Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones, une série de rapports de recherche sur le climat menée par des Autochtones produite en coopération avec le Centre for Indigenous Environmental Resources.
« Traitez les autres comme vous aimeriez qu’ils vous traitent »; voilà un principe moral commun à de nombreuses cultures du monde entier, et les communautés autochtones des régions éloignées de la côte ouest du Canada n’y font pas exception. Dans un enregistrement du début des années 1990, Caroline Little, une aînée ahousahte aujourd’hui décédée, raconte dans sa langue une histoire invoquant le même principe. Arrivée à la morale de l’histoire, elle dit « ʔuyaasiłaƛ n̓aas »(eh-yah-sith-akth nâs), c’est-à-dire « il est arrivé quelque chose au climat ».
Le personnage principal de son récit est justement le climat, qui utilise sa force, sa puissance, pour faire respecter un enseignement important : le respect dû à autrui. L’histoire se raconte bien mieux dans sa langue, le Nuu-chah-nulth (niou-chah-noulth) qui – contrairement à l’anglais ou au français – ne permet pas de séparer la communauté de l’environnement et de la nature; dans cette langue, ces concepts primordiaux sont interconnectés. Comparativement aux racines anciennes de la langue de Caroline, les changements climatiques sont un concept relativement récent qui fait son chemin dans les langues du monde entier, mais qui n’a pas encore d’équivalent exact en Nuu-chah-nulth. Mais à travers le prisme du langage et de récits comme celui de Caroline, nous pouvons mieux comprendre les changements climatiques et la façon d’y réagir, dans le cadre des principes moraux et des enseignements vivants d’une gérance efficace de l’environnement, dans le but de vivre en meilleure communion avec notre planète.
Devant la menace des changements climatiques, les connaissances et pratiques de gérance environnementale autochtones sont essentielles à la gestion des ressources naturelles et à l’aménagement du territoire. Au Canada, les ministères chargés de cet aménagement adoptent graduellement des politiques visant une étroite collaboration avec les communautés autochtones, reconnaissant ainsi l’apport de leur gérance des terres et des eaux, depuis des temps immémoriaux, à la gestion des ressources naturelles et au développement économique durables (Alangui et coll., 2018). Par ailleurs, les communautés autochtones reconnaissent de plus en plus les avantages et le potentiel des processus de planification, qu’ils soient menés de façon indépendante ou en collaboration. Un aménagement des territoires autochtones respectueux des protocoles et lois autochtones favorise le bien-être de la collectivité comme des écosystèmes. En prévoyant l’intégration de connaissances et d’éléments culturels autochtones dans les décisions, la planification peut ainsi devenir un outil de développement durable, de protection de l’environnement, d’atténuation des répercussions climatiques et d’adaptation au climat.
Pour que les connaissances autochtones soient appliquées adéquatement tout au long des processus de planification, les communautés autochtones doivent soit diriger cette planification, soit y être partenaires à part entière s’il s’agit de projets provinciaux, fédéraux ou municipaux.
L’emploi des langues autochtones, et notamment de leurs toponymes, est une dimension importante de la gérance environnementale qui peut se révéler sous la direction d’Autochtones.
Il faudrait aussi donner un rôle central aux langues et aux connaissances autochtones dans la lutte contre les changements climatiques. Ce sont des savoirs précieux qui viennent de la vie dans la nature, de la communion avec cette nature, et de la compréhension des systèmes complexes et des changements graduels qui se manifestent au fil du temps. Souvent, et c’est particulièrement vrai pour les Autochtones du Canada, ces connaissances sont communiquées par la langue et l’histoire orale, et il est très difficile d’en véhiculer la vraie valeur dans une autre langue. Pour les communautés autochtones, la langue porte la culture, les enseignements, la loi, la gouvernance, et le lien avec le territoire. La langue est au cœur de la gérance environnementale. La plupart des langues autochtones du Canada étant menacées d’extinction, il nous faut les reconnaître et les protéger pour pouvoir en tirer les savoirs qui nous permettront de contrer les changements climatiques (Krupnik et coll., 2018).
Parmi les 34 langues autochtones de la Colombie-Britannique (First Peoples’ Cultural Council, 2018), nombreuses sont celles qui comportent des mots ou des expressions allant dans le même sens que hišuukiš cawak (hish-ouk-ish tsah-wok), qui signifie « tout est uni et interrelié » en Nuu-chah-nulth (nou-chah-noulth), une langue de la côte ouest de l’île de Vancouver. Cet enseignement important, porté par de nombreuses communautés de différentes régions, renvoie au lien profond des communautés autochtones avec les terres et la biodiversité. Il souligne le devoir de chacun, et la nécessité, de préserver, de respecter et de protéger ses relations et sa communauté.
Guidée par la langue et l’enseignement hišuukiš cawak, qui est au cœur de la gérance environnementale, notre étude de cas explore la démarche communautaire de la Première Nation Ahousaht pour dégager une vision de l’utilisation du territoire. Cette vision démontre comment l’intégration des toponymes autochtones dans les processus de planification peut fournir des détails écologiques et culturels essentiels pour éclairer les politiques et les systèmes de gestion et pour mieux comprendre les répercussions des changements climatiques.
Aménagement du territoire autochtone en Colombie-Britannique
Les communautés autochtones de Colombie-Britannique pratiquent la gérance et l’exploitation durable des ressources naturelles depuis des temps immémoriaux (New Relationship Trust, 2019). Bien sûr, cette gérance ne passait pas à l’origine par les processus d’aménagement du territoire comme nous les voyons aujourd’hui. Elle résultait plutôt d’un lien profond et respectueux avec la terre et l’eau, et d’une compréhension inhérente de l’utilisation responsable des ressources. Par contraste, l’aménagement du territoire autochtone comme nous l’observons aujourd’hui dans la province se fait en réaction à l’envahissement et à l’affectation des terres par des systèmes coloniaux, et à l’utilisation et à la gestion des territoires et plans d’eau par les autorités fédérales, provinciales et allochtones. Les droits de propriété, les aménagements et les divisions appliqués par ces administrations ont mis en péril les pratiques de gérance environnementale des communautés autochtones, encadrées par le droit et la gouvernance. Forcées de réagir pour conserver la gérance de leur territoire – que ce soit par le partenariat, la conciliation ou même la confrontation –, ces communautés autochtones ont dû mener leur lutte jusque dans les processus officiels d’utilisation du territoire et faire appel à des techniques d’aménagement modernes reconnues par les gouvernements et acteurs externes.
Aujourd’hui, l’aménagement du territoire peut prendre plusieurs formes pour les communautés autochtones. Il peut par exemple se négocier de gouvernement à gouvernement, comme dans le programme modernisé d’aménagement du territoire de la Colombie-Britannique (gouvernement de la Colombie-Britannique, 2022b), ou être planifié de façon autonome par la communauté. Dans le cas de la Première Nation Ahousaht, l’aménagement du territoire a été planifié en partenariat avec les organisations non gouvernementales et autres intervenants externes. La vision de l’utilisation du territoire ahousaht a été produite dans la communauté, sans l’intervention de l’État, grâce au soutien et aux outils techniques et financiers d’une organisation externe de protection de l’environnement (Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, 2017).
La Première Nation Ahousaht, sur laquelle se penche la présente étude de cas, a appelé sa démarche vision de l’utilisation du territoire pour montrer clairement qu’il s’agit d’un document de travail conforme aux lois et aux protocoles de gouvernance ahousahts, et qu’elle sera revue et corrigée au besoin.
Cette nation de la côte ouest de l’île de Vancouver se soucie particulièrement de se donner la souplesse nécessaire pour faire des ajustements dans l’utilisation du territoire afin de servir la collectivité et le territoire le plus efficacement possible au fil des générations.
Changements climatiques et aménagement du territoire
La Colombie-Britannique fait déjà brutalement les frais des changements climatiques : inondations majeures, éprouvants feux incontrôlés et changements météorologiques radicaux qui entraînent chaque année des températures et des précipitations record. Les risques sont particulièrement élevés pour les communautés rurales et autochtones; dans la province côtière, nombre d’entre elles ont subi de terribles ravages – destructions massives, déplacements forcés de population –, et la menace de dommages supplémentaires ne fait qu’augmenter. Ces communautés sont particulièrement vulnérables à cause de leur emplacement (sur la côte ou en milieu rural), de leurs réalités socioéconomiques et de du manque d’assistance technique. Beaucoup n’ont pas non plus la capacité de mettre au point et d’appliquer des stratégies robustes d’atténuation, d’adaptation et de croissance propre (Whitney et Ban, 2019). Comme les petites nations insulaires du monde entier qui sont aux premières lignes des urgences climatiques (Climate Refugees, 2022), de nombreuses communautés côtières de la Colombie-Britannique appellent haut et fort à une action mondiale concertée pour éviter de nouveaux désastres. Certains sont d’avis qu’à défaut de mesures immédiates et substantielles, on observera bientôt un afflux de personnes fuyant des terres rendues inhabitables par des changements ou des dangers climatiques (Donatuto et coll., 2014).
La hausse du niveau de la mer, le débordement des rivières et les autres changements à l’échelle topographique ne sont pas le seul problème : ils se combinent à l’insécurité alimentaire qui résulte de l’altération des systèmes alimentaires par les phénomènes météorologiques extrêmes et la hausse des températures atmosphériques et océaniques (Marushka et coll., 2019). Les océans se font moins productifs, les plantes et animaux servant aux activités culturelles et de subsistance se raréfient, et les réserves d’eau douce sont réduites ou contaminées. Les économies locales souffrent, et les recettes de la récolte commerciale et du tourisme s’amenuisent par manque d’infrastructures adéquates et à cause de la dégradation du milieu naturel. Bien que graduels, ces effets sont importants, répandus et cumulatifs, et doivent être contrés par une gestion des ressources naturelles et un aménagement du territoire envisagés dans une perspective autochtone, perspective qui s’est révélée durable pendant des milliers d’années.
Vision de l’utilisation du territoire de la Première Nation Ahousaht
Cette étude de cas porte sur la vision de l’utilisation du territoire élaborée par la Première Nation Ahousaht, qui vit sur la côte ouest de l’île de Vancouver, à environ 40 minutes de bateau au nord de la populaire ville touristique de Tofino. Les territoires ahousahts couvrent plus de 170 000 hectares, de l’île Meares, près du port de Tofino, à Hisnit, près du havre Hesquiat, et englobent de grands pans de l’île de Vancouver, y compris une partie de ce qu’on appelle le parc provincial Strathcona. Ces territoires comprennent des forêts pluviales tempérées, d’innombrables îles, de nombreuses côtes, et des chaînes de montagnes riches en habitats et en biodiversité. On les connaît dans le monde entier pour leur beauté et leur abondance, et en tant que réserve de la biosphère de l’UNESCO (UNESCO, 2018).
La Première Nation Ahousaht, comme on l’appelle aujourd’hui, était d’abord composée de six nations distinctes qui se sont regroupées à la suite de guerres. Ce qui est aujourd’hui le principal village Ahousaht, Maaqtusiis (mâk-tou-sise) appartenait autrefois au peuple Uutsuutsaht(outs-outs-sât). La structure de gouvernance de la nation Ahousaht est composée de trois maisons; chacune est dirigée par un chef héréditaire, le hawił (hah-with), et a un rôle et des responsabilités distincts dans la communauté. Dans les années 1950, le gouvernement fédéral lui a imposé, en application de la Loi sur les Indiens, une structure de gouvernance avec chef et conseil. Il cherchait ainsi à remplacer la structure héréditaire par un système électoral, le premier chef et le premier conseil ahousahts ayant cependant été nommés par les chefs héréditaires plutôt qu’élus.
Aujourd’hui, les deux modes de gouvernance – héréditaire et électorale – persistent, bien que les chefs héréditaires ne nomment plus le chef et le conseil. Les élections sont maintenant tenues par la communauté, et le chef et le conseil élus dans le cadre de ce système de gouvernance colonial ont été habilités par l’État, en vertu de la Loi sur les Indiens, à agir au nom de la communauté. Cette approbation et cette influence extérieures sont un exemple de la façon dont les systèmes coloniaux minent la gouvernance culturelle depuis le premier contact, et empêchent souvent les communautés autochtones de conserver leurs pratiques de gérance des terres et des eaux.
Dans une tentative pour rétablir leur gérance environnementale et appliquer le droit et la gouvernance ahousahts à la gestion des ressources naturelles, les hawiiḥ (hah-way-ah)[1] ahousahts ont créé en 2012 la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society. Cette dernière s’occupe de toutes les questions de gestion des ressources et de développement économique pour l’ensemble des territoires ahousahts en vertu des quatre principes directeurs que sont iisʔaḱstaƛ (ii-sock-stockth) – le respect de l’autre, haaḥuupstaƛ (ha-hope-stockth) – l’enseignement réciproque, yaʔakstaƛ (ya-uck-stockth) – la bienveillance, et huupiił’aƛ (whou-pith-ahkth) –la coopération.
En 2016, sous la gouverne de la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, les hawiiḥ ont entrepris d’élaborer une vision de l’utilisation du territoire par des séances communautaires intensives invitant les Ahousahts de leurs territoires et des centres urbains où ils sont relativement nombreux. Les membres de la communauté ont été appelés à contribuer à des cartes pour illustrer leurs idées sur les mesures de conservation et les aménagements à prévoir sur les territoires et sur les secteurs à préserver à cause de leur importance culturelle. Ce processus a donné lieu à sept désignations distinctes définissant les activités permises et interdites dans différents secteurs. Les désignations les plus propices à un développement intensif sont les aires de gestion forestière et les aires de développement communautaire, qui totalisent pratiquement 18 % du territoire. Quant aux désignations plus alignées sur des mesures de conservation, elles couvrent le reste des territoires ahousahts (82 %); ce sont les aires de santé des bassins versants, les aires culturelles et naturelles, les aires de gestion des côtes et des îles, et les baies de récolte marine.
Le processus de planification et d’attribution de désignations pour l’utilisation du territoire a vu réitérer encore et encore l’importance d’inclure les toponymes ahousahts. Ceux-ci peuvent révéler et permettre d’appliquer une connaissance approfondie de l’évolution du paysage, d’où l’importance de veiller à ce que ces noms autochtones soient reconnus et intégrés dans les enjeux touchant les terres et les plans d’eau.
Par rapport aux noms coloniaux utilisés de nos jours, les toponymes ahousahts reflètent une relation différente avec la terre et l’eau. Plutôt que de s’appliquer à de vastes secteurs, ils désignent des endroits plus restreints. Ils sont parfois circonstanciels – renvoyant à une personne ou à une situation unique – et parfois relatifs à un service écosystémique, à la biodiversité ou à l’importance culturelle du site, comme le montre une analyse approfondie de leur origine.
La volonté d’intégrer les connaissances portées par les toponymes dans la vision ahousahte de l’utilisation du territoire, de même que les toponymes eux-mêmes, vient principalement des membres et des aînés de la communauté qui ont participé aux séances de planification. Dans ses travaux, la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society s’est également appuyée sur une ressource qui s’est avérée très utile, un projet de recherche publié dans les années 1990 par la forestière canadienne MacMillan Bloedel; il comprend des entrevues avec des aînés qui répertorient plus de 900 toponymes ahousahts et tlaoquiahts (Bouchard et Kennedy, 1990). En décrivant chaque endroit, les aînés ahousahts transmettent leurs connaissances sur son nom, de même que leur expérience des changements écologiques causés par la colonisation ou la perturbation du climat. On y fait par exemple référence à l’abandon d’aires de fraie où le poisson abondait autrefois, ou à la disparition de toute trace des habitations saisonnières qui se dressaient autrefois à un endroit. De tels indicateurs et savoirs historiques peuvent alimenter en renseignements vitaux le processus d’aménagement du territoire, par exemple en aidant à déterminer où concentrer les efforts de rétablissement du saumon, à établir les zones idéales de développement résidentiel ou de nouveaux lotissements, ou à définir les secteurs nécessitant des mesures de conservation accrues.
Connaissances autochtones pour l’action climatique en aménagement du territoire
Historiquement, les villages ahousahts étaient situés près des aires de cueillette de subsistance, et de nombreux toponymes désignés comme aires de développement communautaire traduisent ce fait. T̓iikwuwis (tiik-wou-wis) désigne une plage où récolter des racines, ʕisaqnit (aïs-âk-nit) un endroit où l’on trouve des oignons sauvages, et mukʷnit (mou-kwin-it) un endroit où les chevreuils se nourrissent de fougères. Les noms révèlent les caractéristiques uniques qui rendaient chacun de ces sites accueillants pour les Ahousahts avant l’arrivée des colons – des connaissances essentielles au bien-être d’une communauté qui dépend lourdement d’une récolte écologiquement durable.
La vision de l’utilisation du territoire définie par les Ahousahts à l’issue de leur démarche désigne des aires de développement communautaire constituant de potentielles zones résidentielles en dehors de Maaqtusiis. La population ahousahte, déjà importante, continue de s’accroître; il faudra donc ajouter des infrastructures à Maaqtusiis et dans d’autres secteurs du territoire. Les hawiiḥ ahousahts souhaitent que tous ceux et celles de leur peuple qui veulent vivre et travailler dans les territoires puissent le faire. Ils espèrent créer de l’espace à cette fin par la gérance environnementale, le développement durable, la diversification de l’économie et des emplois.
Les toponymes peuvent également orienter la planification en révélant les caractéristiques du paysage pouvant avoir des répercussions sur les infrastructures. Pensons à ʕaʔukʷnak(aï-ah-ou-kwin-âk), par exemple, une communauté adjacente à Maaqtusiis,où l’on a fait des aménagementspour accueillir de nouvelles résidences. ʕaʔukʷnak signifie « possède un lac »; on dit que ce lac abritait autrefois une variété particulière de saumon rouge, lorsque les Uutsuutsahts habitaient la région. Le lac s’écoulait dans la baie, sur la côte; mais au début des années 1900, lorsque les missionnaires sont arrivés à Maaqtusiis pour construire un pensionnat, ils ont rempli le lac pour en faire un champ. Lorsque la nature a repris ses droits, l’eau est revenue en partie, créant une tourbière haute où poussent maintenant des canneberges que récolte la communauté.
Le territoire ahousaht est particulièrement vulnérable à la montée des eaux et au réchauffement de l’air et de l’océan. Dans leur vision de l’utilisation du territoire, les Ahousahts ont désigné des aires de gestion des côtes, qui comprennent de larges portions de la côte sur tout le territoire. Cette désignation permet le maintien de zones de conservation pour la récolte d’aliments, les activités culturelles et le transport, même lorsque ces secteurs sont voisins d’autres désignations où la vision permet des activités de développement plus intensives.
Ces zones côtières comprennent des secteurs d’importance culturelle, historique, économique et sociale considérable pour la communauté ahousahte. Par exemple, Numaḥt̓aʔa (nou-mah-ta-ah), la « crique interdite », est un endroit où des événements historiques se sont produits, comme le rapporte l’histoire orale. L’importance du lieu pour la communauté ahousahte a mené à sa désignation comme aire de gestion des côtes, pour garantir le respect et la protection de son histoire et de ses enseignements.
De nombreux toponymes font également référence aux aliments que les Ahousahts peuvent ou pouvaient y récolter. On peut penser à Huʔuł (hou-oulth), par exemple, qui signifie « là où dormaient les cormorans » et désigne une île où l’on chassait cet oiseau. Tout près se trouve Qʷinqiit (kwin-kiit), un endroit où se reposaient les goélands et où l’on ramassait leurs œufs. Ces précieux secteurs côtiers pourraient être les premiers à souffrir de la montée des eaux et du réchauffement des océans, ce qui nuira aux sites de nidification et à l’alimentation de chaînons essentiels à l’écosystème holistique de la communauté. La riche biodiversité de la région n’est pas seulement source de vivres pour le peuple ahousaht; elle fait également partie intégrante des enseignements culturels hišuukiš cawak, mettant en lumière la responsabilité qu’ont ceux qui vivent en relation avec ce territoire de le protéger.
Non seulement l’intégration des toponymes dans sa vision de l’utilisation du territoire a-t-elle aidé le peuple ahousaht à reconnaître les mesures à prendre pour se préparer et s’adapter aux changements climatiques, mais elle a aussi été révélatrice pour les partenaires non gouvernementaux, les gouvernements de la Couronne et les parties prenantes. Dans les territoires ahousahts, les toponymes rappellent l’abondance des ressources qu’offrent au peuple ahousaht leurs côtes délicatement découpées, leurs riches forêts et leurs vastes aires marines pour la subsistance, la culture, les déplacements, la biodiversité et les services écosystémiques.
La baie de ƛakišus (clock-ish-os), protégée par une désignation d’aire culturelle et naturelle, est un exemple de cette abondance. Son nom évoque la présence de baleines grises migratrices qui se frottaient sur la plage pour se débarrasser des anatifes et des parasites. Cette exfoliation est un service écosystémique essentiel aux baleines, iiḥtuup (ii-hah-toup), ce qui met en lumière l’intention de protection et de préservation qui sous-tend une désignation visant la conservation du territoire à cet endroit. Maqy̓aaqw̓aqƛił (mâk-yâk-walk-klith), une caverne sur le chenal Millar du côté est de l’île Flores, a également reçu la désignation d’aire culturelle et naturelle; elle représente un site culturel important pour les Ahousahts. Son nom, qui signifie « corps dans une caverne » désigne en effet un ancien lieu de sépulture, accessible uniquement lorsque la marée atteint certains niveaux.
Les toponymes communiquent également des faits historiques et des enseignements, comme sur les plages de Katkuwiis (kut-kou-is), situées dans le célèbre corridor écotouristique du sentier Wild Side. Chaque année, des centaines de visiteurs traversent le village et arpentent les plages, contribuant à l’économie de la collectivité. Cette section du sentier, aujourd’hui appelé White Sands Beach, est populaire auprès des campeurs; c’est cependant aussi le lieu d’une terrible bataille qui a opposé pendant 14 ans, au début des années 1800, les Ahousahts et les Uutsuutsahts(Sam, 1997). À l’issue de cette bataille, les Ahousahts ont pris le contrôle du territoire uutsuutsahtet fusionné les deux nations. Avec le risque de hausse du niveau de la mer, ce secteur – repère historique de la fusion dont découle la gouvernance actuelle des territoires, destination touristique importante et catalyseur d’une économie durable – pourrait disparaître sous l’eau.
En plus de rappeler ce qui a été perdu, les toponymes peuvent pointer vers de nouvelles possibilités. Le toponymeCuuxʷnitapi (tsou-kwin-it-app-eh), qui signifie « saut du saumon coho », désigne un secteur de la côte de la baie Bedwell, à l’embouchure de la rivière Bedwell. Un aîné interviewé par Bouchard et Kennedy (1990) a expliqué qu’il n’avait jamais vu de saumon coho à cet endroit, mais qu’on savait qu’il y en avait déjà eu. Les connaissances historiques sur l’endroit ont aidé à mettre au point des projets de rétablissement du saumon au cours des dernières décennies, et permis de lancer d’autres initiatives de protection du saumon.
Le programme Ahousaht Stewardship Guardian, qui relève de la Maaqutusiis Hahoulthee Stewardship Society, est chargé de gérer les territoires sous la direction des hawiiḥ; pendant la vague de chaleur de 2021, ses membres ont même pris des mesures exceptionnelles pour déplacer de jeunes saumons coho de bassins peu profonds où la température montait dangereusement vers des zones plus profondes de la rivière Bedwell (Wood, 2021). Le programme applique le savoir transmis par les toponymes aux mesures de gérance culturelle sur le terrain, de même qu’à l’observation des effets des changements climatiques sur les terres et les plans d’eau
De nombreuses communautés autochtones de l’ensemble de la Colombie-Britannique ont des programmes de gérance semblables, et assurent une présence continue sur leurs territoires respectifs. Ces programmes sont essentiels à l’aménagement des territoires autochtones; ils sont également à l’avant-scène de la collecte de données et d’observations sur les répercussions des changements climatiques sur le paysage.
Conclusion
Au Canada comme dans le reste du monde, la protection et la revitalisation des langues et des connaissances basées sur le territoire sont nécessaires à l’aménagement de celui-ci et à la gestion des ressources naturelles. La vision qu’ont les Ahousahts de l’utilisation du territoire souligne l’importance de reconnaître les connaissances culturelles et territoriales que communiquent les toponymes autochtones pour orienter la gestion des ressources naturelles et l’action climatique dans une perspective autochtone. Investir dans la capacité et les programmes de gérance permet de créer, au sein des communautés autochtones, des carrefours de données où faire le recoupement entre les connaissances culturelles (toponymes et autres) et les caractéristiques et changements écologiques et écosystémiques.
De nombreuses communautés autochtones de tout le pays ont déjà lancé de telles initiatives, en dépit du manque de soutien des gouvernements de la Couronne à ces programmes. Malheureusement, étant donné l’immensité du pays et la complexité du travail de collecte et de stockage des données, les programmes de gérance ne reçoivent pas encore la même attention que ceux des établissements universitaires ou de recherche. La collecte et l’analyse des données culturelles et environnementales sont pourtant essentielles au rétablissement des écosystèmes et à la bonne gouvernance des communautés – autochtones et allochtones – dans l’ensemble du Canada, et chaque collectivité devrait être encouragée et soutenue dans la conduite de ce travail vital pour la santé et le bien-être à long terme.
Les gouvernements provinciaux et fédéral devraient également soutenir davantage – notamment financièrement – les communautés autochtones dans les activités de recherche et de consignation nécessaires pour documenter les toponymes et mettre en œuvre les changements, officiels ou non, sur leur territoire. L’officialisation des changements et l’adoption des noms ainsi que leur inscription dans la loi favoriseraient l’éducation et la résilience culturelle. Les efforts d’intégration des toponymes autochtones peuvent être appuyés par les ministères provinciaux ou fédéraux actuellement responsables des changements aux toponymes, officiels ou non : Ressources naturelles Canada (RNCan, 2022) et le ministère des Forêts, des Terres, de l’Exploitation des ressources naturelles et du Développement rural de la Colombie-Britannique (gouvernement de la Colombie-Britannique, 2022a). En simplifiant et en harmonisant le processus permettant aux collectivités autochtones de rétablir leurs toponymes, officiellement ou non, on favoriserait la sensibilisation aux risques climatiques et aux solutions d’adaptation, tout en soutenant la revitalisation de la langue, la réconciliation et la collecte de connaissances autochtones.
L’actualisation des politiques sur les répercussions environnementales, sociales, économiques et culturelles des décisions sur les terres prises à l’échelle provinciale et nationale donnerait aux communautés autochtones l’occasion de mettre en application les renseignements écologiques et culturels critiques que renferment les toponymes et les connaissances autochtones. La prise en compte des connaissances et des perspectives autochtones dès le début des processus d’aménagement du territoire est essentielle; elle peut favoriser l’établissement des connaissances culturelles et écologiques autochtones comme points de référence et orienter les décisions vers les pratiques de gérance des terres et des eaux qu’appliquent avec soin par les communautés autochtones depuis de nombreuses générations.
Même si la renaissance et l’officialisation des toponymes autochtones ne peuvent à elles seules résoudre les problèmes causés par les changements climatiques, ces toponymes peuvent servir d’outils aux populations locales et aux visiteurs pour observer et comprendre les répercussions des changements climatiques dans un endroit donné, en tirant parti de l’expérience des générations qui ont appliqué les principes de hišuukiš cawak et vécu en communion avec leur environnement.
[1]Hawiiḥ est le pluriel de hawił, chef héréditaire.
Références
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