L’océan : la solution invisible aux changements climatiques

Cet atout précieux pour la stratégie de carboneutralité du Canada doit être reconnu à sa juste valeur.

L’Institut a demandé à Douglas Wallace, titulaire d’une chaire de recherche du Canada et de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur la science et la technologie des océans de l’Université Dalhousie, d’expliquer le rôle que l’océan pourrait jouer dans l’équation de la carboneutralité au pays.

Dans son rapport Vers un Canada carboneutre, qui porte sur les trajectoires nationales qui permettraient l’atteinte de l’objectif de zéro émission nette, l’Institut suggère un vaste éventail de solutions : des valeurs sûres, comme l’électricité propre, et des « paris risqués », notamment des moyens naturels, dont la contribution n’est pas assurée. Bien que ces moyens naturels n’éliminent pas la nécessité de réduire considérablement les émissions dues aux combustibles fossiles, l’optimisation des puits de carbone naturels pourrait s’avérer essentielle si les réductions demeurent insuffisantes. L’un de ces moyens naturels est (littéralement) une solution : l’eau des océans. S’il n’a reçu que très peu d’attention jusqu’ici, cela doit changer immédiatement.

L’océan est de loin le plus vaste réservoir de carbone lié à l’atmosphère (figure 1). Dans les 270 dernières années, seul l’océan a limité efficacement l’accumulation de dioxyde de carbone (CO2) issu de la combustion de combustibles fossiles dans l’atmosphère (figure 2). En comparaison, la taille du réservoir de carbone sur la terre ferme est restée plutôt stable malgré les changements radicaux dans l’utilisation des terres. Durant le dernier million d’années, c’est le stockage de carbone inorganique dans les profondeurs océaniques qui aurait été à l’origine des importantes réductions de CO2 atmosphérique lors des périodes glaciaires.

Malgré l’importance de cette étendue d’eau, l’une des définitions courantes de « solution climatique naturelle » se limite aux forêts, aux milieux humides, aux prairies et aux terres agricoles. Sans parler du rapport Vers un Canada carboneutre, qui contient une cinquante d’occurrences du mot « terre »et ne mentionne l’océan que deux fois.

igure 1 : Ampleur relative des réservoirs de carbone mondiaux qui font des échanges atmosphériques sur une échelle d’un millénaire ou moins. (La part des mangroves et des herbiers marins n’est pas assez grande pour être visible sur le graphique.)
Figure 2 : Flux de carbone mobilisés par l’être humain depuis 1750, tous réservoirs confondus (comprenant un petit déséquilibre budgétaire).

Un processus naturel, mais pas biologique

Le puits de carbone de l’océan (sa capacité à réduire les changements climatiques en retirant du CO2 de l’atmosphère) diffère fondamentalement des puits terrestres et côtiers, en partie parce que son processus de captation est de nature chimique plutôt que biologique : le CO2 se dissout dans l’eau et réagit à celle-ci et aux substances alcalines qu’elle contient (p. ex. ions carbonates provenant de roches carbonatées). Ces réactions s’opèrent partout dans l’océan et sont abiotiques, c’est-à-dire indépendantes des organismes. Elles se sont produites tout au long de l’histoire de la Terre et sont entièrement « naturelles ».

Il peut donc paraître étonnant que la plupart des discussions entourant l’élimination du CO2 par l’océan portent sur des processus biotiques, soit l’amélioration de la captation du carbone par les organismes photosynthétiques, comme sur la terre ferme. La première idée en ce sens est la fertilisation des océans par le fer, à laquelle se sont ajoutées des méthodes moins controversées de carbone bleu, notamment l’amélioration de la croissance des algues marines, des herbiers marins et des mangroves en zones côtières. Le carbone bleu est en quelque sorte l’équivalent ou le prolongement marin des solutions terrestres. On a également proposé une version aquatique de la bioénergie avec captage et stockage du carbone (ABECCS) intégrant la culture des algues.

Les limites du carbone bleu

Si l’on se concentre sur l’élimination du carbone par photosynthèse, on risque d’oublier la raison première de l’efficacité du puits de carbone océanique : les propriétés chimiques de l’eau marine. Cela pourrait également soulever des questions éthiques et de sécurité.

Le carbone bleu ne contribuera pas de manière significative à l’atténuation des changements climatiques à l’échelle mondiale; à trop en faire la promotion, on risque même de distraire ou de tromper les décideurs, les politiciens et le public.

L’un des problèmes majeurs du carbone bleu est la quantité de carbone extrêmement restreinte que l’on peut séquestrer dans les milieux côtiers en raison de la très petite taille des réservoirs (figure 1). Même les estimations les plus optimistes du potentiel de séquestration n’excèdent pas 3 % des émissions annuelles mondiales dues aux combustibles fossiles, et la séquestration d’une telle quantité nécessiterait une restauration massive des milieux humides partout dans le monde, ce qui, à son tour, aurait une incidence sur l’utilisation des terres et les moyens de subsistance dans les pays en développement et soulèverait des questions sur le rôle des pays du Sud dans l’atténuation de problèmes causés en grande partie par les pays du Nord et, comme pour l’élimination du CO2 par des méthodes terrestres, sur le partage équitable des coûts et des avantages. Même s’il avait plus d’avantages pour les écosystèmes et la biodiversité, le carbone bleu ne contribuera pas de manière significative à l’atténuation des changements climatiques à l’échelle mondiale; à trop en faire la promotion, on risque même de distraire ou de tromper les décideurs, les politiciens et le public, qui pourraient favoriser des méthodes qui partent d’une bonne intention, mais s’avèrent inefficaces.

L’élimination du CO2 par la photosynthèse et la croissance de la biomasse présente d’autres difficultés. Par exemple, la fertilisation par le fer, axée sur l’amélioration de la photosynthèse, a finalement été jugée risquée et peu efficace. De manière générale, la conversion améliorée du CO2 inorganique en carbone organique (biomasse) peut avoir des conséquences imprévues. Par exemple, la croissance de la biomasse nécessite des éléments nutritifs habituellement rares dans l’océan. Puisque l’élimination du CO2 risque de priver d’autres écosystèmes fragiles d’éléments nutritifs essentiels, il faut étudier attentivement les sources de tels éléments et les besoins en la matière.

Il faudrait séquestrer le carbone organique supplémentaire issu du carbone bleu loin de l’atmosphère, par enfouissement de sédiments, séquestration dans les profondeurs océaniques ou une autre forme de préservation du carbone, sans quoi il sera simplement rejeté et retournera rapidement dans l’atmosphère sous forme de CO2. S’il était séquestré dans les profondeurs océaniques, son rejet contribuerait à l’acidification et à la désoxygénation des océans. Il est donc impératif de tenir compte de ce risque de conséquences imprévues dans les efforts de réduction du CO2 atmosphérique au moyen du biote océanique.

La séquestration abiotique dans l’océan est permanente et utilise des processus qui ont su extraire du CO2 de l’atmosphère de manière efficace à l’échelle des temps géologiques.

Les processus chimiques et abiotiques : une solution possible

L’élimination abiotique du CO2 a beaucoup plus de potentiel que le carbone bleu. C’est pourquoi les chercheurs et les investisseurs du secteur privé canadien s’intéressent maintenant aux méthodes axées sur la capacité chimique de l’eau de mer et des roches du fond océanique de réagir avec le CO2 ou de le « neutraliser ». L’une d’entre elles consiste à ajouter des substances alcalines telles que des carbonates ou, plus probablement, des ions d’hydroxyle à la surface de l’eau de mer afin que celle-ci absorbe davantage de CO2 atmosphérique. Il est également possible d’utiliser la capacité naturelle des minéraux de la croûte océanique de produire une réaction d’altération chimique à leur contact avec le CO2. À l’inverse du stockage dans les forêts, qui peut être réduit à néant en cas d’incendie ou de maladie, la séquestration abiotique dans l’océan est permanente et utilise des processus efficaces pour extraire du CO2 de l’atmosphère à l’échelle des temps géologiques. Les réactions ne nécessitant aucune intervention directe d’organismes, elles ont le potentiel d’être efficaces et d’avoir une faible incidence sur les écosystèmes marins, mais cela reste à voir.

Les solutions abiotiques, des solutions restauratrices?

L’océan a absorbé tellement de CO2 produit par la combustion de combustible fossile (jusqu’à 40 %) que les propriétés chimiques de l’eau de mer ont changé. Ce changement découle du déversement incontrôlé, non réglementé et déséquilibré à l’échelle mondiale d’un déchet industriel : le CO2. L’acidification de l’océan qui en résulte est de plus en plus préoccupante pour la santé des écosystèmes marins.

Ces changements chimiques ont également réduit l’efficacité de l’océan en tant que puits de carbone, ce qui met en évidence une autre différence majeure entre terre et océan : si sur terre, l’augmentation du CO2 atmosphérique entraîne la hausse de l’absorption de carbone en raison de la fertilisation des plantes par le CO2, dans l’océan, c’est l’inverse qui se produit. En effet, l’augmentation du CO2 dans les océans a réduit la capacité chimique de l’eau de mer de surface à absorber des émissions en continu de 40 % depuis 1750.

À la lumière de ceci, pourrait-on considérer que l’ajout de substances alcalines à l’eau de mer afin de réduire les effets du déversement de CO2 dans l’océan aurait un effet restaurateur sur les écosystèmes et le puits de carbone océaniques? Dans un sens, ce processus pourrait être comparable à l’ajout de substances alcalines aux forêts et aux bassins hydrographiques pour restaurer les sols, les lacs et les cours d’eau affectés par les pluies acides. La quantité de substances alcalines nécessaires pour ramener l’océan à son état chimique préindustriel originel est colossale, mais certaines études fondées sur des modèles suggèrent qu’il pourrait être possible de stabiliser le pH de l’océan et de prévenir toute acidification subséquente à une échelle régionale, par exemple pour protéger les bassins marginaux, les baies, les fjords ou les aires marines protégées sensibles.

Éthiques, pratiques et sûres, les solutions axées sur l’océan?

Sur le plan éthique, l’élimination abiotique du CO2 dans l’océan présente des avantages par rapport à la séquestration terrestre. La concurrence pour les terres productives, la justice distributive et le partage des coûts et des avantages représentent des problèmes importants des méthodes terrestres. Comme mentionné précédemment, l’utilisation de puits de carbone bleu à l’échelle mondiale entraînerait des problèmes similaires. Les méthodes axées sur l’eau de l’océan ou les roches présentes sur le fond océanique soulèvent moins de problèmes d’ordre éthique, tant que les répercussions sur les écosystèmes marins sont minimes. Comme ces méthodes ne nécessitent pas le déplacement des activités qui se déroulent déjà dans l’océan, il serait possible de les mettre en œuvre de manière équitable. Toutefois, elles ne sont pas à l’abri du dilemme moral double que présente le fait de miser sur un pari risqué au détriment des valeurs sûres et le risque de présomption concernant la mise en œuvre à grande échelle. Ces risques moraux sont communs à toutes les solutions climatiques naturelles.

La mise au point de méthodes d’élimination du CO2 dans l’océan est désormais limitée par le manque d’appui politique, de recherches et de visibilité. Cependant, l’intérêt du secteur privé augmente rapidement – plus rapidement, semble-t-il, que la connaissance cette possibilité au sein du milieu de la politique et de la recherche. Au Canada, plusieurs initiatives du secteur privé sont en cours en l’absence d’activités ou d’un plan de recherche nationaux, par exemple l’augmentation de l’alcalinité de l’océan dans le Canada atlantique, la culture de laminaires sur la côte Ouest et la séquestration sous le fond océanique dans le nord-est du Pacifique.

Jusqu’ici, la plupart des recherches sur l’élimination du CO2 dans l’océan sont demeurées théoriques et ont été réalisées avec des modèles de système terrestre. Elles n’ont pas évalué de technologie en particulier, ni l’efficacité ou les répercussions des solutions, mais cela pourrait changer grâce à l’intérêt grandissant au sein des secteurs privé et non gouvernemental. Les méthodes axées sur l’océan semblent être le résultat de projets d’innovation technologique plutôt que de politiques ou de recherches gouvernementales.

Peu de recherches ont porté sur les répercussions, à l’exception de celles sur les répercussions de la fertilisation de l’océan par le fer. Bien qu’il soit tentant de croire que les méthodes abiotiques, qui ne nécessitent aucune manipulation directe d’organismes, atténueront les répercussions sur les écosystèmes, le fait est que les connaissances à ce sujet sont presque inexistantes. À cette absence de connaissances s’ajoute la croyance populaire que l’altération des propriétés chimiques de l’eau n’a rien de naturel. Les avancées technologiques devront combler ce manque de connaissances et corriger cette croyance au moyen d’un programme de recherche indépendant et intensif. Ce besoin de recherches rend encore plus urgente la nécessité d’accroître la visibilité des solutions axées sur l’océan auprès des décideurs.

Pour un puits océanique visible, vérifiable et gouvernable

Il est peu probable que l’on puisse exploiter délibérément le potentiel d’élimination du CO2 de l’océan sans résoudre les problèmes liés à la vérification, à l’évaluation des répercussions et à la gouvernance du puits océanique. L’évaluation et la vérification sont complexes en raison de la fluidité de l’océan, laquelle fait en sorte que le carbone séquestré ne reste pas en un même endroit, où l’on peut facilement le mesurer et en évaluer les répercussions. Il faudra donc employer de nouvelles méthodes de mesure et de modélisation. Il est également probable que l’on doive réviser certaines lois nationales, par exemple la Loi sur les pêches du Canada, qui n’attribue pas de rôle à l’océan dans l’atténuation des changements climatiques et ne reconnaît pas les avantages de l’ajout de substances à l’océan.

Le Canada est exceptionnellement bien placé pour entamer une démarche scientifique équilibrée afin de trouver des solutions climatiques naturelles axées non seulement sur les terres, mais aussi sur l’océan.

Comme l’océan présente les mêmes caractéristiques où que l’on soit sur Terre, les solutions qui y font appel, contrairement aux solutions terrestres, nous donnent l’occasion de partager équitablement les bienfaits de l’élimination du CO2 entre les nations. Il faudra cependant établir de nouveaux cadres de gouvernance. On a d’ailleurs établi des cadres stratégiques financiers et de gestion internationaux pour d’autres ressources océaniques qui transcendent les frontières, comme les minéraux, et les pêcheries en eaux internationales font actuellement l’objet de négociations. Les ressources servant au puits de carbone de l’océan méritent la même attention, et ce, immédiatement.

Étant donné leur potentiel et l’urgence de l’atteinte de la carboneutralité, les innovateurs technologiques commencent à se pencher sur les solutions océaniques. Si l’on veut en réaliser le plein potentiel, il faut également qu’elles entrent dans la mire des décideurs.

Le Canada, qui possède de vastes forêts, terres agricoles et zones de pergélisol ainsi que le plus long littoral au monde, est exceptionnellement bien placé pour entamer une démarche scientifique équilibrée afin de trouver des solutions climatiques naturelles axées non seulement sur les terres, mais aussi sur l’océan. Pour ce faire, il sera impératif d’étudier le potentiel de l’océan en faisant dès le début des recherches sur la gouvernance, la vérification des puits et l’évaluation des répercussions afin de permettre l’évaluation et la mise en œuvre des avancées technologiques rapides de façon rigoureuse, sûre et efficace.

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