Le Canada est confronté à des défis sans précédent, qu’on parle des tarifs imposés par son principal partenaire commercial, de la vague mondiale de politiques protectionnistes ou de l’incertitude géopolitique accrue. Face à ces vents contraires, nos gouvernements s’efforcent d’établir de nouveaux moteurs économiques plus résilients pour demeurer concurrentiels et prospères à long terme.
Il peut être facile d’oublier que, parallèlement à cette tourmente, l’économie mondiale se transforme d’autres façons inédites – certains parlent même de révolution – qui changeront à jamais les moteurs de la concurrence internationale et de la résilience économique. Par exemple, les technologies d’électricité propre, comme les panneaux solaires, les éoliennes et les batteries, ont vu leurs prix chuter grâce à des investissements inédits, ce qui accélère leur déploiement. Les deux tiers des capitaux investis dans le secteur de l’énergie à l’échelle mondiale sont destinés aux technologies propres, et ce chiffre continue de grimper.
Ouvrant la porte à de nouvelles relations commerciales et favorisant une hausse importante de la productivité au pays, la révolution de l’énergie propre peut créer d’immenses possibilités de croissance à long terme. En se positionnant comme un chef de file sur le marché mondial émergent de l’électricité propre, le Canada pourra mieux concilier ses impératifs économiques, environnementaux et de sécurité. Toutefois, les gouvernements du pays doivent agir immédiatement et sans hésitation.
Le présent article cerne trois domaines d’action par lesquels on peut aider les gouvernements à se préparer aux changements majeurs à venir pour que le Canada demeure concurrentiel dans ce nouveau monde électrifié.
La baisse des coûts est à l’origine du boom mondial de l’électricité propre
Bien que les politiques climatiques aient reculé un peu partout dans le monde, et particulièrement aux États-Unis, la transition vers l’énergie propre s’accélère. Les analystes parlent d’une révolution électrotechnologique qui électrifie les marchés mondiaux et modifiera à jamais la production et l’utilisation d’énergie.
Cette onde de choc s’explique non pas par des politiques gouvernementales, mais par les coûts. En effet, grâce aux économies d’échelle, il est désormais plus abordable d’installer des panneaux solaires, des éoliennes et des batteries que de construire des centrales au charbon ou au gaz. De 2023 à 2024, les coûts des systèmes de batteries ont chuté de 40 %, et les panneaux solaires et les éoliennes ne coûtent presque rien au-delà de l’installation initiale – aucun combustible dispendieux à acheter sur des marchés mondiaux volatils. Ces technologies sont également beaucoup plus rapides à installer.
Tous ces facteurs ont propulsé les investissements mondiaux dans la production d’électricité propre et le stockage par batterie à des niveaux records. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les investissements prévus dans l’énergie propre dépasseront les deux billions de dollars américains en 2025, soit le double des projections pour le pétrole, le gaz et le charbon. À l’échelle planétaire, la capacité solaire a augmenté de 64 % pendant la première moitié de 2025 pour atteindre un total de 380 GW; cette source d’électricité est celle qui connaît la croissance la plus rapide. Toujours selon l’AIE, le stockage par batterie est la technologie énergétique disponible sur le marché qui a gagné le plus de terrain en 2023, le nombre de déploiements ayant plus que doublé d’une année à l’autre.
Si la grande majorité des investissements dans l’énergie propre se concentrent en Chine, on note tout de même une hausse au Canada, et les promoteurs en redemandent. Les services publics du pays s’apprêtent à doubler leur capacité de production et de stockage d’électricité propre, et les récents appels d’offres pour l’énergie propre des provinces ont reçu beaucoup plus de propositions qu’anticipé, signe que les promoteurs y voient une meilleure occasion d’investir que ce à quoi s’attendaient les services publics.
Ces tendances envoient principalement deux messages aux gouvernements. Premièrement, le Canada doit étendre ses réseaux d’électricité propre pour répondre à la demande croissante d’énergie à la fois abordable et fiable de la part des ménages et des industries (voir plus loin). Deuxièmement, avec l’électrification rapide de nos partenaires commerciaux anciens et nouveaux, nous risquons de ne pas répondre à la demande croissante de matériaux et de technologies à l’origine de cette révolution électrotechnologique.
L’intersection de l’offre accrue d’énergie propre et de l’augmentation de la demande d’électricité crée un cercle vertueux de croissance
La production d’énergie propre à faible coût accélère l’électrification de l’industrie, des ménages et des transports aux quatre coins de la planète. Par exemple, les ventes de véhicules électriques (VE) explosent : en 2024, une voiture vendue sur cinq dans le monde était un VE, et en Chine, on parle d’une voiture sur deux. De même, l’adoption mondiale des thermopompes résidentielles et industrielles monte en flèche, grâce à l’efficacité bien connue de cette technologie.
En parallèle, les centres de données apportent une nouvelle demande monstre, avec une forte préférence pour l’énergie propre. Cette énorme pression sur les réseaux électriques encourage la conclusion de nouvelles ententes novatrices où les entreprises jouent le rôle de « prosommateurs » qui acceptent de moduler leur consommation en période de pointe en échange d’un tarif inférieur ou même simplement d’un accès au réseau.
Ces tendances mondiales se font sentir au Canada. La demande d’électricité projetée augmente rapidement dans de nombreuses provinces, dont la Colombie-Britannique, le Québec, l’Ontario et l’Alberta, dépassant souvent de loin l’offre anticipée. Cet écart entre l’offre et la demande n’est pas sans coût économique. Les listes d’attente pour raccorder des utilisateurs industriels aux réseaux sont déjà longues, ce qui fait entraîne d’immenses coûts de renonciation sous la forme d’investissements perdus dans les secteurs à forte demande d’électricité.
En revanche, l’expansion rapide des réseaux d’électricité propre à faible coût offre d’incroyables possibilités de croissance propre, en permettant de répondre rapidement à la demande industrielle croissante, en attirant davantage d’investissements et en favorisant par le fait même l’électrification industrielle (avec tous les gains d’efficacité connexes).
Cependant, les gouvernements ne se battront pas nécessairement à armes égales dans la révolution électrotechnologique; ceux qui n’agissent pas maintenant risquent d’être laissés pour compte.
Ce que les gouvernements du Canada doivent faire pour préparer l’économie à la révolution électrotechnologique
Avec ses ressources naturelles, le Canada a tout pour devenir un chef de file dans la révolution électrotechnologique. Il profite déjà de tarifs d’électricité parmi les plus abordables au monde, un avantage concurrentiel attribuable aux mégaprojets hydroélectriques du milieu du siècle en Colombie-Britannique, au Québec et au Manitoba. En outre, l’hydroélectricité offre une flexibilité inestimable pour bâtir un réseau fondé sur les énergies renouvelables. Et n’oublions pas que le Canada possède d’importantes réserves des minéraux critiques qui seront essentiels au développement de nombreuses technologies d’énergie propre et de l’industrie des batteries.
Les gouvernements du pays devraient repenser leur stratégie économique afin de garantir des conditions propices à une croissance et à une concurrentialité soutenues et résilientes dans cette nouvelle économie mondiale fondée sur l’électricité propre :
- Les gouvernements devraient renforcer et adapter leurs politiques et incitatifs pour encourager le développement d’un réseau d’électricité propre concurrentiel capable de stimuler la croissance industrielle tout en demeurant fiable et abordable.
À l’échelon fédéral, divers outils stratégiques sont déjà en place pour bâtir l’économie de l’énergie propre du Canada, dont le Règlement sur l’électricité propre, des crédits d’impôt à l’investissement dans l’énergie propre et le système d’échange pour les grands émetteurs (SEGE, aussi appelé « tarification du carbone industriel »). Le gouvernement devrait renforcer ces politiques afin d’offrir une certitude à long terme aux investisseurs.
Les gouvernements infranationaux auront pour leur part la tâche d’éliminer les obstacles aux investissements dans l’énergie propre, ce qui nécessite de repenser les réseaux électriques des provinces pour faire face aux enjeux d’offre et de demande décrits plus haut. Les processus de planification énergétique, les règles d’approvisionnement et les politiques d’établissement des tarifs doivent favoriser l’investissement à grande échelle dans les réseaux propres (y compris la production, le stockage et le transport) afin de faciliter la croissance des industries qui ont besoin de grandes quantités d’énergie à des tarifs concurrentiels. Les provinces qui ne sauront pas relever le défi devront assumer les coûts de renonciation associés à la perte d’investissements et d’activité.
Collectivement, les gouvernements canadiens devraient également promouvoir le commerce interprovincial de l’électricité afin d’assurer une utilisation plus efficace des diverses ressources d’énergie propre du pays.
- Les gouvernements devraient appuyer l’électrification des industries canadiennes, notamment l’acier, le ciment, l’exploitation minière et le secteur chimique, car ces investissements auront des retombées positives sur l’ensemble de l’économie.
En plus de renforcer le rôle de la tarification du carbone industriel dans l’attrait d’investissement dans l’énergie propre, les gouvernements canadiens devraient temporairement fournir un soutien stratégique à l’électrification. Les investissements initiaux dans le déploiement de technologies novatrices entraîneront des effets d’apprentissage et des économies d’échelle qui profiteront à d’autres dans le secteur ainsi qu’à l’économie canadienne dans son ensemble.
Bien que des solutions technologiques pour l’électrification existent déjà dans certains secteurs, leur mise en place requiert généralement de grandes quantités de capital (c’est par exemple le cas de l’acier). Dans d’autres secteurs (comme le secteur chimique), les technologies d’électrification sont encore en développement.
Le SEGE est le meilleur outil dont dispose le Canada pour réduire les émissions de ses secteurs industriels et attirer des milliards de dollars en investissements dans des technologies plus propres et innovantes. Nos analyses montrent que ce système est également bon pour la concurrence : en effet, le système n’a pas de répercussions notables sur la rentabilité des entreprises et permet une certaine flexibilité pour répondre aux problèmes de concurrentialité restants pour les industries à forte intensité d’émissions qui occupent une grande place sur les marchés internationaux.
À long terme, l’électrification permet de réduire les coûts et d’accroître l’efficacité et la productivité, ce que les entreprises voudraient naturellement, indépendamment des restrictions sur les émissions. Par exemple, les thermopompes industrielles peuvent être de trois à cinq fois plus efficaces que les chaudières traditionnelles, ce qui permet non seulement de réduire la facture d’énergie des entreprises, mais aussi de les protéger contre la volatilité des prix du gaz.
Cela dit, à court terme, les lacunes du marché, y compris les courbes d’apprentissage et les effets d’échelle, risquent de ralentir l’investissement privé dans les technologies d’électrification innovantes. Les gouvernements pourraient aider les entreprises à assumer les coûts initiaux, puisque les projets d’électrification industrielle inédits et le développement de nouvelles solutions technologiques auraient des retombées positives sur toute l’économie. Sans incitatif, les marchés financiers ne tiendront pas directement compte de ces retombées dans leurs décisions d’investissement, et la tarification du carbone industriel ne suffit souvent pas pour combler le déficit de financement. Les instruments de financement mixte permettent toutefois d’attirer des investissements privés tout en réduisant les dépenses publiques. Par ailleurs, les gouvernements canadiens devraient appuyer l’élaboration d’une taxonomie des investissements climatiques afin de diriger davantage de fonds vers les infrastructures d’électricité propre et l’électrification industrielle, dont nous aurons besoin pour conserver notre concurrentialité dans ce monde en évolution.
- Les gouvernements devraient créer des incitatifs pour stimuler l’investissement dans les technologies propres pour la chaîne de valeur des minéraux critiques.
Face à la révolution de l’électricité propre, le monde entier aura besoin de minéraux critiques pour fabriquer du matériel d’électrification, comme des batteries, des câbles de transport ou des bornes de recharge pour VE. Heureusement, le Canada en possède d’importantes réserves.
Le développement de cette chaîne de valeur pourrait rapporter des milliards de dollars, en plus de renforcer la sécurité énergétique et de favoriser de nouvelles relations commerciales (par exemple, en Europe). Toutefois, s’ils espèrent profiter de cette occasion à saisir, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux devront se doter de politiques intelligentes pour combattre les lacunes du marché et des politiques qui ralentissent l’investissement privé. Les marchés mondiaux des minéraux critiques sont généralement dominés par quelques acteurs très puissants, ce qui implique des risques considérables pour les investisseurs liés à l’opacité et à la volatilité des prix. Les gouvernements pourraient assumer une part des risques financiers afin d’attirer des capitaux à l’échelle et à la vitesse requises. En outre, ils devraient œuvrer à accélérer le développement des projets en renforçant les droits autochtones, en facilitant les partenariats avec des groupes autochtones et en réduisant les risques environnementaux.
La révolution électrotechnologique sera essentielle pour renforcer la résilience économique et la concurrentialité du Canada à long terme – il est grand temps d’harmoniser les politiques en ce sens.
Pour un Canada qui se cherche de nouveaux moteurs de croissance économique résiliente et de nouvelles relations commerciales, la révolution électrotechnologique mondiale offre des débouchés de taille. La baisse des coûts des technologies encourage les investissements dans les infrastructures d’énergie propre et l’amélioration de l’électrification écoénergétique, tout en ouvrant de nouvelles voies pour se distinguer sur les marchés mondiaux et établir de nouvelles relations commerciales.
Le Canada est déjà en bonne position : il dispose de toutes les ressources énergétiques pour établir des réseaux d’électricité propres, fiables et à faible coût fondés sur l’énergie renouvelable, le stockage et le transport, et il possède des réserves de minéraux critiques essentiels à une chaîne de valeur des batteries résiliente et à de nouveaux partenariats commerciaux.
Bien que des politiques efficaces soient déjà en place pour saisir ces occasions, les gouvernements doivent les renforcer et les harmoniser afin d’offrir une stratégie cohérente parée aux effets inévitables et irréversibles de la révolution électrotechnologique mondiale. L’économie mondiale de l’énergie se transforme du tout au tout, et notre nouvelle stratégie de croissance économique à long terme doit mettre l’accent sur ces changements et préparer l’économie canadienne à saisir les occasions au vol et à devenir une superpuissance de l’électricité propre.