Cet article a précédemment été publié dans Policy Options.
Pour parvenir à la carboneutralité d’ici 2050 et bâtir une économie dynamique, inclusive et résiliente, le Canada doit, sans tarder, mobiliser les investissements privés dans les technologies, les projets et les entreprises propres. Sinon, l’économie en pâtira, et le pays sera incapable de réduire suffisamment ses émissions pour demeurer concurrentiel dans un monde où la transition énergétique s’accélère. Or jusqu’à présent, le Canada n’a pas été en mesure de mobiliser assez de capitaux privés. Comment les gouvernements du pays peuvent-ils attirer des investissements en croissance propre le plus rapidement et le plus efficacement possible?
Le défi en est un de taille, mais le Canada est capable d’emboîter le pas à ses alliés et ses partenaires commerciaux dans cette transition. Ottawa doit renforcer l’outil le plus efficace de son arsenal – la tarification du carbone – et l’accompagner de nouveaux leviers pour faire tomber les dernières barrières aux investissements privés. Il faudra aussi élaborer des stratégies de croissance propre pour les principaux secteurs et systèmes, en collaboration avec des experts, les provinces et le secteur privé, et ainsi créer les différents outils nécessaires pour bâtir des fondations solides pour l’économie carboneutre du Canada.
Jusqu’à présent, le Canada s’est fié principalement, avec raison, à la tarification du carbone pour stimuler ses investissements en décarbonisation. Et avec les hausses de prix qui sont à prévoir, l’influence de cette politique sur les décisions liées aux capitaux devrait croître encore davantage. La tarification du carbone est un outil stratégique efficace pour pallier une grande défaillance du marché qui risque de désavantager les technologies sobres en carbone, soit le fait que la valeur marchande d’un produit n’intègre généralement pas celle des dommages causés par les émissions de carbone issues de sa production et sa consommation. Résultat : les entreprises sont moins portées à adopter des technologies propres.
La tarification nationale minimale du carbone passera à 65 $ la tonne d’émissions de gaz à effet de serre le 1er avril, et à 170 $ par tonne d’ici 2030. Mais le Canada doit resserrer et simplifier son système de tarification du carbone afin d’en optimiser les effets sur les décisions liées aux capitaux privés. Les contrats carbone sur différence, une façon d’éliminer les incertitudes sur l’évolution du prix du carbone, peuvent aider à rassurer les investisseurs qui se demandent si les prochains gouvernements garderont le cap. D’ailleurs, une tarification du carbone renforcée pour les industries de toutes les provinces et de tous les territoires peut attirer davantage d’investissements en décarbonisation.
Bien que la tarification du carbone soit un levier politique nécessaire pour stimuler les investissements privés en croissance propre, il faudra en faire davantage si nous voulons atteindre les objectifs de carboneutralité du Canada. Plusieurs défaillances du marché empêchent encore les entreprises et les institutions financières d’harmoniser leur portefeuille avec les objectifs de croissance propre du pays :
- Des décennies de subventions pour les combustibles fossiles ont créé une situation injuste. Par le passé, le gouvernement fédéral a mis en œuvre des politiques favorisant la croissance dans les secteurs des combustibles fossiles. Dans un avenir carboneutre, la consommation de ces combustibles devrait connaître une diminution généralisée. Mais ces subventions, passées et actuelles, ont donné un avantage concurrentiel persistant aux industries de ce secteur et ont ajouté un obstacle pour les technologies d’énergie propre que la tarification du carbone à elle seule ne permet pas de surmonter.
- Ceux qui investissent dans les projets sobres en carbone se retrouvent souvent devant de grands coûts en capital, de longs horizons de rendement et un risque élevé. Ces projets peuvent avoir de grands avantages pour le public et amener de futurs profits, mais n’offrent pas de rendement à court terme pour les investisseurs. Même en prenant en compte les économies générées par les coûts du carbone, ces projets inédits peinent souvent à attirer assez de capitaux privés pour prendre leur envol. L’une des grandes raisons, c’est que les investisseurs privés ne peuvent pas tirer pleinement parti des autres retombées sociales et économiques mutuelles de ces projets, comme la création d’emplois, les nouvelles relations commerciales et les occasions de leadership économique autochtone. Les premiers investisseurs peuvent aussi contribuer à abaisser les coûts plus loin dans la courbe d’apprentissage et à créer des grappes industrielles concurrentielles, mais ne peuvent pas tirer un profit de ces futures retombées.
- Les politiques de croissance propre d’autres administrations, notamment celles des États-Unis, peuvent aussi venir brouiller les cartes pour ce qui est des investissements privés. En août 2022, la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) adoptée par les États-Unis a introduit près de 370 milliards de dollars américains en subventions pour les producteurs et consommateurs de diverses technologies d’énergie propre. Du jour au lendemain, cette loi a forcé le Canada et ses homologues de partout dans le monde à réagir pour demeurer dans la course aux capitaux mondiaux de transition énergétique.
Pour régler ces enjeux et maximiser les retombées environnementales, économiques et sociales des investissements privés dans les technologies et projets sobres en carbone, les gouvernements doivent absolument conserver le système de tarification du carbone et y greffer des politiques supplémentaires ciblées. Par exemple, des incitatifs précis d’une durée limitée et des investissements publics peuvent aider à harmoniser les retombées privées et sociales, et à accélérer les flux de capitaux vers la décarbonisation.
Le processus est déjà en marche. Le budget fédéral 2022 et l’Énoncé économique de l’automne présentent de nouveaux mécanismes qui appuieront les projets d’énergie propre. Le Fonds de croissance du Canada, qui sera bientôt lancé, investira des capitaux privés dans des projets et des entreprises d’énergie propre, un crédit d’impôt à l’investissement dans diverses technologies propres constituera un incitatif financier pour les investisseurs, et l’agence d’innovation et d’investissement aidera les entreprises à commercialiser des innovations propres et sobres en carbone. Le budget fédéral 2023 devrait inclure davantage de mesures, comme un crédit d’impôt à l’investissement en fabrication de technologies propres.
Cependant, les arguments en faveur de politiques d’aide supplémentaires visant à combler les défaillances du marché canadien ne donnent pas carte blanche pour faire des dépenses publiques éparses et excessives. Les fonds publics sont limités et les coûts de chaque occasion sont élevés. Une sélection réfléchie des bénéficiaires du financement est de mise afin d’assurer des retombées sociales optimales pour les investissements publics. Les gouvernements doivent être prudents de ne pas laisser les fonds publics devenir une manne financière pour certaines entreprises (celles qui généralement sont douées en lobbyisme). Les gouvernements doivent établir des priorités claires et transparentes afin d’augmenter la responsabilisation et limiter la tendance au lobbyisme des industries.
Voilà pourquoi, malgré les politiques prometteuses en cours d’élaboration, les réactions ponctuelles à la loi américaine sur la réduction de l’inflation ne peuvent pas remplacer la création concertée des stratégies de croissance propre ciblant les principaux secteurs et systèmes. Même si de nouveaux outils politiques sont nécessaires pour mobiliser les capitaux privés comme voulu, la réponse du Canada doit s’inscrire dans un effort stratégique plus large qui ciblera les occasions de transition les plus prometteuses, pour ainsi en profiter efficacement.
Cette orientation stratégique doit aussi harmoniser les politiques provinciales et fédérales de croissance propre, la tarification du carbone et les autres instruments financiers, ainsi que les leviers non financiers, comme des règlements et des processus d’octroi de permis flexibles. Une réforme stratégique du système financier canadien devrait aussi faire partie de ces efforts, par l’élaboration d’une taxonomie pour les investissements propres et le renforcement des règles de divulgation sur le climat, afin d’orienter les investisseurs vers des choix qui cadrent avec la transition carboneutre du Canada. Le tout réduira le besoin d’interventions gouvernementales à l’avenir.
La bonne nouvelle : le Canada dispose des outils politiques – certains en élaboration, d’autres déjà dans son arsenal – qui permettront d’accélérer les flux de capitaux vers les occasions de croissance propre. Ce qu’il manque, c’est un processus stratégique ciblé servant à établir les priorités et à organiser ces outils pour mobiliser rapidement et efficacement les capitaux, et donc faire en sorte que l’économie future du Canada repose sur des fondations solides.