qui n’a pas été fait la première fois.

Le processus de rétablissement compte d’autres volets qui sont, parfois, ignorés. Ayant accumulé des traumatismes, les résidents de la région devront surmonter leur peur, leur colère et leur tristesse individuelles qui, malgré le passage du temps, continuent d’accabler le rétablissement et d’y nuire. Ensuite, ils doivent collaborer pour atteindre l’objectif commun, qui est de conceptualiser, de concevoir, de financer et de bâtir une communauté résiliente face aux conditions météorologiques d’aujourd’hui et de demain, permettant de satisfaire les besoins de base des résidents dans un avenir qui sera déstabilisé par d’autres événements climatiques.

Même si le présent document met l’accent sur l’expérience vécue à Lytton, le problème ne touche pas uniquement Lytton. Partout au Canada, on compte 62 000 communautés ayant le même niveau de risque que celui de Lytton en 2021 (Cohen et Westhaver, 2022). L’histoire du rétablissement de Lytton est donc importante pour l’ensemble des Canadiens.

Cependant, puisqu’ils ont dû composer avec de multiples phénomènes météorologiques extrêmes pendant une très courte période (Michell, 2021), les habitants se trouvent dans une position unique pour devenir l’une des premières régions résilientes au Canada. Si les Premières Nations du Canada participent à toutes les conversations sur l’utilisation des terres et des ressources (Assemblée générale des Nations Unies, 2007), cela aidera à surmonter les comportements acquis et renforcés, en plus d’éviter de répéter les erreurs du passé. Les Premières Nations peuvent fournir des données utiles dans le cadre des approches décisionnelles axées sur la prise de décisions pour investir dans nos fondations collectives et veiller à ce que tous les Canadiens puissent composer avec les tempêtes à venir (River Voices, 2020).

Dès 2010, la Bande indienne de Kanaka Bar, l’une des 15 communautés qui constituent la Nation Nlaka’pamux, a mis de côté la colère et le ressentiment intergénérationnels qu’elle avait accumulés depuis la colonisation, et a fait en sorte de permettre à la communauté d’assurer un nouvel avenir plus résilient (Michell, 2020). En 2015, la communauté autochtone a codifié un énoncé de vision qui se lit comme suit : « Kanaka Bar est résolue à utiliser ses terres et ses ressources pour maintenir une communauté autonome, durable et prospère » (Bande indienne de Kanaka, 2015). Peu de temps après, elle a élaboré le plan d’évaluation des impacts climatiques et de transition de la communauté. Voici des données sur les décisions et mesures que Kanaka Bar a prises pour accroître la résilience communautaire pour les quatre fondations physiologiques, soit l’air pur, l’eau, la nourriture et le logement, afin qu’elle soit prête à affronter les conditions météorologiques de demain. Il s’agit de mesures qui peuvent être reproduites et appliquées à plus grande échelle dans les communautés partout au pays.

Connaître la météo

Les Nlaka’pamux vivent au même endroit depuis plus de 8 000 ans, ce qui leur a permis d’acquérir une connaissance explicite collective ou de connaître la météo locale et régionale, les tendances saisonnières et les cycles écosystémiques. Au cours des années 1980, des résidents du canyon du Fraser ont observé des changements sur le terrain qui étaient contraires à ces connaissances. En 1992, les scientifiques climatiques leur ont donné un nom, celui de changements climatiques anthropiques. L’air, les terres et l’eau partout dans le monde retiennent la chaleur à un taux jamais vu, produisant des événements météorologiques survoltés ou extrêmes qui ont des répercussions sur le savoir autochtone acquis depuis des milliers d’années et les infrastructures et systèmes postcoloniaux qui ont été conçus en tenant compte des conditions météorologiques d’hier. Des modifications et effondrements écosystémiques se produisent sur le terrain (Chambers et coll., 2021), ce qui insuffle un degré élevé d’incertitude à la vie d’aujourd’hui et aux préparatifs pour l’avenir. Lorsque les gens n’ont pas les renseignements nécessaires, ils s’inquiètent. Partout dans le monde, les représentants de la santé conviennent que la peur à l’égard des changements climatiques et de leurs impacts suscite un stress et une anxiété. Les diagnostics en matière de santé mentale pour l’anxiété climatique, l’écoanxiété et la solastalgie1 sont désormais en hausse.

Pour réduire le stress découlant de l’incertitude associée aux impacts futurs des changements climatiques, la Bande indienne de Kanaka Bar, qui est située à 18 kilomètres au sud de Lytton, a réalisé, en 2015, un plan d’occupation du sol pour le bassin versant de la communauté (Bande indienne de Kanaka Bar, 2015) et, en 2018, un plan d’évaluation des changements climatiques et de transition (Kanaka Bar Climate Change Assessment and Transition Plan, 2018). Depuis, elle a investi dans trois stations météorologiques, sept stations d’évaluation du niveau d’eau et une station de surveillance de la qualité de l’air. Ces outils créent, chaque jour, des données communautaires propres au site sur la qualité de l’air, la vitesse et la direction du vent, la température, les précipitations et l’hydrométrie. Ils s’ajoutent aux connaissances autochtones, au lieu de les remplacer. En outre, ils aident à établir les prévisions communautaires, s’ajoutent aux systèmes de prévision météorologique avancée, et facilitent la préparation aux situations d’urgence et la planification de l’intervention.

La surveillance météorologique propre à un site aide à améliorer les plans d’avertissement et d’intervention, offrant aux communautés un préavis aussi long que possible pour se préparer aux phénomènes météorologiques extrêmes, afin qu’elles puissent se préparer à des pics de chaleur, de vent, de pluie et de froid extrêmes et se rétablir plus rapidement. Cela permet aux communautés de connaître avec plus de précision et d’avertissement le moment où les besoins physiologiques ne seront pas comblés, c’est-à-dire lorsqu’il existe un risque pour la santé et la sécurité en raison de l’air, de l’eau ou de la chaleur non sécuritaires ou un risque pour le logement. Les données propres à un site servent également lors de la conception et de la construction de nouvelles infrastructures ou de la réparation des infrastructures existantes, afin qu’elles puissent résister aux conditions météorologiques dans une région particulière. Plus les communautés ont un nombre élevé de renseignements météorologiques et climatiques, plus leurs plans d’avertissement et d’intervention seront judicieux et plus leurs résidents seront protégés.

     Recommandation: 

  • Tous les ordres du gouvernement (y compris autochtones, fédéral, provinciaux, territoriaux, municipaux) devraient adopter des politiques qui soutiennent la mise en commun des ressources et le partage de renseignements, et la coordination parmi différents ordres du gouvernement devrait être établie et mise en œuvre de manière à permettre aux communautés de comprendre les risques régionaux et propres aux sites et d’obtenir et d’installer collectivement un nombre supérieur de stations de surveillance de l’air, des vents, de la température et des précipitations propres à un site, afin de produire des données météorologiques régionales.

Sécurité de l’eau

Dans la région du canyon du Fraser, les cours d’eau de surface s’assèchent. Les périodes sèches régionales durent plus longtemps, alors que la demande ne change pas. Les habitants qui ont des permis d’utilisation des eaux de surface doivent désormais composer avec des scénarios qui se répètent dans lesquels le niveau d’eau est faible ou nul. En 2021, les puits d’eau souterraine commençaient à manquer également d’eau. Même s’ils n’ont jamais manqué d’eau, cette situation pourrait se produire bientôt.

Lors de sa construction, Lytton tirait son eau de surface du ruisseau Lytton. Pendant des années, la ville a dû accroître l’approvisionnement en eau avec des pompes à eau (de puits et de la rivière Thompson). Lorsque l’incendie de Lytton a interrompu l’approvisionnement en électricité dans la région, la ville et la région étaient sans eau, puisque la capacité visant à dévier, à stocker et à produire de l’eau potable n’existait plus.

La région du canyon du Fraser envisage un plan régional pour partager les renseignements et l’infrastructure hydraulique, afin d’éviter que la crise de l’eau de 2021 se reproduise.

Dans cette région, l’hydrométrie n’est pas le problème, en raison de la sécheresse de 2021 et les phénomènes de rivière atmosphérique qui ont suivi (ayant déversé de trop grandes quantités de précipitations en même temps). La question est plutôt à savoir comment planifier et établir une nouvelle capacité de stockage de l’eau fiable et durable, malgré les événements météorologiques extrêmes.

Les communautés Nlaka’pamux ont existé là où, selon les observations, le soleil, les vents, l’eau et les saisons stables et prévisibles ont permis de produire des écosystèmes sains, et elles continueront d’y exister. C’est en raison de la proximité des sources d’eau douce accessibles en tout temps pour assurer la santé écosystémique, s’abreuver, cuisinier, élever des animaux, veiller à l’irrigation et se protéger contre les incendies que les Autochtones ont choisi d’y vivre, de là l’expression « l’eau comme source de vie ». La vie des Nlaka’pamux a changé lors des contacts avec les explorateurs européens. Lorsque la période initiale caractérisée par des relations mutuelles entre les Autochtones et les explorateurs a pris fin (Manuel et Posluns, 1974), la loi et les politiques coloniales se fondant sur le déni et l’oppression ont été imposées. Cette situation a existé pendant des générations.

évaluation de la vulnérabilité face aux changements climatiques de Kanaka, qui prévoit une hausse de l'intensité, de la durée et de la fréquence des tempêtes extrêmes.

Une fois établis, les états coloniaux et provinciaux ont supervisé l’affectation de parcelles de terrain en fief simple (propriété privée) aux nouveaux arrivants, ce qui comprenait des permis d’utilisation des eaux se fondant sur le principe « premier arrivé, premier ayant droit » à certaines fins, comme l’eau pour s’abreuver, l’irrigation et les retombées économiques, sans vraiment, voire aucunement, tenir compte des habitants initiaux ou des écosystèmes qui comptent sur l’eau depuis des millénaires. Les titres et droits inhérents aux terres de la nation et à l’eau ont été ignorés. Puisque les affectations des réserves fédérales ont été définies après la Confédération, les permis d’utilisation des terres et des eaux dans les réserves prévues par la Loi sur les Indiens (s’il y a lieu) étaient réservés à de petites superficies, se trouvant dans des endroits inappropriés et ne convenant pas au logement et à l’agriculture. Ainsi, la majorité des communautés de Nlaka’pamux ont été déplacées et ont dû vivre dans de très mauvaises conditions. Elles ont été forcées à adopter un mode réactif face au colonialisme et à composer avec les impacts de ces conditions pendant des générations.

Le système hydrique de Kanaka Bar est alimenté par gravité, afin que l’eau puisse circuler pendant des pannes de courant. Kanaka a également investi dans la production d’énergie solaire, d’énergie éolienne et, dans une certaine mesure, l’hydroélectricité renouvelable à petite échelle. Elle peut donc, s’il y a lieu, changer la source d’énergie pour l’usine de traitement de l’eau potable existante pour qu’elle continue de fonctionner pendant une panne de courant.

Crédit photo : Kanaka Bar Indian Band

Kanaka a également doublé son stockage d’eau de surface en fonction des prévisions relatives aux besoins actuels et à court terme. Elle a créé des plans pour quadrupler le stockage si la demande devait augmenter. Enfin, Kanaka dispose de systèmes de stockage et de distribution d’eau potable distincts des eaux brutes (bornes-fontaines mauves et robinets). Elle a donc accès à un approvisionnement important en eaux non traitées pour l’irrigation et la protection contre les incendies. Tous les éléments ci-dessus ont pris en compte les besoins à court, à moyen et à long termes de la communauté en matière d’eau et, ce qui est encore peut-être plus important, ont diminué l’écoanxiété actuelle, en fournissant aux générations actuelles et futures les connaissances nécessaires pour veiller à ce qu’elles aient, sans égard aux conditions météorologiques, un approvisionnement en eau, l’une des fondations physiologiques les plus importantes.

Pour établir un plan de transition et d’adaptation significatif, réaliste et réalisable en ce qui concerne les changements climatiques, il faut avoir de l’eau. Alors qu’il est impossible de contrôler les conditions météorologiques, il est possible d’atténuer leurs impacts. Pour tirer des leçons de l’exemple de Kanaka Bar, les communautés devraient envisager ce qui suit lorsqu’elles créent un plan de sécurité de l’eau durable :

  • Hypothèses: Ne pas tenir pour acquise la sécurité de l’eau individuelle, communautaire ou régionale. Les communautés devraient comprendre où se trouve leur source d’eau et assurer une planification tenant compte de la rareté.
  • Pertinence: Comprendre les permis d’utilisation des eaux. Où ont-ils été délivrés? S’appliquent-ils encore aujourd’hui? Est-il encore possible de s’approvisionner en eau? Quelles sont les solutions de rechange raisonnables pour accéder à de l’eau si l’approvisionnement est épuisé?
  • Quantité: Installer des stations d’évaluation de la quantité pour l’eau de surface et l’eau souterraine, et obtenir des données empiriques pour faciliter les prévisions relatives à la rareté de l’eau et la possibilité qu’il n’y ait pas d’eau certaines journées.
  • Collaboration: Rencontrer les commissions de l’eau régionales pour discuter du niveau certain de l’eau, y compris le stockage, la conservation, le relâchement temporisé et la distribution d’eau potable en cas de panne du système, et assurer une planification. Partager les connaissances, les ressources et les plans pour atténuer les pénuries et accélérer le rétablissement.
  • Résilience: Concevoir, construire ou réparer les infrastructures matérielles pour qu’elles résistent aux conditions météorologiques d’aujourd’hui et de demain. Ainsi, une rivière atmosphérique ou un feu incontrôlé ne couperaient pas l’approvisionnement en eau.
  • Systèmes hybrides: Examiner les options de traitement de l’eau potable qui ne dépendent pas du réseau pour fonctionner et séparer les eaux brutes des systèmes d’eau potable.

Ces approches peuvent également servir à concevoir des politiques. Elles ont de vastes répercussions pour tous les Canadiens et les ordres du gouvernement.

Sécurité alimentaire

L’incendie de Lytton est un exemple des préoccupations relatives à la fragilité et à la sécurité alimentaires. Des magasins ont été détruits pendant l’incendie. Des routes ont été fermées. Une panne de courant prolongée a fait en sorte que les familles dont les résidences avaient été épargnées par l’incendie ont perdu le contenu de leur réfrigérateur et de leur congélateur. Les familles qui avaient déshydraté ou mis en conserve leurs aliments et dont les stocks dans la cave et le sous-sol avaient survécu à l’incendie se trouvaient dans une meilleure situation, car leurs stocks de nourriture n’ont pas été touchés par la panne de courant prolongée. Des centres de dons de nourriture ont été organisés. Cependant, l’approvisionnement adéquat, la diversité et la qualité variaient en fonction des dons. Dans le cas de ceux qui peuvent se déplacer, les déplacements nécessaires pour se rendre aux magasins dans les villes sont devenus une nouvelle norme coûteuse.

Pendant plus de 8 000 ans, le climat et les écosystèmes en découlant dans le canyon du Fraser ont fourni aux habitants d’origine un accès à des viandes fraîches, à des fruits, à des légumes, à du poisson, à des médicaments, à des outils et à des vêtements. Une langue, une culture, des lois et une forme d’art ont été établies. Les protocoles pour la collecte de nourriture, la préparation, l’entreposage et la cérémonie étaient bien connus. Les surplus étaient vendus.

La politique coloniale a codifié des interdictions visant les Autochtones quand vient le temps d’accéder à leur territoire traditionnel et de mettre en pratique leurs anciennes coutumes, y compris la vente de nourriture aux autres ou l’échange de nourriture avec les autres (Karl, 2005). Ces interdictions ont imposé de la souffrance à de nombreuses générations, en plus de susciter une dépendance envers l’État. Pour empirer les choses, alors que la loi coloniale a interdit l’esclavage, les nombreuses générations forcées de quitter leurs familles pour fréquenter des pensionnats ont souvent dû travailler dans les champs. Parallèlement, les politiques fédérales, comme la politique des exploitations paysannes dans les Prairies, ont réglementé la production agricole dans les réserves (Carter, 1990; Ladner, 2009). Des conversations avec la communauté montrent que certains termes, comme l’exploitation agricole et l’agriculture, sont associés à des stigmates pour certains Autochtones, en raison des fautes historiques. Maintenant que les restrictions archaïques et draconiennes ont été levées, les Autochtones retournent dans leurs territoires, où ils observent que la contamination de l’air, du sol et de l’eau touche les aliments traditionnels, tout comme la chaleur, la sécheresse et la surexploitation. Des changements écosystémiques se produisent actuellement dans la région du canyon du Fraser, y compris une baisse des stocks de saumon sauvage du fleuve Fraser (Chambers et Hocking, 2021). Les grandes cultures classiques sont en difficulté en raison des sécheresses et de la chaleur trop élevée. Malheureusement, il n’y a pas eu d’adoption des jardins communautaires ou résidentiels qui assureraient une sécurité alimentaire accrue à l’échelle requise. On continue donc de dépendre des autres pour se procurer des aliments. Cette situation empirera alors que les phénomènes météorologiques extrêmes et leurs impacts augmenteront en termes de fréquence, de durée et d’intensité.

En 2016, Kanaka Bar a réalisé une évaluation de l’alimentation dans la communauté. Parmi les principales constatations, il y avait le fait que les gens ne comptent plus sur les systèmes alimentaires communautaires, mais plutôt sur l’approvisionnement et les fournisseurs tiers (Berezan, 2016). En sachant que les magasins disposent actuellement de stocks de produits essentiels (lorsque c’est possible) pour un maximum de trois jours et que les tablettes se vident lorsque les routes ferment, Kanaka a investi dans un éventail d’initiatives en matière de sécurité alimentaire, y compris l’agriculture dans un environnement contrôlé, ce qui permet à la communauté de cultiver des fruits et des légumes toute l’année, sans égard aux conditions météorologiques.

Vue aérienne du jardin communautaire de la communauté Kanaka Bar. Crédit photo : Kanaka Bar Indian Band

Kanaka dispose également de terrains vacants défrichés et aménagés en vue d’activités d’aquaculture, ou d’élevage de protéines de poisson dans la communauté, au lieu d’épuiser les stocks de saumon sauvage. Kanaka a aussi acheté des terres hors réserves auprès d’agriculteurs et de propriétaires qui n’exploitent plus leurs propriétés pour obtenir des protéines qui ne sont pas exigeantes en eau et qui ne nécessitent pas une grande quantité de nourriture, comme le lapin, le porc, la volaille (tous les types), la chèvre et, à l’avenir, le daim. En prenant ces mesures, Kanaka a fait des progrès considérables pour mettre un terme à la dépendance à l’égard de l’épicerie. Les surplus de viande, de fruits et de légumes de Kanaka sont également offerts à la région, dans le nouveau centre communautaire, qui est branché au réseau, mais qui est également alimenté par énergie solaire au moyen d’un stockage considérable dans des batteries.

La société canadienne se fonde sur l’importation des biens nécessaires, plutôt que sur la production ou la fabrication de ceux-ci par nous-mêmes. Cela fait en sorte que la nourriture, l’une des fondations physiologiques, est vulnérable. Il s’agit également d’un comportement acquis qui peut être rapidement renversé, comme le montre l’approche adoptée par Kanaka Bar. Les gouvernements peuvent changer leur priorité. Au lieu de favoriser la croissance de l’économie et du PIB, ils peuvent les stabiliser au moyen d’investissements stratégiques ruraux et régionaux dans des systèmes de culture, de transformation, de stockage et de distribution d’aliments résilients, efficaces et efficients pour assurer la sécurité alimentaire. On cherche ainsi à s’assurer que les communautés veillent à ce qu’elles aient accès à une source sûre d’alimentation, même si la météo se déchaîne.2 

Parmi certaines étapes initiales de planification de la sécurité alimentaire que tous les ordres du gouvernement devraient suivre ensemble, il y a les suivantes :

  • Fuite économique: réaliser une étude sur la fuite économique en alimentation, afin de déterminer d’où vient notre nourriture, de prendre en considération les désirs par rapport aux besoins, et d’évaluer les impacts des phénomènes météorologiques extrêmes sur l’approvisionnement et les coûts. Il faut comprendre ce dont nous avons besoin pour vivre, et le produire ici!
  • Souveraineté alimentaire: soutenir la production, la transformation et l’entreposage régionaux des aliments au moyen d’incitatifs et d’un soutien financier direct. Assurer une sécurité alimentaire régionale, afin qu’il y ait toujours une source adéquate d’aliments de qualité à proximité, pour veiller à ce que les gens ne manquent jamais de rien.
  • Banque de crédit agricole: obtenir des terres arables non exploitées auprès de propriétaires incapables d’exploiter leurs terres ou réticents à le faire, avant de les louer à des taux très faibles aux agriculteurs ou d’embaucher des travailleurs (locaux ou étrangers) pour cultiver les aliments dont nous avons besoin.
  • Souveraineté, sécurité et résilience alimentaire: il faut faire de l’exploitation agricole et de l’agriculture un enjeu national et provincial de sécurité alimentaire, et promouvoir un plan alimentaire résilient. Nous avons les terres et les ressources nécessaires pour produire plus que ce que nous pouvons consommer. Nous pourrions donc exporter nos surplus. Cependant, nous devons nous assurer d’avoir la nourriture dont nous avons besoin avant de placer à l’avant-plan l’économie. 
  • Centres alimentaires: faire des investissements stratégiques dans les magasins ayant pignon sur rue et les entrepôts régionaux d’aliments frais et transformés, afin que les résidents qui doivent composer avec un phénomène météorologique extrême ou se rétablir après un tel événement puissent avoir facilement accès à un approvisionnement en aliments et en eau.

Sécurité du logement

Lors de l’incendie de la municipalité, Lytton a perdu tous ses bâtiments en un peu plus de 20 minutes. Elle doit donc reconstruire une communauté entière. Choisira-t-elle de reconstruire d’une manière résiliente, afin de tenir compte des conditions météorologiques d’aujourd’hui et de demain?

L’architecture et les services techniques des Nlaka’pamux pour les routes, les ponts, les fossés, les bateaux, l’énergie et le logement existent depuis des décennies, bien avant les contacts, comme l’ont observé les premiers explorateurs européens dans la région (Lamb, 1960). Avec la colonisation et la confédération, les Nlaka’pamux ont dû quitter le lieu qu’ils occupaient initialement pour vivre en tout temps dans des réserves, dans des maisons en charpente construites sur le sol. Aucune norme ne s’appliquait à la construction de telles maisons qui devaient être construites de la manière la plus élémentaire possible. Elles ne sont pas convenables quand vient le temps de résister aux phénomènes météorologiques extrêmes d’aujourd’hui. Maintenant, les Nlaka’pamux, comme tout le monde, doivent trouver une façon de concevoir et de construire des logements abordables, résilients (à la chaleur, aux vents, à la pluie et au froid), écoénergétiques et constructibles. Kanaka Bar reconnaît les défis associés à la politique après contact pour le logement. Pendant des années, elle a cherché à rénover et à réparer des structures existantes déficientes. Aujourd’hui, toutes les constructions neuves de Kanaka Bar se fondent sur une conception passive et doivent répondre à des exigences en matière d’efficacité énergétique de niveau élevé. Selon le code du bâtiment de Kanaka Bar, la conception et la construction doivent respecter les normes les plus élevées en matière d’efficacité. Des représentants des propriétaires doivent être sur les lieux, pendant la construction, afin de veiller à ce que les travaux respectent les exigences de la communauté. Kanaka Bar construit des actifs durables pour ses enfants et petits-enfants. Il s’agit d’actifs résilients face aux changements climatiques. La communauté ne souhaite pas construire des actifs qui feront l’objet plus tard d’un flip immobilier pour obtenir un gain en capital.

En outre, un nouveau lotissement résidentiel présentement en construction, portant le nom de Crossing Place, est branché au réseau. Cependant, il disposera de sa propre capacité de production d’électricité et de stockage dans des batteries. Ainsi, les résidents futurs pourront s’éclairer, se chauffer, se climatiser et disposeront de systèmes de circulation d’air fonctionnels si le réseau tombe en panne. En mai 2022, Kanaka Bar a rencontré de nouveaux fournisseurs qui ont partagé de l’information sur les matériaux de construction correspondant aux critères des communautés quand vient le temps de veiller à la résilience des nouvelles infrastructures face aux phénomènes météorologiques extrêmes (River Voices, 2022).

Le passage du temps n’a pas été facile pour les résidents déplacés de Lytton. Cependant, ils comprennent qu’ils disposent d’une deuxième chance et, qu’avec le soutien approprié du gouvernement, ils peuvent reconstruire en mieux. Tout d’abord, la ville a été construite sur le village autochtone de Tl’kemstin. L’incendie de Lytton a donné l’occasion aux résidents de réaliser une initiative jamais faite, c’est-à-dire réaliser des travaux d’archéologie pour trouver des artéfacts et créer des plans d’atténuation pour la reconstruction qui minimiseront les impacts futurs sur les sites non perturbés. Ensuite, à la suite de la publication d’un premier rapport du genre (GHD, 2021), chaque propriété a été nettoyée. Les propriétaires ont reçu un certificat d’autorisation confirmant que les sols ont été inspectés et que les terres avaient été nettoyées, qu’elles n’étaient plus contaminées et qu’elles n’affichaient plus de toxines dégagées par l’incendie du 30 juin 2022. Une charrette de constructeurs a eu lieu en avril 2023, tout comme une conférence sur la construction en mai 2023, afin de discuter des meilleures étapes à suivre pour la reconstruction. La première construction n’a pas encore été déterminée. La communauté dispose maintenant d’options et doit faire un choix. Elle doit décider de ne pas reproduire les mêmes structures et systèmes perdus ou suivre l’exemple de Kanaka, en reconstruisant de manière à ce que les nouvelles infrastructures résistent aux impacts des changements climatiques.

Crédit photo: Kanaka Bar Indian Band
Crédit photo: Kanaka Bar Indian Band

Parmi les étapes que tous les ordres du gouvernement devraient prendre en considération pour veiller à ce que le logement soit résilient face aux impacts climatiques :

  • Examen des règlements et des codes de construction : les codes du bâtiment, les règlements et les politiques en matière d’infrastructures doivent tenir compte des prévisions météorologiques propres au site de demain pour assurer la résilience face au climat. En outre, les assureurs devraient envisager de tenir compte de ces rajustements, afin que la reconstruction après une catastrophe soit résiliente ou résistante aux incendies, à la chaleur, aux vents, à la pluie et au froid.
  • Logement gouvernemental: les gouvernements devraient envisager de reprendre des terres de propriétaires, de sociétés et de spéculateurs qui les utilisent à des fins d’investissement, afin de construire des logements sociaux sûrs et résilients pour les populations vulnérables dont le risque face aux impacts climatiques est plus élevé en raison d’un accès inexistant au logement approprié.
  • Construction pilote: la région du canyon du Fraser dispose de terres abandonnées et sous-utilisées réservées à l’usage du gouvernement. Lytton a aussi de multiples parcelles aménagées prêtes pour la construction qui peuvent servir à la construction montrant différentes options de construction, enveloppes et systèmes plus résilients face aux impacts climatiques. 
  • Retourner les terres: si les analyses de rentabilisation ne permettent pas de justifier la construction privée ou si les gouvernements fédéral ou provinciaux sont incapables d’acquérir ou de construire les résidences nécessaires ou sont réticents à le faire, il faut remettre aux Autochtones des terres en fief simple, afin de bâtir des logements pour location inclusifs, durables et résilients.

Il reste du temps et de l’espoir

Pendant des milliers d’années, les communautés autochtones ont prospéré en fonction d’une relation symbiotique avec la terre3. Lorsqu’une communauté autochtone prospère, une région prospère aussi.

Ce sont les agissements de quelques-uns qui ont créé les conditions avec lesquelles nous devons composer aujourd’hui. Ce sont les agissements de nous tous aujourd’hui qui détermineront notre avenir collectif.

Cela exigera du leadership. Il reste de l’espoir. Les peuples autochtones ont survécu aux contacts et à la colonisation connue. Aujourd’hui, en raison de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada et de certains mouvements, comme Idle no More, exerçant des pressions publiques, les gouvernements au Canada n’adoptent plus une approche axée sur l’évitement. Ils ont adopté une approche axée sur la réconciliation se fondant sur de nouvelles relations et une collaboration significative (Union of British Columbia Indian Chiefs et Centre canadien de politiques alternatives, 2018). 

Il est impossible d’échapper à la logique selon laquelle les tendances actuelles en ce qui concerne les pics temporaires de conditions météorologiques extrêmes, comme la chaleur, les vents, la pluie ou le froid extrêmes, continueront, et leur fréquence, leur durée et leur intensité augmenteront. Même si nos gouvernements comprennent les risques météorologiques extrêmes, le coût financier associé au fait de reporter les mesures et la nécessité urgente de s’adapter aux impacts des changements climatiques et de les atténuer, ils ne prennent parfois pas les décisions suffisamment rapidement (Sawyer, Dave, Ness, Ryan, Lee, Caroline, et Miller, Sarah 2022). Les Canadiens peuvent surmonter les comportements acquis et renforcés grâce à la sensibilisation et à l’action. On n’a plus le temps de faire preuve de déni, d’hypocrisie, d’apathie et de complaisance. L’histoire du canyon du Fraser et le rétablissement et la reconstruction régionaux sont des exemples qui illustrent le risque associé au fait d’attendre trop longtemps avant de se préparer aux pires scénarios.

Sur le terrain à Lytton, lorsque les risques de contamination maintenant définis sont atténués et que les sites archéologiques sont remis en état et protégés, la reconstruction de la ville britanno-colombienne perdue en une journée ira de l’avant, avec les politiques gouvernementales, les ressources, le financement et la persévérance adéquats, en fonction d’une appréciation renouvelée de la nécessité de protéger les quatre fondations physiologiques de la vie : air pu, eau, nourriture et logement. Si elle est faite de manière appropriée, la reconstruction devrait fournir aux résidents du canyon du Fraser un degré de sécurité, d’abordabilité et de résilience qui leur permettra de prospérer et de maintenir une qualité de vie élevée, sans égard aux conditions météorologiques d’aujourd’hui ou de demain.

Nos décideurs doivent mettre de côté les principes et approches coloniaux maintenant dépassés qui font passer l’économie devant tout, et comprendre qu’ils doivent accorder la priorité aux fondations physiologiques lorsqu’ils prennent des décisions. Il s’agit d’une occasion, non seulement pour Lytton, mais pour le reste du pays. La communauté de Kanaka Bar montre que c’est possible. La transition climatique et l’adaptation aux changements climatiques ne sont pas un coût. Il s’agit d’investissements dans nos fondations collectives pour veiller à ce que tous les Canadiens puissent composer avec les tempêtes à venir.

L’action suscite l’espoir : Nos enfants et nos petits-enfants en valent la peine.


1 La solastalgie est « la détresse que produisent les impacts des changements environnementaux chez les gens qui affectent leur environnement immédiat ».

2 Annonces de mars 2023 par les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada montrant qu’ils comprennent que les investissements dans la souveraineté et la sécurité alimentaires sont prioritaires, afin que les gens puissent se nourrir, malgré les conditions météorologiques.

3 Les Nlaka’pamux ont un dicton, « ce que vous faites à la terre, vous le faites à vous-même. Il faut donc prendre soin de la terre qui vous le rendra ».

Mobiliser des capitaux privés pour les infrastructures d’adaptation au climat

Comment la circularité peut contribuer à la réduction des émissions au Canada

Partout dans le monde, on s’intéresse de plus en plus à l’économie circulaire, selon laquelle « les produits sont fabriqués pour durer plus longtemps, les communautés partagent les ressources et économisent de l’argent, et les entreprises entretiennent, réutilisent, remettent en état et recyclent les matériaux pour créer plus de valeur pour vous et les générations futures ». Dans leur dernière soumission à l’Organisation des Nations Unies concernant la contribution déterminée au niveau national, 79 pays ont mentionné adopter des mesures de circularité, comme des plans d’action pour réduire les émissions et s’adapter aux répercussions climatiques.

Au Canada, l’adoption et l’application de principes d’économie circulaire en sont encore à leurs débuts. Toutefois, comme de plus en plus de pays tendent vers ce modèle, nous avons jugé bon d’examiner les façons dont la circularité pourrait aider le Canada à atteindre ses objectifs climatiques.

Le lien entre la circularité et la réduction des émissions

De nombreuses études révèlent que les initiatives climatiques actuelles ne suffisent pas à maintenir le réchauffement climatique en dessous de deux degrés Celsius ni à atteindre les cibles de carboneutralité. Selon le Circularity Gap Report de 2021, le travail et l’utilisation de la matière sont à l’origine de 70 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. La transition vers des sources d’énergie carboneutres ou le captage du carbone permettrait d’éliminer une partie de ces émissions, mais pas toutes.

En parallèle, le Circularity Gap Report de 2023 souligne que, dans les 50 dernières années, l’extraction de matière a plus que triplé. Donc, le problème de réduction des émissions liées à l’extraction de ressources, au traitement et aux cycles de vie des produits s’aggrave plutôt que se résorbe.

La Fondation Ellen MacArthur estime que l’adoption de mesures de circularité dans quatre grands secteurs (ciment, acier, plastique et aluminium) pourrait réduire les émissions de 40 % d’ici 2050. Pour le secteur agroalimentaire, elle soulève aussi la possibilité de réduire ces émissions de près de 50 % dans le même délai en optant pour des pratiques circulaires et régénératrices.

Maximiser la valeur des ressources

Comme le Canada est un pays riche en ressources, il commence tout juste à adopter et à appliquer des pratiques circulaires dans son économie. Or, on craint de plus en plus les effets sur l’air, l’eau, le territoire et le climat d’une économie « extraction-fabrication-déchet ».

Autre défi : pour favoriser la transition du Canada vers des systèmes d’énergie renouvelable, on a besoin de ressources comme les métaux et le ciment. Mais si on répond à cette demande en accentuant l’extraction de ressources, on risque d’engendrer plus d’émissions et de répercussions environnementales, sans nécessairement réussir à combler les lacunes majeures. En intégrant des principes de circularité aux plans de réponse à la demande, le Canada peut mieux se préparer à réduire les répercussions sur le climat tout en veillant à avoir les matériaux nécessaires.

Sans surprise, des pays comme le Japon, qui ne sont pas très riches en ressources naturelles, ont depuis longtemps adopté les principes de circularité. Celui-ci a d’ailleurs pris un engagement culturel à maximiser la valeur extraite des ressources, engagement qui peut servir d’exemple.

Comme l’ont démontré le Japon et d’autres pays, la circularité va bien au-delà de l’amélioration du recyclage ou du captage et de la réutilisation des déchets; elle requiert un changement bien plus radical des mentalités et des systèmes industriels, commerciaux et de consommation. Une approche de circularité véritable comporte plusieurs étapes : éliminer l’utilisation superflue de ciment ou d’acier dans les bâtiments, prolonger la vie des produits, passer à des modèles de servicisation, revoir la conception et réduire la contamination pour créer des matériaux et des produits plus faciles à recycler, et réduire la taille des maisons et des véhicules. C’est le genre de processus qu’il faudra mettre en place.

Mesurer les répercussions de la circularité

La mesure des répercussions climatiques de la circularité n’est pas encore à point. Cependant, plusieurs études d’universités et d’organisations non gouvernementales portent sur le potentiel de l’économie circulaire dans la réduction des émissions. Le Circularity Gap Report de 2022, par exemple, laisse croire qu’en adoptant ses propositions de stratégies de circularité, la demande en ressources pourrait baisser de 28 %, et les émissions de gaz à effet de serre, de 39 %.

Toutefois, une bonne partie du potentiel de réduction d’émissions reste hypothétique. En effet, même les pays avec de forts engagements envers la circularité, comme les Pays-Bas, la Finlande et l’Écosse, commencent tout juste à mettre en œuvre leur feuille de route. La Chine et le Japon ont certes fait de grandes avancées, mais leurs efforts ont débuté avant l’adoption de leurs stratégies actuelles.

La mesure des répercussions est encore en chantier. Plusieurs organismes internationaux travaillent à normaliser les approches de mesure et à créer un cadre statistique solide pour évaluer convenablement la réduction des émissions attribuable à la circularité. Un meilleur suivi de l’acheminement des matières, une entente de gestion des émissions basée sur la consommation plutôt que sur la production, et l’aptitude à compiler les comptes à l’échelle régionale et nationale sont toutes des tâches auxquelles les pays et les organismes internationaux continuent de s’évertuer.

Pour élaborer un ensemble de politiques et de mesures financières encourageant la circularité, il faudra aussi porter attention aux effets inverses et aux rebonds potentiels. L’adoption d’approches circulaires efficaces et économiques accentue la demande de produits et l’utilisation d’énergie, ce qui a pour effet fortuit d’augmenter les émissions.

Passer à des approches d’économie circulaire

On ne conteste guère le fait que l’économie mondiale doit devenir plus circulaire. On extrait dans le monde plus de 100 milliards de tonnes de ressources annuellement. Ce degré d’exploitation n’est pas viable. Pour atteindre ses cibles climatiques et les objectifs de développement durable, le Canada doit adopter des approches d’économie circulaire qui rendront notre monde plus sain et plus prospère.

Comment la circularité peut contribuer à la réduction des émissions au Canada dresse l’état des lieux de notre compréhension de la circularité et de son potentiel de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il ne fait aucun doute que le développement futur sera probablement rapide à mesure que les pays réaliseront le pouvoir de cette nouvelle vague d’action climatique.

Saint-Laurent Ottawa Nord refusé

Le 3 mai 2022, la Commission de l’énergie de l’Ontario (CEO) a posé un geste qualifié par les observateurs de tout à fait inhabituel en 62 ans d’histoire : elle a rejeté une requête en autorisation de construire pour les dernières étapes d’un projet de remplacement de pipeline proposé par Enbridge Gas, une entreprise de gaz fossiles de Scarborough.

La décision et l’ordonnance rendues sur le projet Saint-Laurent Ottawa Nord de 123,7 millions de dollars s’appuyaient notamment sur le plan d’électrification communautaire de la Ville d’Ottawa (Évolution énergétique) et la possibilité de réduire la taille du pipeline pour aller dans le sens de la baisse de demande de gaz naturel à prévoir. Parmi les raisons de cette baisse de demande, la Ville invoque le plan Évolution énergétique lui-même ainsi que les efforts entrepris par le gouvernement fédéral pour convertir la centrale de chauffage et de refroidissement de la rue Cliff vers des technologies à faible empreinte carbone, des changements ignorés par Enbridge dans ses prévisions de la demande en gaz.

La décision a provoqué une petite onde de choc dans le paysage de la réglementation énergétique de la province et dans le milieu de l’énergie à l’échelle municipale. « Personne ne s’attendait à les voir perdre. Rien ne laissait présager une telle issue », s’est exclamé à l’époque Jay Shepherd, avocat spécialisé dans la réglementation environnementale de Shepherd Rubinstein.

Mais il a précisé que les « preuves apportées par la Ville d’un recul du carbone à Ottawa mettaient la CEO dans une position délicate; lorsque la Ville déclare ouvertement qu’elle consommera moins de gaz à l’avenir, on ne peut l’ignorer ».

La question que se posent toutes les parties prenantes – qu’il s’agisse d’Enbridge, de la Ville d’Ottawa ou des divers intervenants qui ont participé à l’audience – est de savoir si la décision de la CEO créera un précédent. Cette décision est-elle représentative de la suite des choses pour la transition énergétique du Canada?

La présente étude de cas se fonde sur une analyse de la décision de la CEO, de la documentation connexe et d’entrevues menées auprès des principaux concernés. Elle comporte des citations de ces acteurs du milieu pour mettre l’analyse en contexte.

La planification des services publics à l’ère de la transition

La requête d’Enbridge et la décision rendue par la COE surviennent à un moment où les municipalités, les services publics, les autorités de réglementation et tous les ordres de gouvernements s’efforcent de comprendre les tenants et aboutissants de la course à la carboneutralité, puis d’intégrer ce nouvel impératif de planification urgent à leurs politiques, pratiques et investissements.

Ces changements profonds et relativement rapides coïncident avec l’inquiétude grandissante suscitée par les répercussions climatiques de l’extraction, du transport, de la distribution et de la consommation des gaz fossiles. Les propositions visant la construction ou le renouvellement d’une infrastructure gazière doivent composer avec l’essor de la thermopompe comme solution d’électrification par excellence du chauffage résidentiel. Elles doivent également soupeser le rôle que les gaz propres comme l’hydrogène ou le biogaz pourraient être appelés à jouer.

Malgré ce contexte, la requête et la décision Saint-Laurent Ottawa Nord entrent en scène à un moment où encore bien des fournisseurs et services publics de gaz planifient et pensent leurs activités comme dans le bon vieux temps, un phénomène fort probablement alimenté par un modèle opérationnel où, selon la loi, le rendement de l’investissement des actionnaires des entreprises gazières est dicté principalement par le nombre de kilomètres de pipelines possédés et exploités plutôt que par le volume de gaz fourni.

Des voix s’élèvent pour dire que cette structure crée un impératif opérationnel de développement du réseau gazier sans égard à la demande des consommateurs, à un rythme au moins suffisant pour compenser la dépréciation des actifs installés. Certains craignent que ce modèle expose les usagers à des coûts de délaissement d’actifs causés par la mise hors service prématurée d’infrastructures nouvelles ou agrandies dans la foulée des efforts de réduction des émissions. Reste à savoir qui des usagers, des actionnaires ou des contribuables paiera pour ces actifs délaissés.

Les détails de la décision

L’un des enjeux sous-tendus dans la décision de la COE concernait la planification intégrée des ressources entreprise par Enbridge. Elle suggérait que l’entreprise « collabore avec la Ville d’Ottawa et d’autres parties prenantes pour élaborer de manière proactive un plan d’action dans l’éventualité où le remplacement du pipeline serait nécessaire, y compris la poursuite de solutions de planification intégrée des ressources ». Elle suggérait également au service public l’adoption d’une approche similaire pour d’autres projets ailleurs dans la province dans la mesure du possible.

La COE a fait ces observations au moment où certains réclament une coordination plus étroite et réfléchie des services publics de gaz avec les distributeurs d’électricité de leur territoire. Elle a d’ailleurs fixé des exigences de planification intégrée des ressources locales dans une décision et une ordonnance rendues le 22 juillet 2021, dont l’un des cinq critères de sélection autorise une exception pour les besoins des réseaux gaziers à résoudre dans les trois ans. Dans l’audience du projet Saint-Laurent Ottawa Nord, Enbridge n’est pas parvenue à convaincre les commissaires de l’urgence du remplacement.

L’entreprise a également refusé d’envisager une réduction de la taille du pipeline, invoquant la conclusion d’un expert-conseil selon laquelle la Ville ne pourrait réduire suffisamment la demande pour justifier cette éventualité. Mais les autorités de la région n’étaient pas du même avis, et si la COE n’a pas abordé la question de cette baisse de demande, la décision a été largement interprétée comme un appui à la position de la Ville.

Dans les délibérations, le personnel de la Ville « a indiqué que sa préférence irait à une approche de planification intégrée de l’énergie qui exige la concertation des principaux fournisseurs d’énergie (gaz, électricité et énergie de quartier) pour bâtir un système énergétique qui répond aux objectifs climatiques du plan Évolution énergétique sans négliger l’abordabilité et la sécurité énergétique », selon les commissaires Anthony Zlahtic et Emad Elsayed.

Vue aérienne de la rivière Rideau et Porter Island à Ottawa, Ontario, Canada.

À l’époque, une porte-parole d’Enbridge faisait valoir que les phases 3 et 4 rejetées du remplacement du pipeline « constituaient les solutions les plus prudentes pour résoudre les problèmes d’intégrité connus découlant d’une dégradation en cours du réseau de pipelines Saint-Laurent, surtout si l’on tient compte de l’ampleur des conséquences d’une défaillance pour les clients et le public », un point de toute évidence important, mais qu’Enbridge ne serait pas parvenue à prouver, selon les commissaires de la COE.

Le plan quinquennal d’Enbridge

Depuis, les audiences de la COE sur le plan tarifaire quinquennal d’Enbridge ont pris le pas sur le projet Saint-Laurent Ottawa Nord. Le plan et la décision rendue par la COE à son sujet auront d’importantes répercussions sur les autres municipalités de l’Ontario et leur transition des combustibles fossiles vers des sources d’énergie propre.

Les audiences devraient être l’occasion de stimuler et d’encourager la planification intégrée des ressources et, plus largement, de mettre l’orientation du réseau gazier de la province au diapason des grandes cibles et politiques climatiques. Mais le risque du statu quo est encore bien présent. Des acteurs du secteur affirment d’ailleurs que les interventions d’Enbridge jusqu’à présent se bornent aux exigences des programmes de gestion de la demande et de conservation d’énergie déjà en place, et que l’entreprise gazière prévoit toujours le projet Saint-Laurent Ottawa Nord à l’horizon 2024-2025, dans le cadre d’un plan d’immobilisations décennal de 15,3 milliards de dollars.

La requête d’Enbridge insiste sur une trajectoire diversifiée qui mise sur la maximisation de l’efficacité énergétique, l’optimisation et l’intégration de la planification des systèmes énergétiques, l’investissement dans le « gaz à faible teneur en carbone » et l’emploi de la captation, de l’utilisation et du stockage (CUSC) pour produire de l’hydrogène à faible émission de carbone.

Le plan, quant à lui, est basé sur une étude de Guidehouse qui, sans nier le vent favorable à un virage global vers l’électrification, préconise toutefois un scénario « diversifié » accueillant « un réseau réservé aux hydrogénoducs et quelques infrastructures gazières dans la province » et où « le chauffage au gaz, complémenté par la thermopompe, continue d’occuper une place essentielle dans le chauffage résidentiel », alimenté par du « gaz à faible teneur en carbone ou carboneutre ».

Selon Guidehouse, ce scénario diversifié représenterait pour les usagers des économies de 181 milliards de dollars d’ici 2050, attribuables en grande partie à la réduction des besoins en infrastructures électriques pour répondre à la demande de pointe. Il demeure controversé chez les acteurs concernés interrogés dans le cadre de la présente étude.

L’absence de consensus entourant le scénario recommandé par Guidehouse illustre la nécessité de mener une analyse plus exhaustive de la meilleure trajectoire sur le plan de la sobriété en carbone et des économies pour les consommateurs d’électricité et de gaz en Ontario, une analyse qui pourrait s’ancrer en grande partie dans la planification intégrée des ressources à l’échelle locale exigée aujourd’hui par la CEO.

Pour ce qui est de la probabilité de changements de cap majeurs, il sera important d’évaluer non seulement les trajectoires les plus économiques pour le développement et l’entretien des infrastructures, mais aussi le risque que les usagers se voient refiler la facture d’infrastructures vouées à être délaissées. « Le principal point d’achoppement de ce plan, c’est la transition énergétique », indique un des acteurs concernés.

Les réseaux gaziers dans un avenir incertain

L’avenir qui se dessine pour le système énergétique est encore inconnu; les transitions reposant sur une baisse de la consommation de gaz mettront du temps à se concrétiser et beaucoup d’analyses prévoient une certaine demande de gaz au milieu du siècle, ne serait-ce que pour répondre aux utilisations finales les plus difficiles à convertir. Il demeure donc légitime de maintenir un réseau gazier viable, surtout si ce dernier est appelé à laisser une plus grande place au biogaz et à l’hydrogène.

Si Enbridge a demandé cette étude de Guidehouse, c’est « en grande partie dû au fait que les baisses d’émissions sont désormais réduites à l’électrification », explique Malini Giridhar, vice-présidente du développement commercial et de la réglementation d’Enbridge. « De multiples trajectoires peuvent nous permettre de réduire nos émissions. Nous voulions tout particulièrement comprendre le rôle et les retombées des combustibles gazeux dans l’objectif de carboneutralité », ajoute-t-elle.

Toutefois, la construction d’actifs gaziers superflus qui finissent par être délaissés pourrait engendre un risque pour les usagers plutôt que pour les actionnaires. Selon un acteur concerné, les arguments d’Enbridge à l’audience de la COE sur le tarif quinquennal laissent croire que les usagers continueront de payer pour l’infrastructure pipelinière, nouvelles installations comprises, au moins jusqu’au milieu du siècle.

« Enbrige a répété que si elle construisait ces actifs pour les usagers, les usagers devraient en assumer les coûts, affirme-t-il. Les actifs ne seront pas délaissés. » L’audience tarifaire pourrait être le théâtre d’arguments voulant que, si Enbridge veut construire de nouvelles infrastructures, le risque doive être assumé par l’entreprise et non par les clients qui n’ont pas vraiment leur mot à dire sur la manière dont le service public dépense ses capitaux.

L’une des forces du modèle d’affaires d’Enbridge réside dans sa capacité d’offrir aux investisseurs le rendement stable et prévisible d’un service public réglementé. L’un des acteurs du milieu fait toutefois valoir que les retombées pourraient être de courte durée si l’on assiste à un véritable différend au sein de la COE sur la répartition des avantages et des coûts des investissements des services publics sur les usagers, comme on l’a vu ailleurs.

« La Commission de l’énergie va approuver les dépenses sur les gazoducs, renchérit une autre personne concernée. Elle n’imposera pas leur utilisation. Le problème lié à l’approbation de dépenses trop importantes pour les gazoducs se posera plus tard. Et donc à bien des égards, il s’agit d’un enjeu climatique, mais d’une portée financière non négligeable. »

Questions de transition

La saga du projet de remplacement du pipeline Saint-Laurent Ottawa Nord est certainement ouverte à plus d’une conclusion, étant donné le besoin d’une certaine quantité de gaz même dans les scénarios d’électrification les plus ambitieux et malgré la possibilité à long terme de voir arriver des gaz propres. Mais elle soulève une série de grandes questions chez les collectivités, les services publics et les autorités de réglementation qui tentent de négocier la transition vers un système énergétique carboneutre en Ontario et dans tout le pays.

  • Quelles options s’offrent aux municipalités qui prennent leurs engagements climatiques au sérieux et sont désireuses de se lancer dans une planification intégrée des ressources? « L’arène réglementaire n’est pas pour les âmes sensibles », nous prévient un des acteurs concernés. S’il est déjà difficile pour les villes qui disposent des ressources et du personnel technique compétent de défendre la planification intégrée des ressources, le défi est d’autant plus grand pour les collectivités, comme les petites municipalités, qui n’ont pas ou ont peu de moyens de mener des analyses indépendantes et de s’engager résolument dans la trajectoire de décarbonisation qui correspond le mieux à leurs besoins et priorités. Un des acteurs a souligné que Kingston, en Ontario, était mieux à même d’encadrer la distribution du gaz, car la municipalité était propriétaire d’un service public de gaz.
  • Quel est l’avenir des entreprises gazières dont le modèle d’affaires est menacé par l’impératif de décarbonisation, la baisse des coûts des solutions sobres en carbone et le potentiel souvent méconnu des solutions en aval du compteur? Les acteurs concernés ont suggéré qu’une entreprise comme Enbridge pourrait mieux se préparer à un avenir carboneutre en diversifiant ses activités vers l’électricité et les thermopompes, ou en s’inspirant du modèle qui se dessine au Québec, où les sociétés d’électricité et les entreprises gazières tentent d’intégrer leurs programmes d’approvisionnement et d’efficacité énergétique. Le principal obstacle concerne les affaires et les finances, et non les choix technologiques.
  • Quels sont les recours des parties prenantes qui considèrent qu’un service public ne s’est pas conformé à un mandat réglementaire? La COE a établi des attentes précises pour la planification intégrée des ressources en 2021, renforcées par la décision Saint-Laurent Ottawa Nord rendue en 2022. Certains ont fait valoir que ce type de mandat imposera un rôle de surveillance et d’application plus proactif qui pourrait être moins naturel pour une institution comme la COE. Leurs observations soulèvent d’importantes questions concernant le rôle de l’autorité de réglementation et son pouvoir – ou, à l’heure actuelle, sa capacité – de s’attaquer à une question essentielle et émergente dans la démarche vers un avenir carboneutre. Le Comité de la transition relative à l’électrification et à l’énergie de l’Ontario s’est penché là-dessus et sur bien d’autres questions connexes, et son rapport attendu cette année devrait jeter un éclairage utile sur la discussion.
  • Quels autres gestes devraient poser les gouvernements pour montrer le sérieux de leur démarche de décarbonisation et dissiper la méfiance suscitée par les engagements environnementaux passés? Et quels sont les recours des acteurs concernés entretemps? La planification des infrastructures à long terme est nécessairement un exercice d’anticipation et d’évaluation des impondérables, et tant que les émissions ne commenceront pas à baisser, les entreprises gazières pourront logiquement supposer qu’elles ne le feront pas – mais leurs plans d’expansion pourraient contribuer à ce que cette supposition devienne une dangereuse prophétie autoréalisatrice. Dans un système fédéral-provincial, le pouvoir des engagements carboneutres nationaux doit s’accompagner de gestes concrets et ambitieux des gouvernements provinciaux, souvent par des lois ou des règlements. Mais si l’on attend que les élus de tous les horizons et les bords politiques soient prêts à faire front commun et présenter une réponse intégrée à l’urgence climatique, il pourrait être trop tard pour la réduction des émissions. Si l’ensemble des acteurs sont en droit de s’attendre à une certitude politique, les entreprises gazières ont encore toujours plus de place pour composer avec l’incertitude de façon à saisir les possibilités qui s’offriront à elles dans un avenir carboneutre.
  • Quels sont les recours pour les usagers ainsi que tous les autres qui pourraient se retrouver devant d’importants coûts de délaissement des actifs si les entreprises gazières misent sur le mauvais scénario de décarbonisation? À défaut d’être anticipé et évité, ce problème risque de devenir un compromis entre deux enjeux de société : l’impératif de décarbonisation de l’ensemble de l’économie d’ici 2050 et le coût futur élevé, pour les ménages et les entreprises, d’infrastructures qui, avec le temps, pourraient s’avérer incompatibles avec leurs besoins.

Les thermopompes, en vogue dans les Maritimes

Introduction

La modeste thermopompe est un sujet chaud d’actualité.

Alors que la transition énergétique progresse à grands pas sur la scène mondiale, l’importance de l’électrification des systèmes de chauffage et de refroidissement est devenue une priorité pour les gouvernements poursuivant des objectifs plus ambitieux en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de carboneutralité. En conséquence, la thermopompe a évolué à un rythme soutenu, passant des bas-fonds de l’efficacité énergétique au sommet de la planification des systèmes énergétiques dans le monde entier.

« Les thermopompes, alimentées par de l’électricité à faibles émissions, sont le catalyseur de la transition mondiale vers un chauffage sûr et durable », révélait l’Agence internationale de l’énergie (IEA, en anglais) dans son rapport technologique de novembre 2022 intitulé The Future of Heat Pumps (L’avenir des thermopompes). Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies et l’éminent cabinet de conseil mondial McKinsey se sont fait l’écho de ce soutien. L’invasion de l’Ukraine par la Russie ayant mis en évidence la dépendance de l’Europe à l’égard du gaz naturel russe, les ventes de thermopompes ont grimpé en flèche sur tout le continent, les ventes atteignant même le double dans certains pays européens au cours du premier semestre 2022 par rapport à la même période en 2021.     

Alors pourquoi les thermopompes ont-elles suscité un tel engouement ? Avant tout, parce que le chauffage intérieur représente une proportion importante de la contribution de la planète à la crise climatique — l’IEA estime que 10 pour cent des émissions mondiales de dioxyde de carbone proviennent du chauffage des bâtiments — et que les thermopompes sont généralement carboneutres et nettement plus efficaces sur le plan énergétique que les systèmes de chauffage par combustibles fossiles ou plinthes électriques. Comme l’a souligné l’Institut climatique du Canada dans un rapport de 2022, « les thermopompes sont cruciales à la transition énergétique du Canada pour plusieurs raisons. Comme les thermopompes consomment de l’électricité plutôt que des combustibles fossiles, elles constituent un important levier pour la transition du Canada vers une électricité propre. En outre, leurs bilans énergétiques sont jusqu’à 70 pour cent inférieurs à ceux des technologies conventionnelles de chauffage domestique, ce qui se traduit par des économies pour les propriétaires et les locataires. »

Notons également qu’un sixième du gaz naturel brûlé chaque année à travers le monde est destiné au chauffage, une proportion qui atteint même le tiers en Europe, où l’Union européenne fait figure de précurseur mondial de la croissance du marché des thermopompes. Toutefois, la demande de thermopompes a aussi fortement augmenté en Amérique du Nord, au Japon, en Corée et en Chine. À l’heure actuelle, les thermopompes assurent 10 pour cent du chauffage des bâtiments dans le monde, les plus fortes proportions étant observées en Norvège (où 60 pour cent des bâtiments sont équipés de thermopompes), en Suède et en Finlande (où cette proportion dépasse les 40 pour cent). Quant au Canada, il ne figure pas encore parmi les pionniers mondiaux de l’adoption des thermopompes, en dépit de ses hivers glacials et de son abondance d’électricité propre (plus de 80 pour cent de l’électricité produite dans le pays est carboneutre). À l’heure actuelle, seuls 6 pour cent du chauffage résidentiel du pays sont assurés par des thermopompes.

Néanmoins, une exception notable se dégage — une anomalie qui fait l’objet de la présente étude. Dans les trois provinces maritimes, plus de 20 pour cent des ménages ont déjà recours à la thermopompe comme principale source de chauffage. Le Nouveau-Brunswick arrive en tête avec 32 pour cent, suivi de l’Île-du-Prince-Édouard avec 27 pour cent et de la Nouvelle-Écosse avec 21 pour cent. Et ces proportions augmentent beaucoup plus rapidement que toute autre source de chauffage principal dans la région. En Nouvelle-Écosse, par exemple, la proportion de ménages alimentés par thermopompes est passée de 6 pour cent à 21 pour cent depuis 2013.

Alors que le reste du Canada s’efforce d’accélérer l’électrification de ses systèmes de chauffage, cette anomalie dans les provinces maritimes justifie un examen plus approfondi. Comment les provinces maritimes sont-elles devenues le fer de lance des thermopompes au Canada ? Quelles conditions, politiques et forces du marché ont favorisé cette adoption accrue, et quelles leçons sont à tirer pour inciter à l’adoption des thermopompes dans l’ensemble du pays ? Malgré le manque de données et d’analyses, la présente étude s’est appuyée sur la modeste documentation disponible, ainsi que sur des entretiens avec des fonctionnaires provinciaux et de services publics qui ont mis sur pied ces programmes d’avant-garde, pour brosser un tableau de référence du succès des thermopompes dans les Maritimes et dégager quelques leçons pertinentes à l’intention des décideurs politiques.

Après un survol de la technologie comme telle et une synthèse des tendances mondiales en matière de politique et de marché, la présente étude se penche sur les outils politiques, les forces du marché et les conditions sociales ayant favorisé l’émergence de l’adoption des thermopompes dans les Maritimes.

Concepts de base des thermopompes

Le marché des thermopompes est saturé de types et de marques différents qui fonctionnent tous, à peu de chose près, selon les mêmes principes. Les thermopompes sont essentiellement des systèmes d’échange de chaleur qui absorbent la chaleur d’un endroit et la transfèrent à un autre. Les climatiseurs fonctionnent selon ce même concept de base, mais les thermopompes ont l’avantage de fonctionner également en sens inverse — en plus de refroidir l’intérieur, elles peuvent absorber la chaleur de l’air extérieur, même froid, et la transférer à des espaces intérieurs.

Thermopompe installée sur une façade en bois.

Sur le marché canadien actuel, les principaux systèmes de thermopompes sont les thermopompes centrales à air,les thermopompes miniblocs sans conduit (« mini-split ») et les thermopompes géothermiques. Les thermopompes à air fonctionnent selon des concepts similaires à ceux des autres systèmes centraux de chauffage et de refroidissement : la thermopompe aspire la chaleur de l’extérieur vers une unité centrale, qui la diffuse ensuite dans le reste de l’intérieur par l’intermédiaire de conduits de chauffage. Le processus fonctionne également en sens inverse, aspirant la chaleur de l’intérieur d’un bâtiment et la diffusant à l’extérieur pour refroidir l’espace. Les miniblocs sont un autre type de thermopompe à air, mais ils conviennent mieux aux bâtiments qui ne disposent pas encore de systèmes de conduits. Dans ce cas, la chaleur est diffusée par un système de refroidissement vers et depuis des « éléments intérieurs » muraux. Les thermopompes géothermiques ont une technologie très similaire à celle des thermopompes à air, sauf qu’elles puisent la chaleur dans le sol-même au lieu de la puiser dans l’air.

Bien que tous les types de thermopompes puissent être configurés pour répondre aux besoins de chauffage de tout bâtiment ou presque, il est encore pratique courante au Canada de jumeler les thermopompes à un système d’appoint préexistant — soit une chaudière, soit un système de plinthes électriques (à ce jour, cette approche est la plus commune dans les provinces maritimes). Une nouvelle génération de thermopompes pour climat froid, introduites sur le marché depuis 5 à 10 ans, fonctionne à des températures aussi basses que -25 °C sans système d’appoint, et convient donc mieux aux hivers canadiens.

Contexte

Tendances mondiales

L’essor des thermopompes est d’envergure mondiale : les ventes ont grimpé de 15 pour cent dans le monde en 2021 et continuent leur ascension. L’Europe est le fer de lance, les pays de l’Union européenne ayant installé à eux seuls deux millions d’unités en 2021 — une augmentation annuelle de 34 pour cent — puis plus de trois millions en 2022, soit une augmentation annuelle supplémentaire de 40 pour cent. Si cet essor européen précède l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la tâche revêt aujourd’hui un caractère d’urgence beaucoup plus marqué.

Aux États-Unis, des incitatifs importants étaient aussi prévus pour les thermopompes dans l’Inflation Reduction Act (loi sur la réduction de l’inflation), qui offre des remises aux ménages à faibles et moyens revenus, ainsi que d’importants crédits d’impôt.

Tendances canadiennes

Au Canada, l’adoption des thermopompes a été plus sporadique et régionale, mais les plans fédéraux et provinciaux de réduction des émissions et d’électrification confèrent un rôle beaucoup plus important aux thermopompes à l’avenir.

Comme le rapportait l’Institut climatique du Canada en 2022, « Au cours des 15 dernières années, le nombre de thermopompes installées dans les foyers canadiens a augmenté de façon soutenue, à savoir de 400 000 à 850 000. Toutefois, au cours de la même période, la proportion de chauffage domestique assurée par les thermopompes a seulement augmenté de quatre à six pour cent. Pour atteindre les prévisions du plan de réduction des émissions, leur proportion dans la charge totale de chauffage devra doubler au cours des huit prochaines années, et assurer plus de 10 pour cent du chauffage domestique. » Pour y parvenir, il est indispensable d’adopter des politiques ciblées afin d’envoyer des messages clairs aux marchés et aux consommateurs canadiens.

Certains de ces messages sont d’ores et déjà en place. La ville de Vancouver et la province de Québec ont toutes deux introduit des interdictions partielles sur les systèmes de chauffage à combustible fossile. À Vancouver, ces interdictions visent toutes les installations, qu’elles soient nouvelles ou de remplacement, dès 2025; au Québec, elles visent toutes les nouvelles constructions dès la fin de 2023. Les plus récentes données sur les installations ont quant à elles révélé qu’en 2018, près de 80 pour cent des thermopompes en exploitation au Canada se trouvaient dans les deux provinces les plus peuplées, le Québec et l’Ontario, même si, proportionnellement, les thermopompes représentaient moins de 10 pour cent des systèmes de chauffage en général. (En 2021, les thermopompes étaient le principal système de chauffage de 11 pour cent des ménages québécois et de 2 pour cent des ménages ontariens). Au cours de la même période, une nouvelle tendance a émergé : l’anomalie des Maritimes. Les taux d’installation précurseurs au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard illustrent le mieux la façon d’intensifier l’adoption des thermopompes au Canada. Examinons ce tableau de plus près.

Anomalie des Maritimes

Origines et contexte

Le phénomène de l’adoption des thermopompes dans les Maritimes est une anomalie à la fois récente et rapide. Au Nouveau-Brunswick, les thermopompes étaient la principale source de chauffage de 17 pour cent des foyers en 2017, et de 32 pour cent en 2021. En Nouvelle-Écosse, la proportion est passée de 14 pour cent en 2017 à 21 pour cent en 2021. Enfin, à l’Île-du-Prince-Édouard, la progression la plus notable, la proportion est passée de seulement 9 pour cent en 2017 à 27 pour cent en 2021.

Ce graphique représente la part des ménages des Maritimes ayant une thermopompe comme système de chauffage principal (%). Cette part a triplé dans certaines provinces.

Bien que l’émergence des Maritimes comme précurseur du marché des thermopompes fût une réalité incontournable, cette région présentait des conditions de marché, de politique et de société qui jouaient en faveur de cette technologie. Selon le gouvernement fédéral, la pauvreté énergétique (la prévalence des ménages et des communautés confrontés à des défis financiers majeurs pour répondre à leurs besoins énergétiques domestiques) était très élevée dans cette région — soit au moins le double de la moyenne canadienne. De plus, le climat des provinces maritimes est des plus propices aux thermopompes, y compris les anciens modèles non spécialement conçus pour les climats froids; en effet, le climat modéré de l’océan Atlantique signifie que la région est rarement confrontée à des conditions de froid extrême. Enfin, les principales sources de chauffage domestique — chaudières au mazout et plinthes électriques — comportent des qualités qui rendent leur remplacement par des thermopompes avantageux ou relativement simple. Dans le cas du mazout, qui prédomine en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard, les prix sont volatils. Dans le cas des plinthes électriques, qui prédominent au Nouveau-Brunswick, de grands panneaux électriques existent déjà dans les maisons traditionnelles et peuvent être adaptés aux thermopompes sans qu’il soit nécessaire d’installer de nouveaux câbles ou de procéder à des mises à niveau dispendieuses.

Le récent essor des thermopompes s’explique également par un engagement institutionnel en faveur de l’efficacité énergétique en général, lequel précédait l’intérêt porté aux thermopompes. En effet, le Nouveau-Brunswick exploite des programmes d’efficacité énergétique en continu depuis 2008, aujourd’hui regroupés sous l’ombrelle de son Secrétariat des changements climatiques. De même, l’Île-du-Prince-Édouard a créé son Bureau de l’efficacité énergétique (aujourd’hui intitulé Efficacité Î.-P.-É. ) en 2008. Quant à la Nouvelle-Écosse, le gouvernement provincial a créé son agence indépendante d’écoefficacité, Efficiency Nova Scotia (aujourd’hui appelée EfficiencyOne), en 2010.

Ces bureaux et programmes de promotion de l’efficacité énergétique ont joué un rôle majeur dans la récente campagne en faveur de l’installation de thermopompes. Ils ont en outre assuré cohérence et continuité lors des changements successifs de gouvernement. Et puisqu’ils offraient déjà une variété d’audits, de programmes et d’incitatifs pour promouvoir l’efficacité énergétique des ménages, ils avaient établi des relations solides et durables avec les habitants, les entrepreneurs locaux de systèmes de chauffage, les régulateurs et les entreprises de services publics. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick, par exemple, disposait déjà d’une liste d’installateurs agréés avant d’intensifier ses programmes de thermopompes, et Efficacité Î.-P.-É. domine le pays au chapitre des audits énergétiques des ménages par habitant. En somme, les gouvernements des trois provinces avaient déjà l’expérience de la mise en œuvre de programmes d’efficacité énergétique avant l’essor des thermopompes, et les services publics, les organismes de réglementation, les entrepreneurs et les ménages s’étaient déjà engagés avec cohérence et continuité à améliorer, tant soit peu, l’efficacité énergétique de leurs foyers. Pour reprendre les propos d’un fonctionnaire provincial, la région s’était dotée d’une « forte culture » en matière d’efficacité énergétique avant l’adoption de politiques ciblées sur les thermopompes.

Essor des thermopompes : les incitatifs importent

Dans les trois provinces maritimes, de puissants incitatifs financiers sous forme de subventions et de remises ont été les principaux catalyseurs de la montée spectaculaire du nombre de thermopompes installées. Bien que les incitatifs à l’efficacité énergétique en général remontent aux premiers programmes d’amélioration de l’efficacité énergétique des maisons, lancés en 2007 par Ressources naturelles Canada, les incitatifs directs en faveur des thermopompes n’ont été mis en place que tout récemment.

Les premiers incitatifs ciblés importants ont rapidement démontré la forte demande pour les thermopompes dans la région. En 2015, Énergie NB, le principal service public d’électricité au Nouveau-Brunswick, a introduit une remise de 500 $ sur les thermopompes miniblocs. Quelque 13 000 ménages se sont inscrits au cours de la première année, après quoi l’incitatif a été considéré comme un succès dépassant son ambition initiale et a été revu à la baisse. En 2017, Énergie NB a lancé son Programme écoénergétique pour les maisons, qui offrait des subventions allant jusqu’à 4 000 $ pour une gamme d’améliorations de l’efficacité énergétique, y compris les thermopompes. La même année, EfficiencyOne, en Nouvelle-Écosse, a introduit des subventions d’efficacité similaires. Depuis, l’adoption des thermopompes a été rapide et soutenue dans ces deux provinces. L’Île-du-Prince-Édouard a pour sa part introduit ses premiers incitatifs directs pour les thermopompes en 2021, offrant des systèmes gratuits aux ménages dont le seuil de revenu annuel est inférieur à 35 000 $. Cette initiative a depuis revu ce seuil à la hausse, l’élevant d’abord à 55 000 $, puis à 75 000 $. En conséquence, l’adoption des thermopompes dans les trois provinces a connu une expansion rapide.

Dans les Maritimes, les incitatifs provinciaux ont depuis été « juxtaposés » à des programmes fédéraux pour stimuler davantage les taux d’adoption, en particulier après l’introduction de l’Initiative canadienne pour des maisons plus vertes en 2020, qui offrait des subventions allant jusqu’à 5 000 $ pour l’installation de thermopompes, et du Programme pour la conversion abordable du mazout à la thermopompe (OHPA) en 2022, qui offrait des remises de 5 000 $ sur les thermopompes aux ménages qui chauffent leur foyer au mazout (soit le système de chauffage le plus commun en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard). Les nouvelles subventions de l’OHPA s’ajoutent aux remises de 5 000 $ accordées par la Nouvelle-Écosse dans le cadre du programme EfficiencyOne, tandis que le Nouveau-Brunswick, où très peu de ménages utilisent des chaudières à mazout, offre désormais, dans le cadre de son Programme écoénergétique amélioré, des systèmes miniblocs gratuits aux ménages dont le revenu annuel est inférieur à 70 000 $. (Ce programme est un effort conjoint du gouvernement provincial et Énergie NB.)

Leçons tirées de l’anomalie observée dans les Maritimes

La leçon la plus simple à tirer de l’anomalie des Maritimes est que rien n’importe plus que des incitatifs puissants, surtout s’ils sont destinés aux ménages à faible revenu pour qui l’obstacle du coût initial des systèmes de thermopompes est particulièrement intimidant. Par contre, l’argent seul n’est pas un gage de réussite. Dans les trois provinces, les incitatifs pour les thermopompes ont été intégrés à d’autres mesures d’efficacité énergétique ou introduits parallèlement à celles-ci. La réalisation d’audits énergétiques approfondis a certes permis de recenser les ménages qui bénéficieraient le plus de l’installation d’une thermopompe, mais aussi de nouer des relations entre les organismes publics et les habitants. Le fait d’offrir des remises sur l’isolation et d’autres initiatives d’économie d’énergie parallèlement aux remises sur les thermopompes a permis de s’assurer que les systèmes fonctionnent efficacement une fois installés — engendrant par là même des économies pour les habitants et une grande satisfaction chez les clients à l’égard des nouveaux systèmes de chauffage.

Vue aérienne de Bedford, une banlieue d’Halifax, Nouvelle-Écosse.

Les fonctionnaires des trois provinces ont également souligné l’importance d’une communication claire. Dans certaines régions, les économies réalisées grâce aux thermopompes sautent aux yeux. Au Nouveau-Brunswick, par exemple, où Énergie NB répond aux besoins énergétiques de la plupart des ménages, les économies réalisées étaient bien en vue sur les factures d’électricité. Cependant, pour les clients qui passent d’une facture semestrielle de livraison de mazout à une facture mensuelle d’électricité plus élevée, une explication plus claire des économies réalisées s’avère utile.

Dans un contexte plus large, rappelons que le passage d’une source de chauffage éprouvée à une source nouvelle et peu familière est une décision majeure pour un ménage canadien. La psychologie comportementale de ce type de changement est sans équivoque : la plupart des gens ont tendance à surévaluer les systèmes dont ils disposent par rapport à une nouvelle approche (un phénomène connu sous le nom d’« effet de dotation ») et à résister à l’idée de devenir des adeptes précoces (en raison de la tendance au statu quo et de nombreuses autres aversions communes à la prise de risques). Tout obstacle ou problème imprévu en cours de route est susceptible de ralentir l’adoption de la technologie à plus grande échelle.

L’anomalie des Maritimes présente aussi bien des exemples de communications efficaces que d’omissions en matière de communication, tous riches d’enseignements.

Côté efficacité, les trois provinces semblent avoir bien réussi à recenser les fournisseurs et les installateurs fiables, et à communiquer les avantages évidents des thermopompes gratuites ou assorties d’une généreuse remise. Bien que ces mesures n’aient pas entièrement éliminé le problème des entrepreneurs peu scrupuleux qui installent des systèmes insuffisants (comme nous le verrons plus loin), elles ont sensiblement réduit le nombre de clients insatisfaits.

Dans le cas du Nouveau-Brunswick, le déploiement des thermopompes a été si efficace que les installateurs assument eux-mêmes une partie de la tâche — par exemple, en offrant leurs propres formules de financement et remises saisonnières, en plus de rabais et de subventions. En Nouvelle-Écosse, le déploiement des thermopompes dans un contexte de flambée des prix du pétrole a incité les propriétaires potentiels à promouvoir les thermopompes comme une caractéristique avantageuse de leurs immeubles locatifs. Le réchauffement climatique a également pesé dans la balance : dans une région où très peu de ménages ressentaient auparavant le besoin d’utiliser un climatiseur, la fonction supplémentaire de refroidissement intérieur des thermopompes est aujourd’hui très attrayante. (Dans les régions plus chaudes du pays, cet aspect de l’argumentaire de vente sera probablement encore plus attrayant).

Il y a cependant eu des erreurs et des omissions flagrantes, qui varient d’une province à l’autre. Un problème commun a été l’émergence d’installateurs « à la sauvette », peu fiables et empressés de profiter des généreux incitatifs. Les fonctionnaires de chaque province ont souligné l’importance de recenser les installateurs fiables et d’assurer une meilleure surveillance — l’ajout de normes de performance et d’installation aux codes de la construction est une recommandation répétée. Tous reconnaissent également qu’ils auraient pu consacrer davantage d’efforts à la consolidation et à la rationalisation des processus de demande et d’installation — à l’Île-du-Prince-Édouard, par exemple, les dernières modifications apportées au seuil de revenus minimums pour les systèmes de thermopompes gratuits ont généré une demande instantanée qui a rapidement dépassé la capacité de réponse de leur bureau, une omission qu’ils ont été contraints de corriger à la hâte. Aujourd’hui, la liste des demandeurs approuvés en attente d’une installation se chiffre en milliers. Enfin, les fonctionnaires du Nouveau-Brunswick ont noté que davantage d’efforts auraient pu être consacrés à l’explication des coûts et des exigences de l’entretien de routine.

Conclusion

Compte tenu de l’ensemble des mesures fédérales et provinciales mises en place au Canada pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments et électrifier le chauffage des locaux, l’anomalie des Maritimes sera sans doute bientôt considérée comme une avance plutôt que comme une aberration. Si les provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard ont été les premières à intensifier l’adoption de cette technologie, on s’attend à ce qu’elle devienne un système de chauffage commun d’un bout à l’autre du pays, soit comme option indépendante, soit comme complément aux systèmes de chauffage classiques. La nouvelle génération de thermopompes pour climat froid, dont les performances peuvent être assurées sans appoint, sauf dans le cas des plus violentes vagues de froid canadiennes, devrait contribuer à faire valoir la viabilité de cette technologie dans tout le pays. D’ici là, leurs progrès constituent un modèle solide.

Dans l’ensemble, les thermopompes trouvent facilement preneur dans les provinces maritimes grâce aux limites des technologies existantes, aux avantages évidents qu’elles offrent, à l’efficacité de programmes incitatifs bien conçus et faciles d’accès, aux effets amplificateurs positifs du bouche-à-oreille et à l’attrait bien établi des remises importantes accordées par les gouvernements sous forme d’incitatifs. Le reste du Canada gagnerait à tirer des leçons de leurs succès et de leurs erreurs, et à suivre leur exemple.

La chaleur hybride au Québec

Déclaration de divulgation : COPTICOM, qui emploie les auteurs, agit comme consultant pour Énergir.

Le contexte énergétique particulier du Québec

Au Québec, deux entreprises régissent la quasi-totalité des infrastructures électrique et gazière. La société d’État Hydro-Québec détient le monopole du transport, de la distribution et de l’achat d’électricité, et produit ou achète plus de 90 % de l’hydroélectricité québécoise. Pour sa part, Énergir distribue 97 % du gaz naturel consommé au Québec. Cette entreprise est détenue à 80,9 % par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) – gestionnaire, entre autres, du régime de rentes du Québec – et par le Fonds de solidarité FTQ, un fonds d’investissement syndical qui gère également une partie de l’épargne-retraite de près de 735 000 travailleurs.

Au Québec, les émissions de GES associées au gaz naturel sont pratiquement toutes attribuables à la distribution et à la consommation des molécules livrées par Énergir, qui vise par ailleurs la carboneutralité de ses opérations d’ici 2050. Pour y arriver, l’entreprise compte miser sur le développement du gaz naturel renouvelable (GNR), l’amélioration de l’efficacité énergétique chez ses clients, mais aussi la complémentarité avec l’électricité[1].

Le gouvernement du Québec s’est fixé un objectif de réduction des émissions de GES de 37,5 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990, et vise la carboneutralité d’ici 2050. Pour atteindre ces objectifs, il mise sur l’électrification massive du transport routier, du chauffage des bâtiments et d’une bonne partie des usages industriels.

La consommation énergétique résidentielle au Québec

En 2019[2], le gaz naturel ne représente que 13 % de la consommation énergétique au Québec[3], contre 36 % pour le Canada dans son ensemble[4]. Il est consommé par les industries (55 %), les bâtiments institutionnels et commerciaux (28 %) et les bâtiments résidentiels (11 %), le reste étant consacré à d’autres usages de niche (5 %). Il est quasi absent de la production d’électricité : celle-ci est constituée à 99,6 % d’hydroélectricité et d’énergie éolienne.

La consommation énergétique résidentielle est principalement composée, au Québec, d’électricité (74 %) ; on compte 12 % pour les biocombustibles, 8 % pour le gaz naturel et 5 % pour des produits pétroliers comme le mazout. La consommation des bâtiments institutionnels et commerciaux est pour sa part majoritairement composée d’électricité (53 %) ; puis viennent le gaz naturel (27 %), le mazout (16 %), le propane et les biocombustibles (4 %). La consommation de gaz naturel dans les secteurs du bâtiment et de l’industrie a engendré l’émission de 12 Mt éq. CO2 en 2019, soit 14,2 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) du Québec.

L’entente sur la biénergie entre Hydro-Québec et Énergir

Le 13 juillet 2021, Hydro-Québec et Énergir ont conclu une entente sur la biénergie pour la période 2022-2045. Ce partenariat vise à convertir les systèmes de chauffage au gaz naturel des clients d’Énergir en systèmes alimentés à la fois à l’électricité et au gaz naturel. Pendant les périodes de grand froid, alors que les besoins en chauffage sont le plus élevés, le gaz naturel se substituera à l’électricité, ce qui permettra de réduire la pression sur le réseau d’Hydro-Québec. Hors des périodes de pointe, l’électricité assurera seule le chauffage des bâtiments. La biénergie est donc présentée comme un moyen de maximiser la part de l’électricité dans le chauffage des bâtiments – et donc la réduction des émissions de GES associées au chauffage –, tout en limitant les répercussions sur les pointes hivernales.

Neige tombant par une froide journée d’hiver sur des immeubles résidentiels à Montréal.

Au cours de la phase 1 de l’entente, environ 100 000 clients résidentiels ont été incités à se convertir à la biénergie[5]. Lors de la phase 2, l’offre de biénergie sera élargie aux sous-secteurs commercial et institutionnel[6]. Une décision concernant la mise en œuvre de la phase 2 devrait être prise au cours du printemps 2023 par la Régie de l’énergie. Notons que l’entente vise également à inciter les propriétaires de nouveaux bâtiments résidentiels, commerciaux et institutionnels à choisir un système de chauffage biénergie[7].

L’entente est soutenue par le gouvernement du Québec, qui a clairement signifié à la Régie de l’énergie son désir d’encourager la conversion des systèmes de chauffage à la biénergie (électricité et gaz naturel[8]). L’entente s’inscrit ainsi pleinement dans le Plan pour une économie verte 2030, qui vise à réduire les émissions liées au chauffage de 50 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici la fin de la décennie[9].

Tout client d’Énergir, nouveau ou non, qui souhaite convertir son système de chauffage à la biénergie bénéficie de subventions[10] couvrant jusqu’à 80 % des coûts de conversion[11], de la part du gouvernement du Québec et d’Hydro-Québec.

La conversion à la biénergie permettrait de réduire la consommation de gaz naturel des clients résidentiels, commerciaux et institutionnels participants de plus de 70 %[12]. En contrepartie, l’électrification des bâtiments (résidentiels, commerciaux et institutionnels) convertis à la biénergie demanderait à Hydro-Québec de fournir une puissance additionnelle de 63 MW en 2030[13].

Selon Hydro-Québec, la mise en place de la biénergie lui permettrait d’économiser 1,682 milliard de dollars comparativement à ce que lui coûterait une électrification complète du chauffage des bâtiments[14], celle-ci demandant 2 070 MW de capacité installée supplémentaire d’ici 2030[15], à un coût estimé à 2,7 milliards de dollars (voir le tableau suivant).

Tableau récapitulatif comparant l'électrification totale du secteur du bâtiment (scénario "tout à l'électricité", TAÉ) à la mise en place de l'entente biénergie (scénario "biénergie")
Source : Régie de l’énergie du Québec, « Décision – Demande relative aux mesures de soutien à la décarbonisation du chauffage des bâtiments – Phase 1 (R-4169-2021) », Régie de l’énergie du Québec, 19 mai 2022.

De son côté, Énergir se voit offrir une compensation financière (appelée « contribution GES[16] ») d’un montant maximal cumulatif de 403 millions de dollars à l’horizon 2030[17] pour la perte de revenus associée au passage d’une partie de sa clientèle à la biénergie, dans le but d’équilibrer les incidences tarifaires pour les clientèles des deux distributeurs. Cette compensation couvrirait environ 80 % de la perte de revenus d’Énergir[18], mais est tributaire des quantités effectives de gaz naturel qui auront été remplacées par l’électricité d’Hydro-Québec.

Incidences tarifaires cumulées des scénarios "tout à l'électricité" et "biénergie"
Source : Régie de l’énergie du Québec, « Décision – Demande relative aux mesures de soutien à la décarbonisation du chauffage des bâtiments – Phase 1 (R-4169-2021) », Régie de l’énergie du Québec, 19 mai 2022.

La biénergie : une solution optimale pour décarboniser les bâtiments ?

À première vue, l’entente sur la biénergie entre Hydro-Québec et Énergir constitue une solution intéressante pour assurer la décarbonisation du secteur du bâtiment. Elle permet à la fois de mieux gérer l’appel de puissance de pointe sur le réseau électrique et d’accompagner un distributeur de gaz naturel dans la réduction de ses livraisons d’énergie. Elle s’avère aussi plus économique pour Hydro-Québec qu’une électrification complète du chauffage des bâtiments. Bref, elle permet à l’ensemble des parties en cause d’atteindre une série d’objectifs économiques, techniques et climatiques d’importance.

Il s’agit également d’une solution audacieuse, rendue possible par une série de circonstances qui se renforcent mutuellement. Elle implique d’abord deux entreprises en situation de contrôle monopolistique qui se sont donné d’importants objectifs de décarbonisation. L’actionnaire d’Hydro-Québec, l’État québécois, s’est lui-même engagé sur une trajectoire de décarbonisation aux horizons 2030 et 2050, tandis que ceux d’Énergir – la Caisse de dépôt et placement du Québec et le Fonds FTQ – procèdent de manière délibérée à la décarbonisation de leurs portefeuilles d’investissements. L’entente elle-même est souhaitée et directement appuyée par le gouvernement du Québec. Finalement, elle permettrait de modérer les incidences tarifaires pour les clients des deux entreprises, comparativement à une électrification totale du chauffage des bâtiments.

En outre, cette façon de faire assure que la contribution GES versée par Hydro-Québec à Énergir demeure dans la sphère publique (par l’intermédiaire de la CDPQ) ou à tout le moins dans celle du bien commun (pour les centaines de milliers de Québécois dont une partie de l’épargne-retraite est gérée par le Fonds de solidarité FTQ).

Il convient toutefois de souligner les limites de l’entente. Tout d’abord, celle-ci ne concerne que le secteur du bâtiment (qui représente 35,9 % des volumes de gaz naturel distribués). Le secteur industriel, avec 64,1 % des volumes distribués, n’est pas visé par l’entente.

En outre, l’entente en soi n’intègre pas d’instruments ni de politiques complémentaires pouvant contribuer à décarboniser encore davantage le secteur du bâtiment et à modérer les répercussions sur les pointes du réseau électrique[19]. Bien que de telles mesures soient envisagées ou même en partie déployées par le gouvernement, Hydro-Québec et Énergir, elles ne forment pas une approche cohérente et intégrée[20]. Une telle approche aurait permis d’évaluer si les 30 % résiduels de la demande en chauffage que continuera à assumer Énergir selon l’entente sur la biénergie auraient pu être comblés, en tout ou en partie, par ces moyens complémentaires.

L’entente sur la biénergie pourrait aussi mener à un certain « verrouillage carbone » du secteur du bâtiment au Québec. En effet, le remplacement des systèmes de chauffage en fin de vie ainsi que le raccordement de nouveaux clients au réseau d’Énergir (et par extension, l’offre de biénergie) d’ici 2030 fixent un certain niveau de consommation de gaz naturel jusqu’en 2045, les contrats avec les clients étant d’une durée de quinze ans. Cela est d’autant plus préoccupant que cette situation va à l’encontre des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), notamment celle d’interdire l’installation de nouvelles chaudières consommant des combustibles fossiles dès 2025, si l’on souhaite atteindre la carboneutralité d’ici la moitié du siècle[21].

Finalement, Énergir souhaite remplacer par du GNR les 30 % résiduels de gaz naturel qui seront nécessaires selon l’entente, pour décarboniser entièrement le secteur du bâtiment à l’horizon 2050. Néanmoins, rien n’indique pour le moment que le GNR sera disponible en quantité suffisante pour remplacer complètement ces 30 % résiduels. À titre d’exemple, en 2022, le GNR représentait seulement 0,6 % du gaz naturel distribué par Énergir[22].

Un modèle innovant, reproductible ailleurs au Canada ?

L’entente biénergie entre Hydro-Québec et Énergir renforce l’idée voulant que la diminution rapide de la production et de la consommation de combustibles fossiles implique inévitablement une intervention publique structurante, ce que procure ici, directement et indirectement, l’intervention et le soutien de l’État québécois.

L’entente s’inscrit dans un contexte d’affaires, réglementaire et politique particulier. La propriété des deux partenaires relève en grande partie du domaine public ; chacun d’eux s’est placé sur une trajectoire de décarbonisation ; et le gouvernement du Québec a pris des engagements vigoureux en faveur de la lutte contre les changements climatiques et d’une réduction radicale de la place des carburants fossiles. Il est possible que d’autres entreprises d’utilité publique ailleurs au Canada trouvent un intérêt à s’en inspirer en l’adaptant à leur propre réalité.

En définitive, Hydro-Québec et Énergir, appuyées par le gouvernement du Québec, adoptent à travers cette entente une approche proactive relativement à la transition énergétique, plutôt que passive ou réactive. C’est peut-être là une des leçons les plus intéressantes à tirer de cette étude de cas.


Comparaison des incitations financières canadiennes et américaines pour le CUSC dans le secteur pétrolier