La responsabilisation climatique dans le contexte canadien

Les décideurs canadiens peuvent tirer des leçons et des pratiques exemplaires de l’expérience des autres États (voir la section 2) dans l’élaboration de leur propre cadre de responsabilisation climatique. Mais les pratiques exemplaires doivent être adaptées au contexte canadien, et refléter les problèmes et les possibilités qui lui sont propres dans l’application des cadres de responsabilisation climatique.

Les provinces, les territoires, le gouvernement fédéral, les municipalités et les collectivités autochtones ainsi que les différentes réalités et la division des pouvoirs entre-eux ajoutent notamment à la complexité de la conception d’un cadre de responsabilisation climatique au Canada.’a. Soulignons également qu’un tel cadre devrait nécessairement reconnaître les droits inhérents des peuples autochtones, conformément à l’article 35 de la Constitution canadienne, et refléter les principes de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dont le Canada est signataire.

La présente section analyse les défis et les possibilités qui se présentent au Canada et expose trois questions essentielles pour déterminer la façon dont la responsabilisation climatique pourrait fonctionner dans le contexte de la fédération canadienne.

Défis et possibilités propres au Canada

Plusieurs facteurs caractérisent le contexte canadien. Soulignons d’abord que pour aligner la trajectoire des émissions avec la carboneutralité ciblée par le gouvernement fédéral, il faudra une ambition et une rigueur politiques sans précédent. La figure 1 illustre l’ampleur du défi. De 2005 à 2017, les émissions de GES du Canada ont diminué d’environ 0,2 % par année, passant de 730 à 715 Mt. Environnement et Changement climatique Canada prévoit que d’ici 2030, les émissions de GES diminueront de 1,5 % par année, une accélération qui reflète la hausse récente des ambitions climatiques des gouvernements canadiens. Toutefois, pour atteindre la cible de 511 Mt en 2030, il faudrait que le Canada porte ce taux de réduction à 2,7 % par année, soit presque le double de ce qui est prévu. Et pour qu’il arrive à la carboneutralité en 2050, il faudrait que le taux annuel de réduction des émissions de GES atteigne (si on suppose une diminution linéaire) une moyenne de 14 % à partir de 2030, du jamais vu.

Figure 1. De 2005 à la carboneutralité : variation annuelle moyenne des émissions de carbone1

Il importe de souligner que les décideurs n’ont pas à partir de zéro pour relever le défi de la réduction des GES au Canada. Ils peuvent en effet tabler sur des politiques, processus et structures de gouvernance existants. Les cibles et politiques de réduction des émissions ne sont pas des concepts nouveaux au pays, et les cadres de responsabilisation climatique non plus. En 2018, le Manitoba a été la première province à adopter des cibles intermédiaires de réduction des émissions dans sa Loi sur la mise en œuvre du plan vert et climatique. Son compte d’épargne carbone, qui s’appuie sur les travaux d’un conseil consultatif d’experts indépendants, établit des budgets carbone quinquennaux cumulatifs. En Colombie-Britannique, un cadre de responsabilisation climatique institué par la modification du Climate Change Accountability Act établit des cibles de réduction des émissions, y compris des cibles sectorielles, en plus de créer un conseil consultatif externe.

Les gouvernements canadiens ont également déjà mis en œuvre des systèmes et des politiques semblables à certains éléments d’un cadre de responsabilisation climatique. On peut penser aux bourses du carbone du Québec et de la Nouvelle-Écosse, qui fixent des plafonds d’émission – semblables aux cibles intermédiaires – établissant le niveau total d’émissions permises pour une période donnée. Quant au plafond annuel de 100 Mt d’émissions pour les sables bitumineux de l’Alberta, il correspondrait à un plafond sectoriel s’il était inscrit dans la réglementation, et son groupe consultatif (aujourd’hui disparu) constituerait un exemple d’organisme indépendant se prononçant sur l’établissement des plafonds.

Mais transformer ces capacités et cette expérience en un cadre de responsabilisation climatique complet pose quand même certains défis. Une bourse du carbone comme celle du Québec ne correspond qu’à l’une des nombreuses caractéristiques d’un cadre de responsabilisation décrites à la section 2. L’établissement d’un cadre de responsabilisation à l’échelle nationale présenterait des difficultés particulières.

Dans un paysage intergouvernemental sensible où la structure de gouvernance est décentralisée et où les compétences en matière de politiques climatiques sont partagées, il faudra faire preuve de beaucoup de doigté pour trouver un équilibre entre la coordination nationale des processus d’établissement de politiques climatiques, l’autonomie provinciale et territoriale, et le droit autochtone à l’autodétermination. Il faudra également tenir compte de la grande diversité des régions du Canada en matière d’économie, de profils d’émissions et d’avenues pour réduire ces dernières.

Le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques, la plus récente démarche fédérale-provinciale visant l’élaboration d’un plan national sur les changements climatiques, comporte des réussites, mais aussi des défis persistants. Les tensions entraînées par la mise en œuvre du Cadre pancanadien risquent fort de s’accentuer (au moins à court terme), car l’atteinte des cibles intermédiaires correspondant à un objectif de carboneutralité exigera une augmentation rapide et permanente des ambitions politiques, avec en toile de fond des divergences importantes entre les ambitions climatiques des différents ordres de gouvernement, dont certains remettent même en question la légalité des politiques climatiques fédérales. La décision que doit rendre prochainement la Cour suprême du Canada sur la validité constitutionnelle de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre adoptée par le gouvernement fédéral contribuera à lever cette incertitude et aura des répercussions importantes sur le rôle du gouvernement fédéral dans l’élaboration de politiques climatiques au Canada.

Soulignons un dernier défi, qui peut être vu comme une occasion à saisir : la nécessité pour les cadres de responsabilisation climatique canadiens de reconnaître, de respecter et de protéger les droits autochtones et d’intégrer l’expertise autochtone, y compris dans les postes décisionnels, à toutes les étapesdu processus. À cet égard, le Canada peut tirer des leçons de l’expérience d’Aotearoa/ Nouvelle-Zélande (voir l’encadré 2), même s’il faut garder en tête que celle-ci est propre au contexte néo-zélandais et qu’elle ne peut pas être reprise telle quelle. L’expérience des peuples autochtones des deux pays et de leurs diverses régions est profondément différente– notamment quant au contexte historique, aux droits constitutionnels et issus de traités, à la culture, à la langue et à la diversité –, et ces différences doivent être prises en compte. On peut penser au traité de Waitangi (signé en 1840 par la Couronne et les chefs māori), un document constitutionnel largement reconnu à Aotearoa/Nouvelle-Zélande qui définit et encadre la relation entre la Couronne et les Māori. Cependant, les droits issus de ce traité ne sont exécutoires que lorsqu’une loi renvoie explicitement au traité, comme c’est le cas pour le Zero Carbon Act.

Encadré 2 : Le rôle des Māori dans l’élaboration et l’application du Zero Carbon Act en Nouvelle-Zélande

À Aotearoa (Nouvelle-Zélande), le gouvernement a travaillé en étroite collaboration avec les iwis et les Māori tout au long de la préparation du Zero Carbon Act, qui s’est caractérisée par des consultations fréquentes et un dialogue soutenu avec les représentants des Māori et des iwis, la prise en compte des savoirs autochtones et la reconnaissance du traité de Waitangi. Cette loi exige notamment :

▶  que les plans gouvernementaux de réduction des émissions prévoient une stratégie de reconnaissance et d’atténuation des répercussions des mesures de réduction des émissions sur les iwis et les Māori, et que ces derniers soient adéquatement consultés;

▶  que le plan d’adaptation national tienne compte des répercussions économiques, sociales, sanitaires, environnementales, écologiques et culturelles des changements climatiques sur les iwis et les Māori;

▶  qu’une attention particulière soit portée à la nomination de membres d’organisations représentant les iwis et les Māori à la Commission sur les changements climatiques;

▶  que le ministre, avant de recommander la nomination d’un membre de la Commission, tienne compte des besoins en compétences techniques et professionnelles, en expérience et en expertise relatives au traité de Waitangi et aux coutumes, à la langue, aux connaissances et à l’univers des Māori.

Bien que la loi exige que les membres de la Commission connaissent et comprennent les droits et connaissances des Māori, elle n’exige pas explicitement qu’ils y soient représentés. Cependant, à la suite des pressions qu’ont exercées les chefs māori sur le gouvernement pour avoir voix au chapitre, un représentant māori a été nommé à la vice-présidence de la Commission. Le Conseil māori d’Aotearoa/Nouvelle Zélandea exprimé son appui au Zero Carbon Act avant son adoption.

Malgré l’ampleur des défis, l’établissement d’un cadre de responsabilisation climatique au Canada pourrait aider le pays à mettre en place des politiques climatiques pertinentes et à sortir de ses ornières : disparités, inaction et revirements périodiques dans les ambitions climatiques des gouvernements territoriaux, provinciaux et fédéraux. Les processus de gouvernance prévus par un cadre de responsabilisation constituent une plateforme utile pour tenir les débats politiques difficiles. Ils favorisent la concertation intergouvernementale et permettent aux citoyens et aux parties prenantes de mieux demander des comptes au gouvernement. Ainsi, ils peuvent renforcer la stabilité politique et garantir une mobilisation cohérente et robuste du Canada, qui pourra ainsi atteindre ses objectifs climatiques, notamment la carboneutralité en 2050. Par ailleurs, ce type de cadre peut aider le Canada à relever d’autres défis stratégiques à long terme, comme la stimulation de l’innovation, la diversification économique et la croissance inclusive.

Questions centrales pour la conception et la mise en œuvre de cadres de responsabilisation climatique au Canada

La mise en œuvre de cadres de responsabilisation climatique au Canada obligera les décideurs à faire des choix difficiles. Si les gouvernements peuvent tirer d’importantes leçons des éléments communs et des pratiques exemplaires décrits à la section 2, nos études de cas ne décrivent qu’imparfaitement la façon de concevoir
des cadres de responsabilisation climatique efficaces pour la fédération canadienne.

Nous explorons ici trois questions à poser dans la conception d’un cadre de responsabilisation climatique, des questions dont les réponses orienteront fortement la démarche fondamentale adoptée par le pays, le rôle de la responsabilisation climatique dans la fédération et, par extension, son efficacité à long terme pour l’atteinte des cibles canadiennes :

1) À quelle échelle les cibles intermédiaires sont-elles contraignantes? 2) Comment définir la trajectoire menant aux cibles intermédiaires? et 3) À quel ordre de gouvernement revient-il d’élaborer les politiques visant l’atteinte des cibles intermédiaires? Pour chacune de ces questions, nous présentons diverses options et analysons les compromis associés.

À quelle échelle les cibles intermédiaires sont-elles contraignantes?

Au Canada, on peut regrouper sous trois grandes options la gamme des possibilités quant au caractère juridiquement contraignant des cibles intermédiaires d’un cadre de responsabilisation climatique.

1. Cibles intermédiaires contraignantes uniquement à l’échelle nationale.

Étant donné le partage des compétences générales et infranationales en matière de politiques climatiques, cette option pourrait permettre de contourner des décisions controversées sur la répartition du fardeau de la lutte contre les changements climatiques entre les provinces et territoires. Cependant, il est probable que les décisions et les débats difficiles seraient simplement reportés, pour resurgir inévitablement au moment d’élaborer les politiques visant l’atteinte des cibles intermédiaires nationales. Cette option centralise également la responsabilité de respecter un jalon national pour le gouvernement fédéral, minimisant ainsi le rôle des autres ordres de gouvernement.

2. Répartition des cibles intermédiaires entre les provinces et territoires.

En établissant des cibles intermédiaires juridiquement contraignantes à l’échelle infranationale, les décideurs pourraient tenir compte des caractéristiques régionales en matière d’économie, de profils d’émissions de GES et d’avenues de réduction de ces émissions, tout en établissant clairement le niveau de réduction à atteindre. Cette approche, plus spécifique, offrirait davantage de stabilité politique aux clients, aux entreprises, aux investisseurs et aux autres ordres de gouvernement. Il faut souligner que malgré la répartition des cibles intermédiaires entre les provinces et territoires, le gouvernement fédéral en resterait responsable.2 Par ailleurs, l’établissement de budgets carbone à l’échelle infranationale réduirait la flexibilité dans l’atteinte du budget national.3 En effet, cela pourrait avoir comme conséquence d’augmenter le coût économique associé à un niveau donné de réduction des émissions en forçant des réductions dans des régions données alors que des mesures plus économiques seraient possibles ailleurs. Plus important encore, cette option obligerait à définir dès le départ la répartition du fardeau entre les régions. Il deviendrait d’autant plus important de prendre une décision difficile, mais essentielle : établir à qui il revient de fixer les cibles intermédiaires elles-mêmes; nous y reviendrons plus loin.

3.Répartition sectorielle des cibles intermédiaires.

L’établissement de cibles intermédiaires sectorielles enverrait un signal concret aux décideurs, au secteur privé et à la société quant aux modalités de réduction des émissions. Il existe déjà des cibles sectorielles au Canada. À l’échelle provinciale, le Climate Change Accountability Amendment Act adopté en 2019 en Colombie-Britannique prescrit l’établissement de cibles sectorielles d’ici 2021, et leur révision tous les cinq ans. Quant au plafond de 100 Mt pour les émissions des sables bitumineux en Alberta, il s’agit en quelque sorte d’un budget carbone sectoriel. Malgré ces forces et ces précédents, les cibles intermédiaires sectorielles contraignantes risquent fort de manquer de souplesse : leur imposition à certains secteurs économiques et le verrouillage des trajectoires de réduction des émissions risqueraient de créer des rigidités qui feraient grimper le coût global de l’atténuation. D’abord, des trajectoires sectorielles fixes résisteraient à l’évolution – résultant de l’innovation ou de l’évolution de la technologie – de la faisabilité et du coût des avenues de réduction des émissions dans les différents secteurs. Ensuite, le degré de contrainte associé aux cibles intermédiaires sectorielles dépendrait en partie de la production sectorielle globale, elle-même tributaire de forces économiques plus larges. Des cibles sectorielles fixes ne pourraient donc s’adapter à l’évolution des avenues de réduction des émissions et des coûts dans les différents secteurs et risqueraient de forcer des réductions coûteuses dans certains secteurs économiques alors que d’autres options, plus rentables, seraient possibles ailleurs. L’établissement de cibles sectorielles pourrait aussi nécessiter l’utilisation de leviers stratégiques sectoriels.4

Comment sera définie la trajectoire menant aux cibles intermédiaires?

Les pratiques exemplaires préconisent la mobilisation de toute une gamme de parties prenantes, d’experts et d’ordres de gouvernement dans le processus d’établissement des trajectoires. Au Canada, un conseil consultatif d’experts indépendants devrait y jouer un rôle central, aux côtés des collectivités et organismes représentatifs autochtones. Néanmoins, l’élaboration de la trajectoire et la répartition des responsabilités peuvent prendre des formes diverses. Nous définissons ici quatre grandes options quant au processus de définition des cibles intermédiaires et des trajectoires au Canada.

1. Les provinces et territoires définissent leur propre trajectoire.

Les gouvernements provinciaux et territoriaux définiraient de façon indépendante des cibles intermédiaires infranationales (le cas échéant), qui formeraient ensemble les cibles intermédiaires nationales. Selon le degré de contrainte défini dans le cadre de responsabilisation, ces cibles seraient établies pour l’ensemble d’un territoire infranational ou pour des secteurs précis. C’est l’option la plus susceptible d’emporter l’adhésion des provinces et territoires, parce qu’elle permet aux gouvernements infranationaux d’établir leurs propres cibles et ambitions, de façon à refléter les caractéristiques économiques, les profils d’émissions et les avenues de réduction des émissions propres aux différentes régions. Cependant, elle ne réduit en rien le risque que la somme des ambitions de réduction provinciales et territoriales ne suffise pas à atteindre la cible nationale à long terme. Elle soulève également d’importantes questions sur le rôle des collectivités autochtones dans la définition de leur propre trajectoire.

2. Les provinces, les territoires, les collectivités autochtones et le gouvernement fédéral déterminent collectivement la trajectoire.

Les divers ordres de gouvernement, avec l’aide du conseil consultatif d’experts, conviennent collectivement des cibles intermédiaires et, le cas échéant, de leur répartition à l’échelle infranationale ou sectorielle. Ils mènent également un dialogue et des consultations avec les municipalités et les principales parties prenantes (y compris les représentants du secteur privé et de la société civile) pour éclairer leurs décisions. Ce type de démarche inclusive et collaborative présente à la fois des avantages et des risques. D’un côté, elle pourrait entraîner une meilleure adhésion des différents ordres de gouvernement et jeter les bases d’une concertation stratégique accrue, ce qui constitue un avantage indéniable étant donné que la collaboration deviendra de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que les politiques seront plus rigoureuses. D’un autre côté, il est probable que ce type d’approche prolongerait ou même stopperait les négociations, et que la recherche de consensus deviendrait difficile, voire impossible.

3. Le gouvernement fédéral établit la trajectoire en se basant sur la consultation et le dialogue.

La décision finale quant à l’établissement des cibles intermédiaires reviendrait au gouvernement fédéral, dont les décisions seraient éclairées par un dialogue et des consultations avec le conseil consultatif d’experts, les autres ordres de gouvernement, les principales parties prenantes – notamment le secteur privé et les organisations environnementales –, et les peuples autochtones. C’est une approche connue, qui correspond à l’expérience du Canada dans l’établissement direct de cibles de réduction des émissions à l’échelle nationale – notamment la cible de 2030 telle que décrite dans la contribution déterminée au niveau national, après des consultations plus ou moins étendues. Une consultation approfondie peut demander du temps et des ressources; elle favorise cependant l’adhésion des parties prenantes concernées et permet de soulever et de prendre en compte des points de vue importants et des situations particulières. L’établissement de cibles intermédiaires selon cette option est relativement simple comparativement aux deux précédentes, mais les défis en matière de coordination des politiques risquent d’être importants, car les gouvernements infranationaux pourraient ne pas se sentir liés par les trajectoires établies (peu importe comment elles sont définies ou réparties).

4. La trajectoire est établie par le conseil consultatif d’experts.

Un conseil consultatif indépendant aurait toute l’autorité nécessaire pour établir la trajectoire, et pour répartir les cibles intermédiaires le cas échéant. Bien que basées sur la consultation et le dialogue avec les gouvernements, les peuples autochtones et les parties prenantes, ses décisions seraient irrévocables. D’un côté, cette option garantirait une trajectoire basée sur les recherches scientifiques et les conseils d’experts, ce qui en accroîtrait la crédibilité en éliminant l’influence politique – réelle ou perçue – du processus décisionnel. Elle éviterait également la prolongation ou l’enlisement des négociations intergouvernementales, accélérant ainsi la prise de décisions. D’un autre côté, à défaut d’encourager directement l’adhésion des gouvernements national et infranationaux, elle risquerait de limiter l’appropriation des trajectoires par les différents gouvernements.

À quel ordre de gouvernement revient-il d’élaborer les politiques visant l’atteinte des cibles intermédiaires?

Peu importe comment elles sont établies, les cibles intermédiaires et les trajectoires ne sont efficaces que si les gouvernements adoptent des politiques qui visent à les atteindre. Un cadre de responsabilisation climatique peut définir de diverses façons le rôle respectif des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux dans l’élaboration de politiques visant à atteindre les cibles intermédiaires établies. Nous décrivons ici trois grandes options.

1. Les politiques sont définies par le gouvernement fédéral.

Le gouvernement fédéral adopterait ou renforcerait des politiques visant à compléter les engagements provinciaux, territoriaux, autochtones, municipaux et fédéraux. Par exemple, le gouvernement fédéral pourrait augmenter la rigueur de la tarification du carbone ou de la Norme sur les combustibles propres, ou adopter des politiques entièrement nouvelles. Le fait qu’un seul gouvernement soit responsable de l’élaboration de politiques pour atteindre les cibles intermédiaires peut simplifier les choses. Cela limite cependant les leviers disponibles pour réduire les émissions, puisque les outils d’intervention et les pouvoirs du gouvernement fédéral diffèrent de ceux des provinces et territoires. En donnant un rôle moins important et plus réactif aux gouvernements provinciaux et territoriaux, cette option risque de réduire leur capacité de participer proactivement à l’élaboration des politiques climatiques tout en écartant la possibilité que les politiques puissent être adaptées aux contextes et aux défis régionaux.

2. Les politiques sont définies par les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral, avec un filet de sécurité fédéral.

Le gouvernement fédéral travaillerait avec ses vis-à-vis des provinces et territoires, d’égal à égal, à l’élaboration de politiques dans leurs champs de compétences respectifs de façon à atteindre les cibles intermédiaires. Le gouvernement fédéral peut encourager les ambitions provinciales et territoriales de diverses façons, notamment par des dépenses de programmes ou des transferts financiers directs (voir l’encadré 3).

La menace d’application d’un « filet de sécurité » fédéral en cas d’insuffisance des politiques provinciales et territoriales pousserait également les provinces et territoires à mettre en place des politiques rigoureuses. Ce filet de sécurité fédéral, qui pourrait par exemple prévoir la hausse de la tarification du carbone ou des normes d’efficacité énergétique, n’entrerait pas en jeu si le gouvernement fédéral déterminait que les politiques provinciales territoriales sont suffisantes. Les provinces et territoires pourraient adapter les politiques à leur contexte, lorsque possible.

Cette approche, dans les faits, rendrait le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux conjointement responsables de la mise en place de politiques contribuant à l’atteinte des cibles intermédiaires nationales. Elle tablerait sur le paysage actuel du Canada, où les politiques de ces ordres de gouvernement contribuent déjà à la réduction des émissions de GES. Cependant, l’élaboration collaborative de politiques nécessite temps et ressources, et son succès repose sur la volonté de tous les gouvernements d’agir de bonne foi en élaborant, en révisant et probablement en renforçant leurs propres politiques, en fonction non seulement de leurs propres objectifs, mais aussi de ceux des autres gouvernements. Cette approche laisse aussi des questions en suspens quant au rôle des collectivités autochtones dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques climatiques.

3. Les politiques sont élaborés par les provinces et les territoires.

Les gouvernements provinciaux et territoriaux élaboreraient des politiques visant l’atteinte des cibles intermédiaires, et le gouvernement fédéral aurait un rôle de rassembleur ou soutiendrait les ambitions politiques provinciales par des incitatifs financiers. Un peu comme dans l’approche ascendante adoptée par la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, le gouvernement fédéral pourrait inviter les provinces à établir leur propre plan en se basant sur leur propre évaluation de ce qui est ambitieux et équitable. Dans le contexte canadien, en cas d’écart entre les contributions provinciales et territoriales et les cibles intermédiaires nationales, le gouvernement fédéral pourrait faciliter les négociations entre les provinces et territoires pour augmenter la rigueur des politiques adoptées. Il pourrait également utiliser son pouvoir de dépenser pour stimuler les ambitions provinciales et territoriales. Dans le cadre de cette option, les provinces et territoires consulteraient les collectivités autochtones autonomes sur les politiques adoptées.

Cette option pourrait éviter de possibles tensions et réduire le temps et les ressources associés à une meilleure coordination des politiques dans la fédération. Elle ne garantit cependant pas que les politiques provinciales et territoriales, prises dans leur ensemble, seront suffisamment ambitieuses pour permettre l’atteinte des cibles intermédiaires nationales; cela a d’ailleurs été un problème jusqu’à maintenant. Il n’est donc pas évident que cette option conviendrait à l’adoption d’un cadre de responsabilisation climatique comprenant des cibles intermédiaires nationales juridiquement contraignantes.

Encadré 3 : Mesures incitatives et dissuasives favorisant l’élaboration de politiques correspondant aux cibles intermédiaires.

Le gouvernement fédéral dispose de toute une gamme d’outils pour encourager les provinces et territoires à élaborer des politiques correspondant aux cibles intermédiaires nationales ou inf ranationales.

Mesures incitatives

Le gouvernement fédéral peut utiliser son pouvoir de dépenser de plusieurs façons pour encourager les provinces et territoires à mettre en place des mesures correspondant aux cibles intermédiaires de réduction des émissions. Les dépenses de programmes fédérales peuvent par exemple soutenir les priorités de réduction des émissions des provinces, des territoires,des collectivités autochtones et des municipalités au moyen du Fonds pour une économie à faibles émissions de carbone prévu par le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques. Ces dépenses pourraient appuyer un large éventail d’objectifs climatiques, y compris en matière d’adaptation et de croissance propre, ou même des priorités provinciales ou territoriales sans rapport avec le climat.

Mesures dissuasives

Le gouvernement fédéral peut envisager un certain nombre de conséquences pour décourager les autres ordres de gouvernement de réduire leurs ambitions climatiques:

▶ Filet de sécurité : Le gouvernement fédéral pourrait choisir d’adopter des politiques capables de combler un éventuel écart entre celles proposées par les provinces et les cibles intermédiaires fédérales. Cette intervention pourrait se traduire par le resserrement d’une seule politique (comme une hausse de la tarification du carbone) ou par l’adoption d’un ensemble de politiques. Le filet de sécurité pourrait également prendre la forme d’une obligation d’acheter, pour combler l’écart, des crédits de compensation carbone nationaux ou internationaux (selon l’issue des négociations internationales sur l’article 6 de l’Accord de Paris). Par exemple, l’Allemagne doit acheter des crédits du système d’échange de quotas d’émission de l’UE si elle n’atteint pas la cible établie dans sa législation pour 2030.


▶   Consideration of milestones in government decisions : Prise en compte des cibles intermédiaires dans les décisions gouvernementales : Le gouvernement fédéral pourrait inscrire dans la législation ou dans la réglementation des règles obligeant les décideurs à prendre en compte les cibles intermédiaires et les cibles à long terme dans d’autres secteurs politiques ou législatifs, par exemple en lien avec l’évaluation de projets de compétence fédérale. La prise en compte des engagements climatiques dans l’approbation des projets fait déjà partie de la portée de la future évaluation stratégique des changements climatiques, qui vise à encadrer la façon dont les évaluations fédérales tiennent compte des répercussions d’un projet sur les émissions de GES à l’échelle nationale. En inscrivant les cibles à long terme et les cibles intermédiaires dans un cadre de responsabilisation climatique, on s’assurerait donc que l’harmonisation avec ces engagements est prise en compte dans l’évaluation d’un projet.

Pour conclure cette section, nous résumons dans le tableau 2 les compromis associés aux différentes options répondant aux trois grandes questions énoncées plus haut.

Tableau 2. Résumé des avantages et inconvénients des différentes options

QUESTION: À QUELLE ÉCHELLE LES CIBLES INTERMÉDIAIRES SONT-ELLES CONTRAIGNANTES?

OPTIONSAVANTAGESINCONVÉNIENTS

Exclusivement à l’échelle nationale
Provides broad, national direction in meeting climate goals

Sidesteps contentious issues of regional or sectoral burden- sharing

Centralise la responsabilité de l’atteinte d’un jalon national au gouvernement fédéral, minimisant ainsi le rôle des autres ordres de gouvernement.

À l’échelle provinciale et territoriale

Produit des cibles intermédiaires qui reflètent les caractéristiques économiques, les profils d’émission de GES et les avenues de réduction des émissions propres aux différentes régions.

Précise le niveau d’ambition nécessaire à l’échelle provinciale et territoriale.


Oblige à affronter d’emblée les difficiles questions de répartition du fardeau.

Sacrifie la souplesse dans la poursuite des cibles nationales (à moins qu’il existe un mécanisme d’échange régional).

À l’échelle sectorielle


Précise les attentes pour les secteurs, où d’importantes politiques sont décidées.

Permet d’éviter d’affronter directement la difficulté de la répartition régionale du fardeau.

Risque de faire monter le coût global de l’atténuation, puisque les cibles sectorielles fixes ne sont pas adaptables à l’évolution des avenues de réduction des émissions et des coûts dans les différents secteurs.

QUESTION: COMMENT SERA DÉFINIE LA TRAJECTOIRE MENANT AUX CIBLES INTERMÉDIAIRES?

OPTIONSAVANTAGESINCONVÉNIENTS

Les provinces et territoires définissent leurs propres cibles intermédiaires, qui constituent ensemble la trajectoire nationale.

Favorise une adhésion maximale des provinces et territoires.

Permet de refléter dans les ambitions les caractéristiques économiques, les profils d’émission de GES et les avenues de réduction des émissions propres aux différentes régions.

Crée le risque que la somme des ambitions de réduction provinciales et territoriales ne suffise pas à l’atteinte
de la cible nationale à long terme.

Tous les
ordres de gouvernement déterminent collectivement la trajectoire.

Favorise une meilleure adhésion de tous les ordres de gouvernement.

Augmente les chances que la trajectoire suffise à l’atteinte des cibles à long terme.

Entraîne un risque de prolongation (voire d’enlisement) des négociations.

Le gouvernement fédéral établit la trajectoire en se basant sur le dialogue et la consultation.

Table sur les précédents historiques (ex. définition de la cible pour 2030).

Admet des points de vue divers.

Nécessite plus de temps et de ressources étant donné les consultations.

Risque de ne pas favoriser l’adhésion des autres ordres de gouvernement.

La trajectoire est établie par un conseil consultatif d’experts.

Établit une trajectoire fondée sur la science, les conseils d’experts et les savoirs autochtones.

Permet d’éviter la prolongation (ou l’enlisement) des négociations.

Risque de ne pas favoriser l’adhésion des gouvernements.

QUESTION: À QUEL ORDRE DE GOUVERNEMENT REVIENT-IL D’ÉLABORER LES POLITIQUES VISANT L’ATTEINTE DES

OPTIONSAVANTAGESINCONVÉNIENTS

Les politiques sont définies par le gouvernement fédéral
.

Favorise la stabilité politique en établissant une trajectoire politique claire pour l’atteinte des cibles intermédiaires.

Relègue les autres gouvernements à un rôle moins important et plus réactif, et les encourage moins à participer à l’élaboration des politiques.

Limite l’adaptation des politiques aux contextes régionaux.

Les politiques sont définies par les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral, avec un filet de sécurité fédéral.

Table sur le paysage actuel des politiques climatiques fédérales, provinciales et territoriales.

Accroît le potentiel de coordination politique intergouvernementale.

Accroît la probabilité que les cibles intermédiaires soient atteintes grâce au filet de sécurité fédéral.

Exige temps et ressources pour faciliter la collaboration.

Repose sur la volonté des gouvernements d’agir de bonne foi en entreprenant un processus d’élaboration de politiques.

Les politiques sont élaborées par les provinces et les territoires.

Évite de possibles tensions dans la coordination intergouvernementale des politiques, et économise temps et ressources.

Entraîne le risque que les politiques infranationales combinées ne soient pas suffisamment ambitieuses pour atteindre les cibles intermédiaires nationales.

  1. ’’L’historique de: 2005 à 2017” et “la projection de 2017 à 2030″ des taux de diminution annuels proviennent du: Environment and Climate Change Canada, 2019. Canada’s 4th Biennial Report to the United Nations Framework Convention on Climate Change (UNFCCC). Consulté le 12 avril 2020 à partir de https://unfccc.int/documents/209928.

    Pour la “Cible:: 2017 à 2030”, le taux est simplement le taux de déclin linéaire nécessaire pour aligner les GES de 2017 avec l’objectif de GES de 2030 du Canada de 511 mégatonnes d’équivalent CO2 (Mt CO2-e)

    La cible de ”carboneutralité en 2050” est calculée comme le taux de déclin linéaire de l’objectif 2030 de 511 Mt CO2-e à “la carboneutralité en 2050“.

    Nous définissons, à titre hypothétique et à des fins d’illustration uniquement, une carboneutralité en 2050, soit 28 Mt CO2-e. Cette valeur correspond simplement aux «réductions» actuellement présentées dans le “Canada’s 2030 emission inventory in Environment and Climate Change Canada, 2019” (page 27). Les 28 Mt de CO2-e sont composés de 13 Mt de CO2-e ‘Western Climate Initiative Credits’ et de 15 Mt CO2-e de crédits pour l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie.

  2. Un cadre de responsabilisation climatique fédéral pourrait pousser les provinces à agir, mais ne pourrait pas les obliger à adopter les cibles inter- médiaires qui leur seraient assignées par le processus fédéral. La responsabilité reposerait donc entièrement sur le gouvernement fédéral.
  3. Un mécanisme d’échange pourrait résoudre ce problème. Cependant, même s’il apportait de la souplesse, il entraînerait aussi vraisemblable- ment des désaccords importants entre les provinces et territoires. Les modalités de répartition d’un budget national entre les provinces et territoires auraient une forte incidence sur l’existence et l’importance des surplus à vendre. Les provinces et territoires seraient donc fortement encouragés à tenter d’obtenir l’allocation la plus importante possible, exactement comme si le mécanisme d’échange n’existait pas. Par conséquent, même si un tel mécanisme est susceptible d’aider à réduire les coûts globaux, il faudrait quand même, dans les faits, définir la répartition régionale du fardeau dans le cadre de responsabilisation.
  4. Au moment de publier ce rapport, le plafond de 100 Mt avait été inscrit dans la loi, mais sans être encore appuyé par des règlements contraignants.
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