Le Canada, les États-Unis et la Chine sont collectivement responsables de plus de 40 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales actuelles, et malgré les tensions géopolitiques croissantes et l’essoufflement de la coopération, ces trois pays sont bien décidés à atteindre la carboneutralité d’ici le milieu du siècle. La Chine, en particulier, s’est imposée comme le moteur de la transition mondiale vers les énergies propres; quant aux États-Unis, depuis l’adoption de l’Inflation Reduction Act, ils sont fermement résolus à rattraper leur retard. Après avoir tardé à harmoniser sa politique industrielle et sa politique climatique, le Canada semble maintenant prêt à s’engager sur le droit chemin, dans le sillon des États-Unis.
C’est avec cette transition historique à l’esprit que je me suis récemment rendu à Washington pour participer à la cinquième table ronde sur les relations trilatérales entre la Chine, les États-Unis et le Canada. Voici la thèse simple que j’y ai exposée pour présenter la coopération technique en matière de politiques climatiques, en particulier l’ajustement carbone aux frontières, comme un puissant levier d’action climatique, même dans les domaines où les intérêts économiques divergent.
Beaucoup de choses ont changé sur la scène géopolitique depuis la signature, dans un esprit de coopération internationale, de l’Accord de Paris, qui engageait l’ensemble des pays de la planète à réduire radicalement leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici le milieu du siècle.
Sept ans plus tard, le monde n’est plus le même. Les guerres commerciales entravent la coopération, tout comme les luttes de pouvoir pour les sphères d’influence. S’ajoute à cela une situation explosive en mer de Chine méridionale, où les avions de chasse se frôlent à la vitesse du son.
Les mutations géopolitiques bouleversent les politiques climatiques, en particulier au sein de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, où les progrès sont lents et où l’esprit de coopération s’est émoussé. Au lieu de cela, on assiste désormais à une intensification de la promotion et de la protection commerciales.
Dans ce contexte de détérioration des relations bilatérales et multilatérales, il convient d’analyser la relation trilatérale entre la Chine, le Canada et les États-Unis sous l’angle de leurs intérêts divergents et convergents. On observe alors que même lorsque les intérêts nationaux divergent, des progrès notables sont possibles, et qu’une coopération technique sur les aspects essentiels relatifs aux ajustements carbone aux frontières peut en ce sens être favorable aux progrès.
Le principal intérêt commun de ces trois pays est de réduire collectivement les émissions mondiales pour éviter une instabilité sociale et un ralentissement économique majeurs. En revanche, leur principale divergence d’intérêt touche la volonté de maintenir la compétitivité nationale et de promouvoir vigoureusement le commerce, la production et les investissements sobres en carbone. Dans ce contexte, il est tout à fait possible, à court terme, d’améliorer la relation trilatérale sans nuire aux intérêts nationaux convergents et divergents en favorisant la coopération technique pour calmer les ardeurs protectionnistes et accélérer la transition vers les énergies propres. Commençons par voir ce que nous entendons par « intérêts convergents et divergents », avant de nous pencher sur la forme que pourrait prendre cette coopération technique en vue de l’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
D’abord, tous les pays du monde ont intérêt à réduire le plus possible leurs émissions. L’émission d’une tonne de carbone n’importe où sur la planète entraîne de graves conséquences climatiques à l’échelle du globe, conséquences qui se font sentir aujourd’hui et qui s’accumuleront à long terme. Déjà un frein à la prospérité économique – et ce n’est qu’un début –, ces répercussions renforceront les vulnérabilités économiques et sociales existantes et accentueront l’instabilité.
Pour comprendre l’importance du ralentissement économique dû aux changements climatiques, l’Institut climatique du Canada a réalisé une analyse macroéconomique de grande envergure intitulée Limiter les dégâts : réduire les coûts des impacts climatiques pour le Canada. Par une mise à l’échelle des scénarios d’émissions mondiales offrant une fine résolution géographique, cette analyse a tenté de prédire l’évolution des précipitations, des températures et des événements extrêmes. L’Institut a ensuite mené une série d’études détaillées établissant des liens entre les changements climatiques et plus de 30 sphères, dont le secteur privé, les infrastructures et la santé humaine. Enfin, grâce à un modèle macroéconomique tenant compte des échanges et investissements mondiaux, il a modélisé les conséquences économiques des changements climatiques jusqu’à la fin du siècle.
Voici ce qui ressort de ce travail : les conséquences économiques touchent tous les pans de l’économie, se répercutant sur les chaînes d’approvisionnement, entraînant des interruptions d’activité et des pertes commerciales, mettant à mal le capital productif et obligeant les entreprises à accroître leurs investissements pour pallier les pertes dues à l’instabilité climatique. Les entreprises et les ménages sont également durement touchés : on s’attend à ce que les pertes de productivité et les problèmes de santé s’accélèrent jusqu’au milieu du siècle.
Selon notre analyse, les pertes dues aux changements climatiques correspondent à la moitié de la croissance économique actuelle. Cela ne veut pas dire que l’économie croît deux fois moins vite, mais que les petites variations économiques ont un effet cumulatif. D’ici le milieu du siècle, les pertes seront telles qu’elles réduiront de moitié la croissance annuelle du PIB. Ce ralentissement économique pèse lourdement sur les finances publiques : les recettes fiscales diminueront, et les États accroîtront les dépenses pour faire face aux événements extrêmes, remplacer prématurément les infrastructures et couvrir le coût de l’augmentation de la demande de soins de santé dans un monde en réchauffement. Les entreprises, quant à elles, devront de plus en plus réaffecter leurs capitaux limités pour pallier les pertes et la hausse des coûts. Les ménages seront également mis à rude épreuve, en particulier les plus pauvres, qui se verront confisquer 8 % de leur revenu net. Et la situation ira en s’aggravant.
Le Canada n’est pas un cas à part. Ces résultats sont largement transposables à l’échelle mondiale et sous-estiment probablement les perturbations à venir.
Dans ce contexte, il est dans notre intérêt commun de réduire collectivement les émissions pour garantir la prospérité économique et la stabilité sociale. Nous le savons, l’accentuation des vulnérabilités peut accroître l’instabilité, et tous les pays ont intérêt à travailler main dans la main pour limiter les pertes et prévenir leur aggravation.
Pour ce qui est des divergences, le principal enjeu est la compétitivité. Chaque pays a deux grandes motivations : protéger ses gros émetteurs et favoriser les investissements pour encourager la commercialisation de biens sobres en carbone.
Premièrement, les pays continueront de protéger leurs gros émetteurs en adoptant des politiques protectionnistes. C’est de toute évidence ce qu’on observe au Canada, où, au sein de la fédération, chaque province a adopté un programme de gros émetteurs avec des coûts moyens et des leviers financiers très différents. En d’autres termes, les gouvernements accordent des avantages particuliers à leurs groupes d’intérêt. Cela se traduit par des mesures protectionnistes visant à remédier au manque d’harmonisation des tarifs sur le carbone. C’est le cas en Europe, où le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières permettra d’uniformiser les règles du jeu pour les producteurs européens, désormais soumis à la tarification du carbone.
Deuxièmement, les politiques climatiques visent désormais à encourager les investissements privés. L’adoption par les États-Unis de l’Inflation Reduction Act et les réactions internationales qu’elle a suscitées témoignent de la volonté des gouvernements de subventionner fortement l’industrie pour favoriser la transition mondiale vers la carboneutralité. Emboîtant le pas aux États-Unis, le Canada offre désormais des crédits d’impôt à l’investissement aux gros émetteurs industriels. Quant à la Chine, il va sans dire que sa politique industrielle est étroitement liée à sa politique climatique depuis plus d’une décennie. La sécurisation des chaînes d’approvisionnement nécessaires à la fabrication et à la vente de technologies énergétiques propres, notamment dans le domaine des minéraux critiques, renforce la concurrence entre les pays. À cet égard, le Canada vient d’adopter une stratégie sur les minéraux critiques de plusieurs milliards de dollars pour simplifier les processus réglementaires, offrir des incitatifs au développement et à la transformation et investir dans les infrastructures.
Bien sûr, ces subventions visent également à infléchir les courbes d’apprentissage, à accroître l’innovation et à réduire le coût de la transition – tout en accaparant vigoureusement des parts du marché mondial.
Le commerce des biens et services accélérant la transition est indéniablement florissant. Selon les données commerciales du Canada, les exportations manufacturières de produits sobres en carbone et écoénergétiques ont triplé. Dans certains secteurs, on observe un taux de croissance annuel de 80 à 90 % sur plusieurs années. Une tendance mondiale qui n’est pas propre au Canada.
Au vu de l’incertitude stratégique régnant actuellement sur de nombreuses sphères géopolitiques, il risque d’être difficile de raviver l’esprit de l’Accord de Paris, en particulier pour ce qui des relations entre le Canada, les États-Unis et la Chine.
Il ne sera pas non plus aisé de calmer les ardeurs protectionnistes. À cet égard, un programme de coopération à court terme axé sur les aspects techniques des ajustements carbone aux frontières pourrait s’avérer utile. D’après notre rapport Ajustements carbone aux frontières : les raisons d’une approche coopérative fondée sur des principes, voici ce que les trois pays peuvent commencer à faire ensemble :
- Nouer le dialogue avec d’autres pays pour établir une vision commune des équivalences des politiques et des coûts appliqués aux ajustements carbone aux frontières. Cela suppose d’évaluer les équivalences entre les systèmes, notamment par l’adoption d’une approche légale, équitable et pratique pour comparer la rigueur des politiques s’appliquant aux biens échangés. Pour ce faire, il faut impérativement connaître les intensités d’émissions relatives de différentes marchandises ainsi que les types d’émissions, de secteurs et de produits couverts.
- Élaborer des modèles de co-gouvernance pour favoriser la concertation multilatérale sur un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Les principes de bonne gouvernance devraient dicter l’organisation et le bon fonctionnement de ce mécanisme. Cela nécessitera un processus d’élaboration ouvert et transparent prévoyant des consultations avec les pays concernés.
- Comprendre les politiques sur le carbone jugées équivalentes du point de vue des ajustements carbone aux frontières.
Malgré les tensions géopolitiques, certains signes encourageants prouvent que la coopération technique en matière de politiques climatiques est possible. Les États-Unis et la Chine entretiennent des relations régulières au plus haut niveau, ce qui montre leur intérêt commun pour la réduction des effets néfastes des changements climatiques. Compte tenu de l’importance de ses relations commerciales avec la Chine et les États-Unis, et face aux élans protectionnistes, le Canada doit s’asseoir à la table pour planifier la voie à suivre. Il doit également tirer profit des vents géopolitiques favorables pour promouvoir l’exportation des technologies sobres en carbone.
Enfin, le Canada doit continuer d’aligner sa politique climatique et sa politique industrielle, comme le font activement la Chine et les États-Unis.