Changements à l’horizon – les contribuables se feront-ils refiler la facture de l’expansion du réseau de gaz?

Alors que la transition énergétique s’accélère, les autorités de réglementation apportent la perspective de l’intérêt public à la question de la poursuite de l’expansion du réseau.

Au Canada, les autorités de réglementation du secteur de l’énergie commencent à s’intéresser à la manière dont la transition vers l’énergie propre touchera l’infrastructure du vaste réseau de gaz qui distribue principalement du méthane à de nombreux ménages et entreprises partout au pays. Les conséquences de cette transition pourraient être sérieuses pour les contribuables, et les autorités de réglementation en sont conscientes.

Ce système a toujours réagi lentement au changement, mais à la fin de 2023, les autorités de réglementation de deux provinces y ont envoyé une onde de choc. La Commission de l’énergie de l’Ontario a annoncé qu’elle cesserait de subventionner de nouveaux projets pour le réseau. La même semaine, la British Columbia Utilities Commission refusait une demande de projet d’expansion du système gazier en invoquant qu’un gain de puissance n’était pas dans l’intérêt public. Ces mesures n’ont pas toutes été accueillies à bras ouverts : la semaine dernière, le gouvernement de l’Ontario a présenté un projet de loi pour renverser la décision de la Commission de l’énergie de l’Ontario. 

Qu’est-ce qui motive les autorités de réglementation à porter une attention accrue à cet enjeu, et de quelle manière cela aura-t-il une incidence, aujourd’hui et dans le futur, sur les foyers canadiens reliés au réseau gazier?

Les émissions de bâtiments, l’infrastructure gazière et les autorités de réglementation des services publics en bref 

Au Canada, 44 % des ménages et la majorité des entreprises ont encore besoin de gaz pour le chauffage. C’est un problème lorsqu’on sait qu’il faut réduire la consommation de combustibles fossiles sur tous les plans pour atteindre les objectifs climatiques, et que le secteur de la construction est l’un des deux seuls secteurs de l’économie canadienne qui n’a pas encore réduit ses émissions. Bien que les politiques gouvernementales accélèrent l’adoption de solutions énergétiques plus propres comme la thermopompe et les améliorations de l’efficacité énergétique, les investissements dans la croissance et le maintien du réseau gazier se poursuivent. Certaines autorités de réglementation du secteur de l’énergie commencent à prendre conscience de cet écart entre les objectifs climatiques et la poursuite des investissements dans les infrastructures gazières de longue durée.

Les autorités de réglementation provinciales et territoriales du secteur de l’énergie servent à protéger les consommateurs en veillant à ce que les services publics investissent de manière prudente. Chaque fois qu’un contribuable paie une facture de gaz, il paie une partie de toute l’infrastructure qui fournit ledit gaz. Tant que le nombre de consommateurs de gaz continue à augmenter et que les entreprises élargissent le réseau gazier, la facture demeure raisonnable. Outre les ventes de gaz, les services publics de gaz naturel bénéficient également des profits des investissements dans l’infrastructure. 

Mais la transition vers l’énergie propre qui s’accélère vient compliquer la poursuite de ces investissements. Si le nombre de consommateurs de gaz naturel décroît puisque la clientèle se tourne vers des sources de chaleur et d’électricité plus propres, il reste moins de clients pour partager les coûts associés à l’expansion du réseau gazier. Résultat : la facture de gaz naturel peut augmenter. C’est ce risque d’actifs délaissés et les futures flambées des prix pour les consommateurs qui inquiètent actuellement – avec raison – les autorités de réglementation.

Ce qu’ont en commun la Commission de l’énergie de l’Ontario et la British Columbia Utilities Commission

En décembre dernier, la Commission de l’énergie de l’Ontario a rendu une décision qui, pour la première fois, traitait directement des risques associés à l’expansion du réseau gazier, ainsi que des risques liés au délaissement et à la sous-utilisation de l’infrastructure de gaz pour les contribuables. Enbridge a demandé une autorisation d’investissement en capitaux de 14 milliards de dollars, en prévoyant une croissance normale de son réseau dans les années à venir. La Commission s’est montrée hautement critique de l’approche d’Enbridge en matière de gestion des risques pour leur réseau face à la transition énergétique, ou plus exactement de son absence, en déclarant qu’il n’était désormais plus approprié de supposer que les actifs nécessaires pour les nouveaux clients continueront d’être « utilisés et utiles » dans 40 ans. Enbridge a effectivement reconnu les risques liés aux politiques climatiques et à la transition énergétique en demandant une augmentation de son rendement du capital investi. Mais la Commission de l’énergie de l’Ontario a soutenu qu’Enbridge ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, et que cette dissonance la menait à conclure que le système d’expansion proposé n’était pas rationnel.

Il n’était désormais plus approprié de supposer que les actifs nécessaires pour les nouveaux clients continueront d’être « utilisés et utiles » dans 40 ans.

La Commission de l’énergie de l’Ontario a recommandé le retrait de la subvention actuellement en vigueur pour les nouveaux raccordements au réseau de gaz, dans le but de réduire les risques pour les contribuables et d’éliminer les signaux de marché faussés. Historiquement, les contribuables couvraient principalement les coûts de connexion au réseau avec leur facture, ce qui était justifié par les revenus anticipés de ces nouveaux clients pour les 40 prochaines années. Cela supposait que les clients restaient reliés au réseau tout au long de cette période et que leur consommation de gaz était stable. De façon générale, la Commission a déterminé que « l’horizon de revenus » pour les nouvelles connexions au réseau d’Enbridge devrait être de zéro à partir de 2025. En d’autres mots, les personnes qui veulent se raccorder peuvent le faire, mais les promoteurs devront payer les coûts de raccordement à l’avance. Les promoteurs pourraient tout de même choisir de se raccorder, mais conscients maintenant du véritable prix de la connexion, ils seront en mesure de le comparer à une autre option, soit celle d’une infrastructure entièrement électrique.

La réglementation de la Commission de l’énergie de l’Ontario a avantagé les clients qui n’ont pas rejoint le système gazier, et qui en même temps ont réduit les risques pour la clientèle déjà reliée – ce qui pourrait faire économiser 600 $ par client sur une période de cinq ans. Les preuves présentées ont montré la rentabilité d’options entièrement électrifiées pour les nouveaux propriétaires, dont des économies tout au long de la vie et sans coûts préalables supplémentaires. Par exemple, les coûts préalables pour une thermopompe seraient dépassés par le coût d’un système de chauffage au gaz, d’un climatiseur et des coûts de raccordement (la connexion à Enbridge coûte environ 4412 $). Les propriétaires devraient en effet réaliser des économies importantes tout au long de leur vie : ces économies sont estimées à 16 750 $ pour une seule maison familiale. Pendant ce temps, les clients existants, eux, bénéficient à la fois des coûts moins élevés d’un système en transition et d’installations plus équitables. 

Toutefois, la semaine dernière, le gouvernement de l’Ontario a cherché à renverser le règlement de l’autorité de réglementation indépendante, laissant les contribuables vulnérables aux risques et aux coûts d’un système de gaz qui poursuit son expansion malgré l’augmentation des coûts et l’existence de solutions de rechange plus abordables et plus propres. Cette intervention politique était plutôt inattendue pour ce processus habituellement indépendant et fondé sur des preuves. Cependant, l’histoire n’est pas terminée : une fois que le gouvernement aura présenté un énoncé de politique sur le gaz naturel (une recommandation du rapport final du Comité de la transition relative à l’électrification et à l’énergie), la Commission de l’énergie de l’Ontario devra de nouveau se pencher sur la question.  

Bien que la Commission de l’énergie de l’Ontario ait décidé d’aller de l’avant et de cesser de subventionner les nouveaux raccordements, cette décision s’inscrit dans un mouvement international plus large et en croissance chez les autorités de réglementation qui reconnaissent la nécessité d’une transition énergétique. La California Public Utilities Commission a également éliminé les dernières subventions de nouvelles connexions au réseau gazier (connues là-bas sous le nom de « permissions d’extension de ligne ») en décembre 2023. Dans le même mois, et après trois ans d’analyses de l’avenir du secteur gazier, l’autorité de réglementation du Massachusetts a présenté une approche fondée principalement sur l’électrification qui requiert l’évaluation des solutions de rechange aux nouveaux pipelines gaziers, et nécessite que les services publics conçoivent des plans de conformité aux objectifs climatiques. Pendant ce temps, en 2022, New York est devenu le premier État à obliger ses grands services publics à explorer au moins un réseau d’énergie thermique comme solution de rechange au gaz.

L’autorité de réglementation ontarienne n’est pas la seule au Canada à comprendre le message. Également en décembre dernier, la British Columbia Utilities Commission a refusé un projet d’expansion de la puissance d’une valeur de 327 millions de dollars dans l’Okanagan, car selon elle, cette expansion n’était pas dans l’intérêt public; l’augmentation de la demande en gaz étant moins probable, puisque les politiques climatiques continuent de se multiplier. Fortis devra plutôt revenir et montrer qu’elle a envisagé des solutions de rechange d’ici juillet 2024. Pour montrer aux services publics gaziers qu’ils avaient la possibilité de reconcentrer leurs activités ailleurs, l’autorité de réglementation a approuvé un investissement record de 700 millions de dollars de Fortis pour aider les clients à réduire leur consommation d’énergie.

Une nouvelle approche des autorités de réglementation pour la transition énergétique? 

Les autorités de réglementation du secteur de l’énergie appellent leurs services publics à en faire davantage, en exigeant une meilleure gestion des risques, et plus de preuves que les infrastructures gazières seront utilisées et utiles à l’avenir. C’est leur travail de veiller à l’efficacité et à la gestion des dépenses des services publics pour que les clients ne paient pas trop.

Par exemple, la British Columbia Utility Commission a explicitement demandé à Fortis d’envisager la transition énergétique de manière plus proactive, alors qu’elle se dirige vers sa prochaine demande pluriannuelle des tarifs chargés au consommateur.  

La Commission de l’énergie de l’Ontario a fait un pas de plus dans cette approche en demandant à Enbridge de se concentrer davantage sur la surveillance, la réparation et le prolongement de la durée de vie de ses systèmes, pour que les projets de replacement ne soient mis en œuvre que lorsqu’il est absolument nécessaire de le faire. Elle a également envoyé des signaux à cet effet dans une décision antérieure visant le remplacement d’un pipeline à Ottawa. La mesure ultime de limitation des coûts consiste à continuer d’utiliser l’infrastructure déjà payée. 

Ces ondes de choc réglementaires vont-elles se multiplier ou mourir en 2024? Cela dépend largement du pouvoir que les autorités de réglementation indépendantes ont pour effectuer leur travail, particulièrement dans un contexte d’accélération de la transition vers l’énergie propre. Puisque n’importe quel nouveau pipeline déployé aujourd’hui continuera d’être payé dans les factures d’électricité aussi loin que jusqu’en 2064, il s’agit d’un enjeu urgent – notamment parce que cela touche à la fois les émissions et la croissance du coût actuel et futur de la vie. 

Kate Harland est cheffe de projet, Atténuation, à l’Institut climatique du Canada.

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