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Norme d’électricité propre et tarification du carbone : voilà deux moyens pour le gouvernement fédéral de respecter ses engagements de carboneutralité dans le secteur de l’électricité

Initialement publié par Options politiques

L’électricité est l’élément phare de la politique climatique canadienne. Si globalement, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté au pays depuis 1990, celles du secteur de l’électricité ont chuté de plus du tiers, et ce, malgré la croissance démographique et économique. Cette tendance s’explique par un mélange de réglementation (ex. : abandon progressif du charbon en Ontario) et de resserrement des politiques de tarification du carbone.

En visant la carboneutralité du secteur d’ici 2035, le gouvernement fédéral veut aller plus loin. Mais comment peut-il y arriver alors que les difficultés rencontrées varient énormément d’une province à l’autre et que l’électricité relève d’une compétence provinciale?

Une option a récemment fait l’objet de discussions : celle d’une « norme d’électricité propre », qui fixerait la quantité d’émissions permises pour les producteurs d’électricité partout au pays. Voilà qui relèverait entièrement de la compétence fédérale en vertu de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement de 1999; c’est également le cas de la deuxième option, la tarification du carbone, en vertu d’une décision de la Cour suprême en 2021. Ensemble, ces deux leviers stratégiques donnent au gouvernement fédéral les outils nécessaires pour respecter ses engagements.

Mais comment ces deux options permettraient-elles au gouvernement fédéral d’atteindre les cibles de carboneutralité dans le secteur de l’électricité d’ici 2035? Selon nous, il faudrait avant tout resserrer son application de la tarification du carbone dans le secteur, et donner à la norme d’électricité propre un rôle de soutien. Voyons comment ces mesures se concrétiseraient.

Renforcer la politique de tarification du carbone

C’est sans doute dans le secteur de l’électricité que l’effet de la tarification du carbone est le plus manifeste. En effet, une augmentation du coût marginal de la production d’électricité polluante se traduit par un virage vers des modes de production plus propres dans l’ensemble des sources. Au Royaume-Uni, les données montrent que la mise en place d’un tarif minimal du carbone (visant spécifiquement le secteur de l’électricité et s’ajoutant aux mesures tarifaires de l’Union européenne) a grandement aidé le pays à délaisser rapidement le charbon. En Alberta, l’adoption de tarifs provinciaux semblables en 2018 a engendré un déclin marqué de production d’électricité à partir de cette source. La province prévoit d’ailleurs l’élimination complète du charbon d’ici 2023, soit bien avant la cible d’abandon progressif de 2030.

Or, l’exemple de l’Alberta montre aussi l’une des lacunes des politiques de décarbonisation actuelles : le charbon est en grande partie remplacé par le gaz naturel. Ce dernier génère certes une baisse d’émissions, mais c’est encore trop peu pour nous permettre d’atteindre nos objectifs de carboneutralité.

Reste à savoir si la tarification du carbone peut aller encore plus loin. Permettrait-elle au fédéral d’atteindre son objectif de carboneutralité d’ici 2035?

Pour commencer, il serait important d’en resserrer l’application dans le secteur de l’électricité. En vertu de la politique fédérale, les producteurs d’électricité du Canada sont admissibles au système de tarification fondé sur le rendement (STFR). Or, l’application actuelle du STFR à l’électricité révèle des défauts de conception qui minent l’efficacité du système. La raison de l’admissibilité du secteur au STFR n’est par ailleurs pas claire, l’électricité ne répondant pas au critère d’être un secteur touché par le commerce et rejetant de grandes quantités d’émissions (contrairement à celui de la sidérurgie ou de la cimenterie, par exemple). Il est vrai que l’approche actuelle aide à réduire les répercussions sur le prix de l’électricité, mais elle réduit également l’efficacité de la politique.

En cessant tout bonnement d’appliquer le STFR au secteur de l’électricité, le gouvernement fédéral rehausserait considérablement l’efficacité de sa politique de tarification du carbone. Ainsi, la différence entre les émissions des diverses sources d’énergie serait adéquatement reflétée, et on éliminerait les distorsions créées par l’approche actuelle.

Pour éviter une flambée des prix aux consommateurs et d’importants transferts interprovinciaux, les revenus perçus pourraient tout simplement rester dans les provinces (à l’instar de l’actuelle taxe carbone fédérale) et être reversés directement sur la facture du consommateur. De cette façon, ce dernier verrait la hausse de prix engendrée ultimement compensée par une réduction de sa facture. Cette solution correspond au modèle adopté en Californie, où les producteurs d’électricité paient une taxe carbone, et les distributeurs en redistribuent les revenus au consommateur.

En renonçant au STFR dans la filière électrique et en remettant les revenus de la tarification du carbone aux contribuables dans les provinces, on aurait pour effet 1) d’inciter davantage les producteurs à réduire leurs émissions et 2) de protéger les consommateurs et les entreprises contre une flambée des prix.

Et comme la politique fédérale servirait de point de référence pour vérifier l’équivalence entre les politiques provinciales, ce changement ferait en sorte que les politiques soient (ou deviennent) toutes aussi strictes d’une province à l’autre. Pourvu qu’on indique aux autorités de réglementation concernées de ne pas tenir compte des effets du rabais dans leurs décisions d’investissement dans les services publics, le rabais n’enlèverait rien à l’impératif global de réduction des émissions.

Même si l’on applique ces changements, une étape supplémentaire pourrait encore être nécessaire. La politique de tarification du carbone de l’Alberta, par exemple, contourne les écueils de l’approche fédérale. Pourtant, on construit actuellement dans cette province une centrale au gaz naturel toute neuve (il ne s’agit pas d’une ancienne centrale au charbon convertie) qui ne demeurera probablement pas concurrentielle quand la politique climatique sera resserrée pour atteindre les cibles fédérales.

Voilà qui soulève la question : pourquoi un producteur d’électricité, qu’il soit du secteur privé ou public, voudrait-il construire une centrale alimentée au gaz naturel à l’heure actuelle? La réponse tient en grande partie à l’incertitude qui plane quant à l’avenir des politiques sur le carbone. À preuve, le gouvernement du Canada a déclaré que les prix s’élèveraient à 170 $ la tonne d’ici 2030, mais celui de l’Alberta n’a que tout récemment établit ses orientations tarifaires, et seulement jusqu’à 2022; au-delà de cette date, rien n’est certain. Et même si la politique d’un prix du carbone fixé à 170 $ d’ici 2030 devenait la norme d’un océan à l’autre, les investisseurs et les services publics pourraient encore douter de sa durabilité sur la scène politique après 2030. Après tout, si les résultats de l’élection tenue il n’y a pas si longtemps avaient été autres, l’avenir de la tarification fédérale du carbone aurait probablement été fort différent.

Ainsi, une réduction de cette incertitude favoriserait la prise de décisions d’investissement cadrant mieux avec les politiques et les cibles d’émission établies. Parmi les principaux outils pour y parvenir figurent les instruments financiers, comme la Banque de l’infrastructure du Canada (BIC), qui garantissent les prix futurs du carbone. En effet, la BIC assumerait le risque que les prix du carbone soient inférieurs à 170 $ en 2030; les investisseurs auraient alors l’assurance de ne pas être touchés par un éventuel changement de cap. La certitude s’en trouverait améliorée même pour les autres investisseurs, qui verraient dans la simple existence de ces contrats une raison crédible pour les prochains gouvernements de maintenir l’orientation établie (pour éviter les pertes financières associées à un retour en arrière).

En bref, l’utilisation d’instruments financiers placerait judicieusement le risque stratégique là où il sera le mieux géré, auprès du gouvernement, laissant les entreprises investir en fonction de futurs prix du carbone « fixes » – ce qui renforcerait la tarification du carbone tout simplement en rendant son avenir plus certain.

Imposer une norme de rendement

Une tarification du carbone plus stricte conjuguée à une plus grande certitude quant aux prix futurs ferait une bonne partie du travail de l’élimination des émissions dans le secteur de l’électricité, mais ne garantirait pas à elle seule l’atteinte de la carboneutralité en 2035.

Une norme de rendement applicable au secteur de l’électricité (comme la norme d’électricité propre proposée, mais encore à définir) viendrait soutenir la politique de tarification renforcée en garantissant une production carboneutre d’ici 2035. Elle pourrait d’ailleurs contribuer à dissiper l’incertitude entourant les politiques, dans la mesure où les entreprises estiment qu’un règlement a moins de risques d’être révoqué qu’une politique de la tarification du carbone.

Cette norme de rendement pourrait être appliquée en deux temps.

Premièrement, elle fixerait un plafond d’intensité des émissions pour toutes les nouvelles installations de production. L’intensité maximale pourrait être inférieure à celle des centrales au gaz naturel inchangées (pour empêcher la construction de nouvelles installations du genre), mais permettre l’adoption de technologies quasi carboneutres, comme la captation du carbone et certaines solutions recourant à l’hydrogène. En établissant la limite ainsi, on éviterait au contribuable d’essuyer les coûts des nouvelles centrales au gaz naturel si elles venaient à être abandonnées.

Deuxièmement, la limite pourrait être abaissée au fil du temps, de sorte qu’en 2035, toutes les centrales, nouvelles et anciennes, doivent être carboneutres. Les installations assujetties pourraient se conformer en partie à l’aide d’émissions négatives (si elles le souhaitent), et les compensations carbone permises, de même que les protocoles d’approvisionnement et de validation associés, seraient clairement définies dans le règlement. Cette flexibilité des critères de conformité est essentielle. Sans elle, on risque d’assister à de brusques hausses tarifaires ou à des problèmes de fiabilité si les sources d’électricité propre non acheminable, ou encore la production « à la demande » et les autres mécanismes de flexibilité permettant de gérer la variabilité des sources renouvelables n’étaient pas assez avancés en 2035 pour remplacer de façon rentable la relativement petite proportion de production au gaz naturel demeurée économiquement viable malgré une hausse des prix du carbone. Cette flexibilité permettrait le recours aux énergies fossiles – avec modération, dans le respect des limites de volume fixées pour contenir les émissions, lesquelles seraient entièrement compensées – quand les autres sources se feraient rares.

Ce type de norme de rendement simple encadrant l’intensité des émissions des centrales canadiennes pourrait servir de modèle pour la norme d’électricité propre promise par le gouvernement fédéral. Elle soutiendrait la tarification du carbone renforcée en assurant la carboneutralité de l’électricité d’ici 2035, tout en laissant aux incitatifs commerciaux de cette tarification un rôle de premier plan dans la réduction rentable des émissions. Et en offrant de la flexibilité, elle garantirait l’atteinte de la cible de 2035 sans compromettre la fiabilité du réseau électrique.

Faire bon usage des outils à notre disposition

Le gouvernement fédéral a déjà placé la tarification du carbone au cœur de sa stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, au lieu d’élaborer une norme d’électricité propre complexe dont les effets recouperaient en bonne partie ceux du resserrement de la politique de tarification, il devrait renforcer son application de cette politique dans le secteur. Une norme d’électricité propre optimale, quant à elle, servirait de complément à la tarification du carbone, et non de substitut.

Bien sûr, ce ne sont pas là les seuls rôles du gouvernement fédéral en matière d’électricité. Celui-ci doit notamment améliorer l’intégration entre les provinces par la coordination et l’élargissement du réseau de transport. Pour une analyse poussée des leviers stratégiques fédéraux et provinciaux à actionner pour atteindre la carboneutralité des réseaux électriques, lisez le rapport que publiera sous peu l’Institut climatique du Canada.

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