Crédit d'image: Lignes de transport d'électricité et éoliennes avec les montagnes Rocheuses en arrière-plan près de Pincher Creek, Alberta, le jeudi 6 juin 2024. THE CANADIAN PRESS/Jeff McIntosh

Une électricité abordable, fiable et abondante : la clé pour unir les différents réseaux occidentaux

Les conditions économiques et le contexte politique actuels favorisent l’intensification des échanges interprovinciaux d’électricité, mais il reste à concrétiser le tout.

Alors que les industries se préparent à prendre de l’expansion, le Canada, lui, est à court d’électricité. La demande industrielle monte en flèche, et les provinces sont sous pression pour stimuler l’offre sans faire grimper les tarifs. Parallèlement, avec la fin du régime commercial nord-américain (et mondial) actuel imposée par Trump, la sécurité économique s’est hissée au sommet des priorités des gouvernements du Canada.

La nécessité de « projets d’édification nationale » a attiré l’attention au pays, et les infrastructures électriques sont parmi les plus importants. À moyen terme, la construction de nouvelles lignes de transport électrique pourrait bien être une solution double pour la croissance et la décarbonisation.

D’ici là, les provinces canadiennes disposent d’une source d’électricité bon marché et accessible, mais sous-utilisée. En effet, les réseaux provinciaux sont reliés les uns aux autres par une série d’interconnexions qui échangent de l’électricité – dont le potentiel reste insuffisamment exploité, particulièrement entre les provinces de l’Ouest. 

L’amélioration des échanges interprovinciaux peut contribuer à l’abordabilité de l’électricité et renforcer l’approvisionnement, alors même que les provinces doivent accélérer leur croissance économique. Elle pourrait aussi fournir une énergie propre, fiable et rentable en quelques années seulement : il faut d’abord éliminer les obstacles structurels à la pleine exploitation des interconnexions pour accroître la capacité d’échange au moyen de nouvelles lignes de transport.

Le commerce interprovincial est une option logique

En renforçant l’efficacité du partage d’électricité entre les provinces, on améliore aussi l’abordabilité de l’énergie et la fiabilité du réseau. Certaines provinces, comme la Colombie-Britannique et le Manitoba, disposent d’une hydroélectricité flexible et peu polluante à profusion. En revanche, si l’Alberta et la Saskatchewan ont une abondance d’électricité éolienne et solaire abordable, elles en perdent souvent une grande partie lorsqu’elles ne peuvent pas la consommer ou la stocker rapidement. Les échanges interprovinciaux permettraient donc de compenser la variabilité des énergies renouvelables, de réduire le gaspillage et de diminuer les coûts globaux, ce qui se répercutera positivement sur les tarifs dans toutes les régions concernées. 

De plus, les interconnexions offrent une assurance essentielle en cas de pannes locales ou de phénomènes météorologiques extrêmes, comme on l’a vu en Alberta l’année dernière.

Les avantages globaux sont importants. L’étude régionale de 2018 de Ressources naturelles Canada décrit les projets d’interconnexion entre la Colombie-Britannique et l’Alberta et entre le Manitoba et la Saskatchewan comme avantageux pour tous, puisqu’ils permettraient de réduire coûts et émissions. Une analyse plus récente a aussi quantifié à environ 150 millions de dollars par année les économies nettes pour les consommateurs de la pleine utilisation de l’interconnexion actuelle entre la Colombie-Britannique et l’Alberta.

Les connexions actuelles sont loin d’être pleinement utilisées

Pourquoi donc les provinces n’utilisent-elles pas les raccordements existants à leur pleine capacité?

Pour aller de l’avant, il faut d’abord régler certains problèmes structurels et réglementaires sous-jacents, sans quoi les futures améliorations du réseau est-ouest risquent de sous-performer elles aussi. C’est d’ailleurs ce qui retient l’interconnexion entre la Colombie-Britannique et l’Alberta depuis près de 20 ans.

À ce jour, l’interconnexion entre la Colombie-Britannique et l’Alberta n’utilise qu’environ la moitié de sa capacité nominale de 1 200 MW. L’exploitant albertain restreint le courant entrant par mesure de précaution, afin d’assurer la fiabilité du réseau même en cas de problème avec l’interconnexion. Nous disposons toutefois depuis plus d’une décennie de solutions d’ingénierie relativement peu coûteuses par rapport à leurs avantages (et surtout par rapport à une nouvelle ligne de transport).

Depuis 2007, obligations et accords se multiplient pour tenter de ramener l’interconnexion à sa capacité construite. Trois premiers ministres consécutifs ont demandé sa restauration en Colombie-Britannique et, plus récemment, le gouvernement de l’Alberta a demandé à l’exploitant du réseau provincial (AESO) de déposer une demande de mise à niveau d’ici la fin de 2026.

La Colombie-Britannique et l’Alberta ne sont pas les seules à avoir des problèmes avec leur interconnexion. Plus à l’est, la Saskatchewan (par l’intermédiaire de la filiale commerciale de SaskPower) a déposé une plainte en 2023 auprès de la Régie de l’énergie du Canada, au sujet de l’interconnexion Manitoba-Saskatchewan de 350 MW. La province affirmait que les clients américains étaient alimentés en priorité en période d’approvisionnement limité. En avril 2025, le Manitoba a annulé des contrats avec les États-Unis et annoncé qu’il redirigerait plutôt ses excédents d’hydroélectricité vers la Saskatchewan, mettant fin à des années de frictions.

Lorsqu’on se penche davantage sur ces cas, on constate que la sous-utilisation de ces précieuses lignes est une question d’incitatifs conflictuels.

Les règles et les incitatifs actuels freinent les progrès du réseau électrique

Le fait de relier deux marchés voisins crée des gagnants et des perdants manifestes parmi les producteurs, même si les consommateurs des deux côtés de la frontière en bénéficient. C’est que, lorsqu’un raccordement réduit les coûts globaux de l’électricité, il se trouve à augmenter la concurrentialité des tarifs, ce qui nuit aux producteurs. Avec le marché exclusivement énergétique de l’Alberta, la viabilité financière des producteurs de gaz dépend fortement des tarifs de pointe. En effet, le gros de leur revenu provient des ventes en période de forte demande. Or, la Colombie-Britannique, avec son hydroélectricité flexible, peut moduler sa production de manière à offrir des tarifs de pointe concurrentiels aux consommateurs de l’Alberta.

La hausse des échanges d’électricité est-ouest pose aussi d’autres problèmes pour les centrales au gaz. Suncor, une société énergétique canadienne surtout connue pour l’exploitation des sables bitumineux, possède aussi des centrales de cogénération au gaz naturel qui alimentent le réseau de l’Alberta en électricité. Dans une plainte déposée l’an dernier auprès de l’autorité de réglementation des services publics de la province, elle a fait valoir que les producteurs locaux devaient maintenir une offre constante, tandis que les fournisseurs hors province pouvaient choisir de ne vendre que lorsque les prix sont élevés, ce qu’elle estime être un avantage injuste.

Néanmoins, certains producteurs albertains profitent de l’interconnexion, particulièrement les producteurs d’énergie renouvelable. Et leur profit risque d’augmenter avec la production d’énergie renouvelable en Alberta et la demande d’électricité en Colombie-Britannique.

Avec ses ressources éoliennes abondantes, son potentiel solaire supérieur, les coûts relativement bas de ses terrains et son marché libre, l’Alberta offre des tarifs d’énergie renouvelable parmi les plus faibles au pays. Toutefois, à l’heure actuelle, l’infrastructure de la province ne permet souvent pas aux producteurs éoliens et solaires de distribuer toute l’électricité disponible. En 2024, les producteurs d’énergie renouvelable albertains ont dû réduire ou arrêter leur production pendant environ 45 % des heures de l’année. En les reliant adéquatement au réseau de la Colombie-Britannique, on pourrait diversifier leurs options de vente et ainsi réduire le gaspillage d’énergie.

L’interconnexion entre la Colombie-Britannique et l’Alberta agit aussi comme redondance gratuite pour les producteurs d’énergie renouvelable et le réseau de l’Alberta. Les centrales hydroélectriques de la Colombie-Britannique sont un soutien naturel pour le réseau de l’Alberta, car elles en amortissent les fluctuations inattendues et les pannes. Sans l’interconnexion, l’exploitant du réseau ou les producteurs d’énergie renouvelable de l’Alberta auraient à débourser pour une redondance locale. La Colombie-Britannique se plaint donc de ne pas être rémunérée pour l’assurance qu’elle offre à sa voisine. D’autres endroits, comme le Royaume-Uni, structurent leurs marchés de façon à reconnaître et récompenser cette assurance.

Dans l’ensemble, les incitatifs actuels encouragent chaque province à gérer l’approvisionnement dans son propre intérêt, sans tenir compte des répercussions sur sa voisine. En l’absence d’un tiers, d’une planification commune ou d’une entente officielle, des décisions unilatérales dictent le résultat final. L’une des parties peut simplement choisir de réduire ses exportations, ou même de les rediriger ailleurs.

Le commerce nord-sud a eu priorité sur les échanges est-ouest

Les interconnexions provinciales doivent aussi rivaliser avec les interconnexions américaines nord-sud, plus importantes et plus profitables. Le commerce avec les États-Unis a toujours été attrayant : les provinces productrices d’hydroélectricité disposent de l’une des énergies les plus flexibles en Amérique du Nord et sont bien reliées à nos voisins du sud, ce qui favorise le commerce dans cette direction. Les ventes aux États-Unis profitent aux contribuables canadiens. Selon Manitoba Hydro, ses tarifs provinciaux augmenteraient de 20 % sans ces exportations. De même, les bénéfices de la filiale commerciale de BC Hydro, Powerex, sont reversés aux clients de la Colombie-Britannique; dans les cinq dernières années, celle-ci a généré 2,5 milliards de dollars nets, en majorité grâce au commerce avec les États-Unis.

L’attrait indéniable des ventes aux États-Unis a poussé les provinces à négliger les connexions est-ouest. C’est l’objet de la plainte déposée par la Saskatchewan en 2023 (arguant que le Manitoba avait priorisé les exportations américaines lors de cette année sèche).

Le marché américain est bien relié aux provinces canadiennes et demeurera un client important à long terme, mais pour l’instant, certaines choses doivent changer.

La coopération régionale fonctionne à l’étranger; elle peut fonctionner ici aussi

Comment les provinces peuvent-elles surmonter ces obstacles aux échanges interprovinciaux?

L’Australie et les États-Unis comptent sur des autorités de transport régionales neutres pour gérer la répartition et assurer l’exploitation efficace des lignes de transport interétatiques. En l’absence d’une telle autorité, le Canada a du travail à faire en matière de planification régionale, de coordination et d’incitation à un fonctionnement équitable des interconnexions. La Régie de l’énergie du Canada pourrait offrir un soutien et un arbitrage à cet égard.

D’autres endroits ont aussi trouvé des moyens de soutenir le commerce, même sans autorité transfrontalière. L’UE, par exemple, s’est fixé un objectif d’interconnexion d’au moins 15 % d’ici 2030 afin d’encourager les pays membres à relier leurs capacités de production. Les consommateurs européens économisent déjà environ 34 milliards d’euros par an grâce au commerce intérieur de l’électricité. Des accords contractuels solides entre différents marchés de l’électricité peuvent également être négociés. C’est notamment ce que font les États-Unis lorsque deux exploitants régionaux doivent collaborer.

L’Australie et l’Europe suivent le principe du « bénéficiaire-payeur » pour partager les coûts des mises à niveau et des nouvelles infrastructures : ceux qui en bénéficient le plus contribuent davantage. Lorsqu’un projet est d’intérêt européen, mais n’est pas financé par les prestations nationales, l’Union européenne paie une partie de la note. Au Canada, des parties neutres comme la Régie de l’énergie et le gouvernement fédéral pourraient jouer un rôle important dans l’établissement de processus de partage des coûts ou dans l’offre de soutien financier ciblé pour accélérer les mises à niveau.

Il est temps d’augmenter le commerce interprovincial de l’électricité

Le rétablissement de la capacité d’interconnexion entre la Colombie-Britannique et l’Alberta est une option rapide pour augmenter l’approvisionnement, réduire les tarifs et améliorer la fiabilité du réseau. Le problème deviendra de plus en plus pressant, avec la demande industrielle qui continue d’augmenter et les nouvelles lignes longue distance qui ne seront pas en service avant 2030. 

Les conditions économiques et le contexte politique actuels favorisent l’intensification des échanges interprovinciaux d’électricité, mais il reste à concrétiser le tout. Il s’agira notamment d’harmoniser les incitatifs et de conclure des ententes interréseaux et intergouvernementales. La planification et la coordination des interconnexions doivent s’amplifier si l’on espère améliorer le réseau actuel et préparer le terrain pour les lignes est-ouest de demain.

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