Dans une récente décision historique, la Cour suprême du Canada a confirmé que la réglementation des émissions de gaz à effet de serre relève de la compétence du gouvernement fédéral. Les grands médias se sont majoritairement concentrés sur la dynamique fédérale-provinciale et sur la capacité du Parlement de légiférer sur des questions d’intérêt national, mais l’importance de l’affaire va bien au-delà de la question du fédéralisme.
Sous le radar
Nous avons vu beaucoup moins de couverture d’une autre bataille mportante se déroulant dans les coulisses de l’affaire, probablement en raison de la concentration de la Cour sur les principales questions juridiques en jeu, qui se limitaient à une analyse constitutionnelle de la division des pouvoirs provinciaux et fédéraux.
Cinq intervenants autochtones – la Nation Anishinabek et les Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising, l’Assemblée des Premières Nations (APN), la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, l’Assembly of Manitoba Chiefs et la Thunderchild First Nation – ont déposé des arguments. Certains groupes ont souligné les grandes répercussions juridiques potentielles de l’affaire sur les droits ancestraux. D’ailleurs, l’Assembly of Manitoba Chiefs a demandé à la Cour de fournir des renseignements quant à la souveraineté des Premières Nations et au respect des lois autochtones établies en vertu des traités, et d’orienter les gouvernements vers la communication de nation à nation, en affirmant que les deux sont nécessaires à la réconciliation. Divers arguments soulignaient également les conséquences inquiétantes que la tarification du carbone peut avoir sur les peuples et les communautés autochtones, ainsi que les répercussions disproportionnées des changements climatiques, insistant sur l’importance de la justice climatique.
Une relation unique
La Nation Anishinabek, les Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising, l’Assemblée des Premières Nations et la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca sont d’avis que le Parlement devrait avoir la compétence de réglementer les émissions de gaz à effet de serre, mais n’ont pas appuyé explicitement le système fédéral de tarification du carbone lui-même. Leurs arguments ont mis en lumière la relation unique entre les peuples autochtones et la Couronne, et l’absence de cette relation avec les provinces.
La Couronne a non seulement une compétence et une responsabilité inscrites dans la Constitution quant aux peuples et aux terres autochtones, mais a aussi l’obligation d’agir de façon honorable et de consulter les peuples autochtones lorsque leurs droits pourraient être touchés. Étant donné que les gouvernements provinciaux n’ont pas nécessairement de telles obligations envers les Premières Nations d’une autre province, si la Cour suprême avait jugé que la compétence dans cette affaire relevait des provinces, il pourrait être difficile pour les peuples autochtones de lancer une action en justice contre eux si, par exemple, elles omettaient de réglementer les émissions de gaz à effet de serre efficacement, ce qui contribuerait aux changements climatiques et mettrait les droits ancestraux à risque.
Des répercussions disproportionnées
Outre les compétences juridiques, l’APN et la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca ont indiqué dans leurs arguments que les répercussions des changements climatiques ne seront pas ressenties de la même façon par tous, puisque certains groupes, nations ou collectivités seront confrontés à des conséquences uniques ou plus graves. Dans sa décision, la Cour suprême a reconnu que les peuples autochtones font sans aucun doute partie de ces groupes. Comme le souligne l’APN, le respect de la création fait partie intégrante des cultures des peuples autochtones, mais en plus « la survie sociale, culturelle, économique et physique d’un grand nombre de ces derniers dépend grandement de l’environnement ».
Comme les peuples autochtones ont une relation spéciale avec l’eau et le territoire, il va de soi que les Premières Nations, les Inuits et les Métis ont des droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, dont les droits issus des traités, les droits de récolte (chasse, pêche, piégeage), et les droits de pratique de traditions et de cérémonies. L’importance de la protection des droits ancestraux ne saurait être sous-estimée.
Alors, que penser des répercussions sur les peuples autochtones de la hausse du niveau de la mer (notamment sur les collectivités côtières) et de la perte de biodiversité dues au réchauffement climatique? La Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, en Saskatchewan, a indiqué dans son argument à la Cour suprême que sans la chasse, la pêche et l’accès aux routes d’hiver, elle serait incapable d’assurer sa subsistance, et serait donc forcée de quitter le territoire sur lequel elle vit depuis des millénaires. Pour cette Première Nation, l’incapacité d’exercer ses droits et la coupure de ses liens avec un lieu d’importance culturelle représentent une perte de son identité, car elle cesserait alors d’exister en tant que peuple autochtone, et qu’en plus, les banlieues de Saskatoon ne sont pas, et ne seront jamais, le foyer de sa culture.
L’APN a, tant qu’à elle, cité le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques dans son argument, en soulignant la vulnérabilité des communautés autochtones face aux inondations, aux incendies, à la fonte du pergélisol et à l’érosion du littoral. Selon elle, l’improbabilité de la reconstruction suivant de tels événements signifie que des lieux et des biens socioculturels seront perdus pour de bon une fois détruits.
La faille fondamentale de l’affaire
Il est évident qu’en ciblant étroitement le fédéralisme, on ignore la situation des peuples autochtones quant à la protection de leurs droits ancestraux et à leurs relations constitutionnelles avec la Couronne, mais il y a un autre angle d’attaque à ne pas négliger. L’argument de l’Assembly of Manitoba Chiefs attire l’attention sur un enjeu encore plus grand concernant la loi constitutionnelle au Canada en affirmant que le Canada n’est pas un pays bijuridique où seuls comptent les gouvernements provinciaux et fédéral.
En effet, les traités qui ont été signés pour permettre la création de ce qui est maintenant connu comme le Canada prévoyaient le respect égal des lois des Premières Nations et des nouveaux arrivants, dans une promesse mutuelle de création d’un avenir meilleur par des relations de nation à nation. Une histoire longue et traumatisante, qui dépasse la portée d’un simple article de blogue, a mené à la situation actuelle, où les peuples autochtones ont été réduits à l’état de sujets sur un territoire colonisé. Mais nous ne sommes pas simplement une catégorie de personnes sous la compétence de la Couronne conformément au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 : nous sommes des nations souveraines. Comme l’a mentionné l’Assembly of Manitoba Chiefs, nous sommes dans une ère de réconciliation, et la promesse initiale de relations de nation à nation doit être respectée. En réduisant les grands enjeux de loi à un problème bijuridique, on traduit une faille fondamentale qui touche toute l’affaire, de sa conception à sa conclusion.
Les discussions portant sur des concepts comme l’autodétermination et la décolonisation, sur la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et sur les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation sont répandues. Pourtant, l’évaluation de la tarification du carbone par la Cour suprême, une affaire aux répercussions profondes et directes sur les peuples autochtones, s’est articulée autour de questions sur les compétences provinciales et fédérales, pendant que les organisations et les nations autochtones luttaient pour en élargir la portée depuis les marges.
Les points importants à retenir
La Cour suprême n’a pas abordé les arguments des intervenants autochtones sauf par la reconnaissance des répercussions disproportionnées qu’ont les changements climatiques sur les peuples autochtones du Canada, et les médias grand public ont suivi le mouvement, ce qui est probablement un symptôme du manque d’attention de la Cour à l’égard de ces arguments. Même si la question du fédéralisme est au cœur de l’affaire, les juges peuvent parfois, et le font, offrir des conseils ou des opinions perspicaces dans leurs décisions sur des questions qui peuvent être considérées comme dépassant la portée des arguments centraux d’une affaire. Malheureusement, cela n’a pas été le cas ici. Que se passera-t-il maintenant?
Au bout du compte, cette affaire devrait rappeler à tous ceux qui travaillent à l’élaboration de politiques sur les changements climatiques constructives et équitables qu’un autre palier de gouvernance existe. De plus, comme l’a évoqué l’Assembly of Manitoba Chiefs dans ses arguments, la réconciliation exige que les gouvernements élaborent et mettent en œuvre des politiques d’une manière qui respecte l’ordre constitutionnel des Premières Nations et des lois autochtones en tant qu’égaux, et non en tant qu’inférieurs, aux lois eurocanadiennes. Il n’y a aucun autre tribunal devant lequel porter en appel la décision de cette affaire, mais celle-ci n’est certainement pas le dernier litige en matière de changements climatiques au Canada. La trame narrative qui représente le Canada comme une nation aux deux compétences constitutionnelles – fédérale et provinciales – doit être abordée, sinon elle continuera de poser problème aux peuples autochtones lors de litiges. Si fait dans les règles de l’art, les conseils et les orientations provenant de la Cour concernant ces questions litigieuses seraient d’une valeur inestimable.
Les médias et les organisations climatiques auraient avantage à prendre en compte les perspectives des intervenants autochtones dans cette affaire. Il est essentiel d’amplifier leurs voix et de souligner leur effacement de l’affaire et de sa couverture médiatique pour pouvoir faire avancer les choses de façon positive. Si le point de vue autochtone n’est jamais mis en lumière, l’élaboration de politiques sur les changements climatiques dans une optique de réconciliation est peu probable.
Alicia Campney est d’ascendance eurocanadienne et mohawk, et vient de Tyendinaga, en Ontario. Elle a grandi dans la région de Durham et a obtenu un diplôme du programme conjoint de maîtrise en études environnementales et de doctorat en jurisprudence de la Osgoode Hall Law School et de l’Université York en 2019.