Depuis sa déréglementation il y a près d’une vingtaine d’années, le secteur électrique de l’Alberta, unique au Canada, est soumis au marché. Règle générale, le réseau électrique albertain, qui s’appuie sur l’innovation du secteur privé et les forces du marché, réagit rapidement aux avancées dans les technologies de production, à la croissance de la demande et aux signaux politiques, comme la tarification du carbone. Par conséquent, depuis 2015, le réseau de la province se décarbonise à un rythme effréné : malgré son expansion, ses émissions ont été réduites de moitié.
Mais le marché exclusivement énergétique de l’Alberta, où les revenus des producteurs d’électricité proviennent essentiellement de l’énergie fournie, n’est pas conçu pour les installations solaires et éoliennes à faible coût; les récentes situations d’urgences sur le réseau soulèvent des questions quant aux signaux que le marché actuel émet dans un contexte changeant. Le marché a été imaginé il y a 20 ans, lorsque des centrales au charbon inflexibles produisaient 80 % de l’électricité de la province. On prévoyait alors une intensification de la concurrence sur le marché, et ce, bien avant que les énergies renouvelables représentent la plus grande partie des nouvelles sources d’énergie, comme c’est le cas aujourd’hui.
Les récentes flambées du prix de l’électricité constatées en Alberta surviennent dans un contexte de transition où le marché, qui enregistrait des surplus depuis des années, se resserre. S’il est normal dans un tel contexte que les investisseurs attendent des prix très élevés engendrés par la raréfaction de l’offre, au cours des dernières années, le marché de l’Alberta a été plombé par un manque de concurrence. La volatilité des prix qui découle de ce phénomène est difficile pour les consommateurs, en particulier ceux qui n’ont pas accès à d’autres tarifs d’électricité. En réponse aux prix records en 2022 et 2023, le gouvernement est intervenu dans certains segments du marché résidentiel en imposant un plafond aux tarifs d’électricité réglementés, assorti d’un prêt à rembourser plus tard.
Ces circonstances et ces interventions ont clairement mis en lumière la nécessité d’une refonte approfondie du marché. D’importants changements se préparent, à commencer par les récentes annonces sur les politiques, qui seront suivies d’autres discussions à ce sujet et de mesures au cours de l’année.
Qu’est-ce que tout cela signifie pour les Albertains en ce qui concerne l’électricité propre, abordable et fiable?
Comment s’est porté le marché de l’électricité de l’Alberta jusqu’ici?
Le gouvernement de l’Alberta n’a jamais possédé de services publics, un modèle qui prévaut encore dans six provinces. La Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard disposent de services publics monopolistes appartenant aux investisseurs et soumis à la réglementation sur le coût des services, tandis que l’Ontario administre un marché de l’énergie de gros pour la mobilisation, même si les récents choix pour la production sont majoritairement orientés vers les contrats à long terme hors du marché centralisés (lire « organisme gouvernemental »). Toutes les autres provinces ont des sociétés d’État de service public à intégration verticale. Malgré les différences régionales, ces neuf provinces ont en commun le fait qu’une grande partie des choix relatifs à la production demeure planifiée de façon centralisée.
À l’opposé, les services d’approvisionnement en électricité de l’Alberta fonctionnent selon une logique de marché ouvert à la concurrence et aux investissements de producteurs d’énergie indépendants. Il s’agit d’un marché énergétique de gros unique, concurrentiel et en temps réel dans lequel les producteurs sont payés pour l’énergie fournie en fonction des prix du marché établis pour chaque heure.
Le marché détermine les sources d’électricité mises à la disposition des consommateurs en fonction du coût de l’électricité offerte par les fournisseurs à tout moment. L’approvisionnement est mobilisé au mérite, par ordre croissant de prix sur le marché, et la proposition retenue dont le prix est le plus élevé sert à fixer les tarifs.
Les sommes issues de ce processus concurrentiel sont la principale source de revenu de la majorité des producteurs, qui doivent recouvrer leurs coûts d’exploitation et d’immobilisations avec ces revenus énergétiques. (L’Alberta exploite aussi un petit marché de services complémentaires, qui offre des possibilités de revenus supplémentaires relativement mineurs pour quelques producteurs; d’autres ont aussi réussi à générer des revenus par l’échange de crédits de carbone.)
Les autres principales composantes du réseau – transport et distribution – restent soumises à la réglementation conventionnelle sur le coût des services. Autrement dit, les organismes de services publics recouvrent leurs coûts d’exploitation et reçoivent un rendement du capital investi établi provenant des tarifs réglementés imposés aux consommateurs.
L’Alberta a doté son marché exclusivement énergétique concurrentiel composé de producteurs d’énergie indépendants d’une politique sur le transport qui permet à pratiquement tous les producteurs d’électricité – indépendamment de leur source d’alimentation, de leurs technologies ou de leur emplacement – d’accéder au transport et de le financer au moyen des paiements des consommateurs. Cette mesure a pour objectif de rendre le marché de l’électricité accessible à tous les producteurs, plutôt que de favoriser les centrales existantes.
Le fait de signaler aux producteurs potentiels qu’ils pouvaient utiliser les installations de transport pour acheminer leur électricité sans avoir à payer les coûts d’entretien du réseau a rendu les sources d’énergie à faible coût plus concurrentielles. Cependant, comme aucun coût n’est imposé aux producteurs pour les mises à niveau du réseau requises, la sélection des nouveaux producteurs se fait indépendamment de leur emplacement, et ne tient donc pas compte des coûts de l’éloignement entraînés dans le réseau de transport.
Si le réseau est conçu pour assurer un approvisionnement en électricité aussi économique que possible, l’absence de signal pour le prix du transport signifie que les ajouts ne sont pas tous avantageux sur le plan des coûts pour l’ensemble du réseau.
Qu’est-ce qui explique l’explosion du secteur de l’énergie renouvelable de l’Alberta au début des années 2020?
Combinées, les forces du marché et les politiques sur les émissions ont propulsé l’Alberta en tête de liste du pays pour les nouveaux investissements dans l’éolien et le solaire au cours des dernières années.
Dans les deux premières décennies suivant la déréglementation du marché de l’Alberta, l’ouverture du marché a permis la construction de quelques installations éoliennes hâtives, mais les installations pour les ressources non renouvelables (charbon ou gaz naturel) étaient beaucoup plus nombreuses que celles pour les ressources renouvelables.
Il y a plusieurs raisons à cela. Dans le marché exclusivement énergétique, les projets d’énergie éolienne et solaire sont des « preneurs de prix » qui n’ont aucun contrôle sur les revenus touchés, puisqu’ils utilisent des ressources non mobilisables et ne coûtent rien en carburant : ils peuvent produire de l’énergie par temps venteux ou ensoleillé. Dans un marché très volatil et imprévisible comme celui de l’Alberta, ces projets gourmands en capitaux étaient très difficiles à financer, si bien que la croissance des nouveaux projets éoliens s’était déjà essoufflée en 2015, et que le seul projet d’énergie solaire commerciale en cours était un projet pilote relativement modeste commandé en 2017.
Une succession d’événements survenus avant 2020 a soudainement fait pencher la balance en faveur de l’électricité renouvelable en Alberta. Le risque de marché a été retiré des critères des processus d’approvisionnement gouvernementaux pour quelques projets d’énergie renouvelable retenus de 2017 à 2019. Les coûts en capital de ces projets étaient donc très faibles. En parallèle, la diminution des coûts liés à la technologie à l’échelle mondiale a fait chuter le prix de l’éolien et du solaire sous la moyenne historique du marché albertain. Les prix rendus publics indiquaient que, comme les « contrats sur différence » fournissaient un prix fiable pour les promoteurs, le gouvernement serait probablement en mesure de tirer profit de ces projets (ce qui s’est avéré exact plus tard).
Les entreprises avides de compensations d’émissions et d’énergie renouvelable pour leur production en ont pris bonne note, tandis que le processus d’approvisionnement a attiré l’attention de promoteurs internationaux de projets d’énergie renouvelable sur les possibilités en Alberta. C’est ce qui a donné naissance à un marché actif d’accords d’achat d’énergie, dont les instruments contractuels de base étaient les mêmes que ceux des processus d’approvisionnement public. En 2019 et 2020, cette façon de faire pour les accords d’achat, inspirée de celle des marchés américains du passé, a véritablement pris son envol et s’est largement répandue en 2021. Puisque les accords sont le fondement du financement, ils précédaient les projets, mais la construction suivait de près.
À ce jour, l’Alberta est en tête du développement de l’énergie renouvelable dans les années 2020. En 2021, la province était le foyer de 60 % des projets de construction d’installations solaires et éoliennes solaires au Canada, proportion qui est passée à 77 % en 2022, puis à 92 % en 2023. Cette augmentation remarquable est le fruit du marché exclusivement énergétique de l’Alberta, du sous-développement des ressources renouvelables à l’échelle nationale ainsi que du resserrement des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) chez les entreprises et les établissements et, bien sûr, du faible coût des technologies éoliennes et solaires.
Un fort vent de changement
Certains analystes ont noté que la croissance rapide du secteur de l’énergie renouvelable dans de nombreux États américains donne un aperçu des choses à venir, mais l’Alberta n’a pas suivi le rythme dans sa planification du réseau.
Les planificateurs du transport ont continuellement sous-estimé la croissance de l’éolien et du solaire : par exemple, la croissance du solaire a dépassé de très loin les prévisions de l’exploitant de réseau sur 20 ans, et ce, moins de deux ans après leur publication. Par conséquent, la congestion du réseau est un problème technique inattendu pour les nouvelles installations, qui hante les décisions financières pour les projets de constructions des prochains mois et des prochaines années.
Parallèlement, dans la planification et l’exploitation du réseau, les réformes n’ont pas été intégrées au cadre commercial actuel pour assurer la stabilité et la fiabilité dans un contexte où les multiples sources d’approvisionnement évoluent rapidement (p. ex. reconnaissance et intervention tardives de l’Alberta Electric System Operator [AESO] face à la croissance des besoins de réponses de fréquence).
Pendant ce temps, on a tardé à adopter d’autres grandes mesures stratégiques afin d’accroître la flexibilité et la résilience du réseau, en particulier pour la gestion de la demande et du stockage. L’Alberta fait partie des rares endroits qui n’ont pas de programme sur l’efficacité énergétique et la gestion de la demande. La province a récemment commencé à changer la réglementation pour intégrer les technologies de stockage, mais près de cinq ans se sont déjà écoulés depuis que l’exploitant de réseau a recommandé ces modifications pour la première fois, en 2019.
Résultat : une accumulation de défis émergents et prévus dans le réseau, dont des problèmes de transport et de fiabilité, notamment en ce qui a trait à la flexibilité de la charge et à la gestion de la fréquence. Bon nombre de ces questions posaient problème bien avant le dépôt du Règlement sur l’électricité propre proposé par le gouvernement fédéral, qui est toujours en cours d’élaboration, mais elles sont maintenant au premier plan.
De plus, les consultations en matière de politiques et les annonces du gouvernement de l’Alberta relatives aux énergies renouvelables et à l’ensemble du marché de l’énergie accentuent l’incertitude et le risque réglementaire pour l’avenir.
Que nous réserve l’avenir du secteur énergétique de l’Alberta?
En bref, il reste beaucoup à faire.
Les questions liées à l’aménagement du territoire qui justifiaient en partie le moratoire de sept mois sur l’approbation de projets d’énergie renouvelable sont partiellement résolues, mais d’autres restent. La province ajoute des interdictions et des restrictions réglementaires relatives au territoire visant la protection du « paysage » et des terres agricoles qui toucheront certains projets et entraîneront probablement l’annulation d’autres projets. Cela dit, beaucoup de projets pourront se poursuivre malgré les orientations stratégiques annoncées.
Les changements les plus complexes (et qui auront probablement la plus vaste portée) seront issus de la conception du marché et des modifications des politiques de transport. Des annonces générales ont eu lieu en mars, mais le processus d’élaboration de politiques reste à venir. Il est tout simplement trop tôt pour spéculer sur les répercussions de ces changements sur le secteur énergétique de l’Alberta.
Comme mesures intérimaires, le gouvernement a déjà présenté les nouvelles règles pour limiter l’exercice du pouvoir du marché découlant du manque de diversité et de concurrence chez les producteurs, dans le marché relativement petit de l’Alberta. De plus, l’AESO met en place des mesures opérationnelles à court terme engendrant des incitatifs supplémentaires pour assurer l’offre d’approvisionnement mobilisable tout en ajoutant de nouvelles exigences techniques relatives à la production d’énergie éolienne et solaire afin de mieux gérer les problèmes à l’échelle locale et sur l’ensemble du réseau.
Ces mesures élimineront certaines sources de revenus du marché de l’énergie et feront augmenter le coût de l’exploitation des sources d’énergie renouvelable, mais à elles seules, elles ne peuvent pas empêcher les entreprises d’opter pour les énergies renouvelables à faible coût, l’une des tendances marquées dans la croissance récente de l’éolien et du solaire.
Les mesures à long terme sont plus floues. Voici ce que nous savons pour le moment. Premièrement, l’AESO et le gouvernement se penchent sur des réformes des politiques de transport, en particulier, l’intégration de signaux de localisation et la répartition des coûts de transport en fonction de la « cause ». Autrement dit, les investissements dans les nouvelles sources d’électricité devraient intégrer les coûts de l’infrastructure du réseau dans l’économie du projet.
Si ces changements peuvent améliorer les signaux de prix liés aux risques de congestion, ils peuvent aussi faire considérablement augmenter le coût de l’énergie renouvelable (ou de toute nouvelle source d’énergie) et nuire à sa compétitivité. Les objectifs stratégiques de ce volet sont encore trop vagues pour analyser l’ampleur de leurs effets potentiels. Et à ce jour, on ne sait pas de quelles améliorations de l’aménagement du réseau requises pour ajouter des installations éoliennes et solaires (p. ex. évaluation dynamique des lignes et stockage pour les solutions non filaires) s’accompagneront ces changements.
Deuxièmement, le gouvernement et l’AESO ont dit prévoir des mesures à moyen terme pour instaurer un « marché de l’énergie restructuré » d’ici 2027. Voici les principaux changements annoncés à ce jour :
- Mise sur pied d’un marché du lendemain s’ajoutant au marché en temps réel pour créer plus d’incitatifs et engendrer plus de certitude dans le domaine des sources distribuables, en particulier celles qui nécessitent de longues périodes de remise en service après un arrêt. Ce sont des actifs de production thermique qui ne sont pas aussi flexibles que les actifs à réaction rapide (comme le stockage par batterie) en ce qui a trait à la complémentarité avec les énergies renouvelables variables.
- Application d’une courbe de tarification administrative selon la rareté pour autoriser les tarifs de plus de 1 000 $/MWh sous réserve d’une approbation administrative en cas de rareté afin d’éliminer les possibilités de rétention économique actuelles. Cette approche ferait redescendre le prix plafond une fois que l’administration aura déterminé que les producteurs peuvent recouvrer les coûts fixes.
- Application de la tarification négative dans le marché de l’énergie en temps réel pour gérer les périodes de surplus. Avec l’ajout de sources d’énergie renouvelable au réseau, et sans capacité de stockage suffisante, il est possible que les surplus engendrent des tarifs négatifs pour les producteurs du secteur de l’éolien et du solaire. Si le plancher est trop bas, les risques pour les accords d’achat d’énergie pourraient paralyser le marché des entreprises pour les énergies renouvelables ou entraîner des risques de bridage qui nuiraient à l’économie et au financement des sources d’énergie renouvelable. D’un autre côté, cela pourrait appuyer l’économie du stockage si d’autres règles favorisent le traitement juste de ce secteur et facilitent tout autant la gestion de la demande.
Les recommandations de l’AESO (que le gouvernement de l’Alberta a acceptées) comprennent aussi des « possibilités » à long terme (fin des années 2020 et début des années 2030) pour mettre en œuvre « une politique visant à soutenir le développement de technologies particulières », soit la production thermique avec captage et stockage du CO₂ et le nucléaire. Autrement dit, le principe fondamental d’agnosticisme technologique du marché actuel pourrait être remplacé par des contrats à long terme ou même « le soutien plus direct » des technologies privilégiées ou « leur acquisition » par le gouvernement.
Comme l’indiquent les recommandations de l’AESO, ces mesures sont susceptibles de détruire la confiance des investisseurs dans le marché de l’énergie restructuré, et pourraient raffermir la poigne du gouvernement sur le marché de l’électricité. Mais même si ce ne sont que des recommandations à l’étude, elles risquent d’avoir le même effet; il est donc essentiel de prendre des décisions en temps opportun.
Nous en saurons plus sur la proposition de l’AESO relative à la restructuration du marché de l’énergie d’ici la fin de l’été. Les consultations se poursuivent, et d’autres annonces sont prévues d’ici la fin de 2024. Les changements législatifs requis et le processus réglementaire suivront en 2025 et 2026, et les résultats devraient être appliqués à compter de 2027.
Conclusion
Il reste beaucoup d’incertitude quant aux mesures de refonte des politiques à l’étude qui auront la plus grande incidence. La grande question : les résultats des nouvelles consultations sur les politiques et l’élaboration de ces dernières préserveront-ils les principes fondamentaux ayant permis de développer des sources d’énergie à faible coût en Alberta, ou est-ce que les changements mineront le marché et entraîneront involontairement un risque d’augmentation des coûts pour les Albertains?