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Deux questions à creuser sur le projet d’exploitation de sables bitumineux Frontier

Alors que la décision du gouvernement fédéral sur le projet de mine de sables bitumineux Frontier se fait attendre, les esprits s’échauffent, principalement autour d’une grande question : serait-il avisé de l’approuver?

Il y a de nombreux éléments à considérer pour juger de la valeur du projet, comme les droits des Autochtones, les retombées économiques attendues et les conséquences environnementales. Mais au milieu de ce débat polarisé sur fond de tensions régionales, deux grandes questions au sujet de la carboneutralité demeurent sans réponse.

Pourquoi les grandes orientations passent-elles par les décisions sur des projets?

Le gouvernement fédéral a annoncé récemment qu’il visait la carboneutralité du pays d’ici 2050. Or aujourd’hui, le cabinet peine à déterminer si le projet de Teck est cohérent avec cet objectif, entre autres considérations.

Le Canada peut-il donner le feu vert au projet Frontier de Teck sans trahir ses engagements? Voilà qui est difficile à savoir. De fait, l’objectif de carboneutralité d’ici 2050 demande un resserrement des politiques et de la réglementation à tous les niveaux de l’administration, mais tant que ce ne sera pas fait, ce sont les décisions d’aller de l’avant avec des projets dont le bilan d’émissions sera élevé qui constitueront les orientations gouvernementales.

Autant dire qu’on fait tout dans le désordre. Il devrait être possible de savoir, et ce, dès le début d’un projet, les critères d’acceptabilité au regard des objectifs du Canada, que ce soit par un cadre réglementaire avec force exécutoire, des politiques rigoureuses sous-tendant une stratégie climatique à long terme ou, mieux encore, une combinaison des deux, qui indiqueraient les considérations, les attentes et les exigences pour chacune des parties.

Le gouvernement fédéral souhaite remédier à la situation en adoptant une nouvelle évaluation stratégique des changements climatiques, élément du dernier système d’évaluation des impacts. Mais parce qu’elle n’est pas encore achevée, il est impossible de l’appliquer au projet de Teck.

Bien que Teck ait annoncé son intention d’atteindre la carboneutralité en 2050, ce n’est pas suffisant pour résoudre le dilemme du cabinet. Ce qui nous amène à notre deuxième question.

Si Teck vise la carboneutralité, quel est le problème?

L’engagement qu’a pris Teck ne vient avec aucune obligation légale et il concerne ses activités globales, pas uniquement le projet qui nous intéresse. Supposons tout de même que cet engagement pourrait avoir force exécutoire et être ramené à l’échelle du projet comme condition à l’approbation.

S’il ne fait aucun doute que Teck pourrait trouver des moyens de réduire les émissions du projet, il n’est guère probable qu’elles puissent être éliminées totalement. Pour atteindre la carboneutralité, il faudrait donc compenser les émissions inévitables. (Notons ici que Teck n’a pas donné de précisions sur les moyens qu’elle compte prendre pour atteindre sa cible outre l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’utilisation d’énergie propre.) Teck pourrait donc soit acheter des compensations carbone pour des projets de reforestation ou des crédits internationaux du système de la CCNUCC (qui n’a pas encore été défini), soit recourir aux technologies naissantes d’élimination du dioxyde de carbone, comme la capture directe.

Un recours aux mécanismes de compensation ne serait toutefois pas sans conséquence pour d’autres pans de l’économie. Les possibilités de compensation seraient rares dans un monde carboneutre, et les terres propices à la reforestation ne sont pas infinies. L’offre de crédits internationaux (si le système est mis en place et s’il est reconnu comme une façon légitime pour les pays d’atteindre leurs cibles climatiques) dépendra du nombre de projets qui les produiront. Et si les technologies d’élimination du dioxyde de carbone ne sont pas subordonnées à ces limites (du moins en théorie), on ne sait pas encore si elles seront réellement utiles à long terme et utilisables à grande échelle.

Notons également que la demande pour ces compensations ira croissante. Si Teck opte pour cette stratégie, ce ne sera probablement pas sans un coût d’opportunité considérable : les crédits de compensation pourraient en venir à manquer pour d’autres promoteurs, ou à tout le moins voir leur prix augmenter. L’achat de compensations sera vraisemblablement inévitable pour l’atteinte de la carboneutralité dans les secteurs de la production de matériaux essentiels, comme le ciment et l’acier, et du transport longue distance, notamment du côté de l’expédition et de l’aviation. Or si Teck en demande un grand nombre, ces secteurs, parmi d’autres, en subiront les conséquences.

Au vu de ces implications, l’éventualité que des projets comme la mine Frontier de Teck s’approprient des crédits compensatoires déjà trop rares soulève des questions d’orientation politique. Les compensations devraient-elles être réservées à certains secteurs ou types d’activités? Les gouvernements devraient-ils avoir leur mot à dire, ou vaudrait-il mieux laisser libre cours au marché? Qu’en est-il du fait que l’engagement de Teck (contrairement à certaines sociétés) ne vise que les émissions générées par la production?

Au-delà du projet

Ces considérations, parmi d’autres, pèseront sans aucun doute dans la décision du cabinet sur le projet Frontier. Toutefois, ce n’est pas en évaluant au cas par cas des dossiers pouvant avoir de lourdes conséquences à long terme que le Canada devrait décider de son orientation en matière de lutte contre les changements climatiques.

Le premier ministre albertain, Jason Kenney, n’a pas tort de dire que les décisions ne devraient pas reposer sur des règles changeantes et invisibles. Il fait consensus que la décision du cabinet devrait être guidée par des lignes directrices claires et connues à l’avance.

Il ne sera toutefois pas facile de définir des lignes directrices efficaces entourant la carboneutralité. Les orientations relatives à l’objectif de 2030, plus modeste, ont été fixées avec le plus grand soin – et il reste encore du chemin à parcourir. En établir pour une cible de réduction des émissions beaucoup plus ambitieuse et à plus long terme n’en sera que plus ardu. Et bien que ce soit plus facile à dire qu’à faire, il est tout de même possible d’agir.

Il faudrait tout d’abord intégrer cette vision globale dans le processus décisionnel, puis évaluer la compatibilité des projets avec les cibles climatiques du Canada au moyen d’études d’impact normalisées. De façon plus générale, le Canada devrait se doter d’un processus crédible et inclusif pour traduire ses objectifs à long terme dans des stratégies à court terme, lequel inclurait des recommandations d’experts indépendants, des cibles de réduction intermédiaires et une publication régulière et transparente des progrès.

Un tel processus viendrait jeter des bases plus constructives pour les débats comme celui autour du projet Frontier – débats qui couvrent déjà beaucoup plus que la décision relative à un projet donné.

Tous ceux qui ont un intérêt dans les orientations climatiques et énergétiques du Canada – même s’ils ne partagent pas la même vision – gagneraient à mieux comprendre comment les décisions prises par le gouvernement au cas par cas aujourd’hui pourraient compromettre la capacité du pays à atteindre ses cibles de réduction des émissions et à bâtir un avenir certain, prospère et résilient.


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