Tarification du carbone industriel par rapport à la taxe sur les carburants : une comparaison de coût

En amalgamant la tarification du carbone industriel et la taxe sur les carburants, la modélisation du DPB biaise l’incidence perçue sur l’économie et les ménages.

Les coûts économiques de la tarification du carbone au Canada — tant pour l’économie en général que pour les ménages — sont au cœur d’un intense débat politique. Toutefois, une grande part de ce débat ne fait pas la distinction entre le prix du carbone pour les consommateurs ou la taxe sur les carburants, qui est payée par tous les Canadiens, et la tarification du carbone industriel — aussi appelée la tarification du carbone fondée sur le rendement ou les systèmes d’échange pour les grands émetteurs — qui ciblent les secteurs très polluants et tributaires du commerce.

Malheureusement, le directeur parlementaire du budget (DPB), dont le bureau est chargé de fournir une analyse économique et financière indépendante au Parlement, a par le passé amalgamé les prix du carbone pour les consommateurs et du carbone industriel. Et encore plus regrettable, il l’a fait de manières qui ont fait en sorte de surévaluer le coût.

Au cours des deux dernières années, le DPB a publié des analyses de la tarification du carbone concluant que cette tarification avait très durement nui à l’économie et aux ménages. Toutefois, en avril 2024, le DPB a admis qu’il avait combiné les répercussions de la tarification du carbone de détail et industriel dans son analyse, lorsqu’il a formulé des commentaires sur l’effet de la taxe sur les carburants uniquement. Le DPB s’est engagé à mettre à jour son analyse dans un rapport qui sera publié à l’automne 2024.

Mais dans quelle mesure le DPB est-il bien outillé pour évaluer avec précision les incidences de la tarification du carbone industriel? Après des années à analyser les systèmes de tarification du carbone du Canada, nous sommes sceptiques quant aux estimations du DPB — non pas uniquement en raison de son erreur admise à regrouper les impacts de la tarification industrielle et pour les consommateurs, mais aussi parce que sa modélisation découvre des impacts négatifs beaucoup plus importants pour les industries clés que d’autres études canadiennes qui examinent les mêmes questions de recherche.

De plus, nous comprenons que le modèle du DPB ne comporte pas de différenciation régionale et qu’il n’a donc pas la capacité d’examiner comment chaque province a mis en œuvre son système de tarification du carbone. Finalement, nous comprenons que son modèle ne tient pas compte des technologies clés, y compris le captage du carbone, qui sont essentielles pour réduire les émissions et éviter de coûteuses réductions des émissions en réduisant la production.

Dans ce blogue, nous explorons la preuve des répercussions économiques de la tarification du carbone. Premièrement, nous comparons les projections de 2023 du DPB avec les résultats modélisés d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), de même qu’avec l’analyse de l’Institut climatique avec Navius Research (ICC/Navius). Tous les modèles évaluent l’impact combiné de la taxe sur les carburants payée par les consommateurs et de la tarification du carbone industriel, en les comparant à un scénario sans tarification du carbone jusqu’en 2030. Bien que l’on s’attende à des différences, les projections amalgamées[GK1]  du DPB prévoient systématiquement des coûts plus élevés. Nous proposons certaines raisons possibles pour ces écarts.

Finalement, comme ni le DPB, ni ECCC n’ont séparé la taxe sur les carburants payée par les consommateurs de la tarification industrielle, nous présentons nos propres estimations, qui montrent que les systèmes d’échange pour les grands émetteurs, en plus de fournir la part du lion des réductions des émissions, ont très peu d’effets sur les ménages.

Explorer les écarts

Les trois analyses concluent que la tarification du carbone ralentit la croissance économique comparativement à un scénario sans politique — quoique la croissance demeure positive. L’ampleur de ces répercussions, toutefois, varie considérablement. Le DPB prévoit que le PIB en 2030 sera inférieur de 1,3 pour cent à ce qu’il aurait été autrement. En revanche, ECCC et ICC/Navius estiment des répercussions plus modérées sur le PIB, de l’ordre de 0,9 pour cent et 0,5 pour cent, respectivement. Encore une fois, la croissance économique demeure positive, mais légèrement plus lente qu’un scénario sans prix sur les émissions.

Les résultats largement différents dans deux secteurs clés contribuent à expliquer les incidences significatives sur le PIB dans l’analyse du DPB :

  • Le DPB estime que le secteur des transports enregistrera un recul de 22,3 pour cent avec la tarification du carbone, tandis qu’ECCC et ICC/Navius prévoient un recul de 5,9 et de 1,0 pour cent, respectivement, d’ici 2030. Selon nous, l’impact du DPB est invraisemblablement important pour un secteur national ayant une exposition relativement limitée sur le plan du commerce international.
  • Dans le secteur pétrogazier, le DPB prévoit un important ralentissement attribuable à la tarification du carbone, estimant que le secteur se rétractera de 21,5 pour cent d’ici 2030 comparativement à un scénario sans tarification du carbone. En revanche, ECCC et ICC/Navius prévoient tous deux des répercussions beaucoup moins importantes, avec des réductions de 4,3 pour cent et 4,0 pour cent, respectivement. Nous nous attendons à ce que la contraction prévue du modèle du DPB touche les ménages par l’intermédiaire d’un plus faible rendement des investissements, d’une réduction du revenu du travail et du ralentissement macroéconomique dans son ensemble. Encore une fois, la différence dans les répercussions prévues est, selon nous, une réduction invraisemblablement importante de la production de l’industrie en réponse à une politique imposant un coût de conformité net équivalent à quelques dollars le baril de pétrole avant taxes et déductions pour paiement de redevance.

Les incidences beaucoup plus importantes du DPB se traduisent directement par des répercussions plus importantes estimées sur les ménages, alors que la croissance économique plus lente dans les secteurs clés tels que les secteurs pétrogazier et des transports se répercute à travers l’économie.

Les différences entre les projections du DPB et les autres projections sont particulièrement évidentes lorsque l’on examine les incidences sur les ménages. Deux paramètres mettent en  lumière les incidences pour les ménages :

  • Le DPB prévoit une réduction de 2,3 pour cent du revenu du travail, tandis qu’ECCC prévoit un recul de 1,5, par rapport à aucune taxe sur les carburants pour le consommateur ni aucune tarification du carbone. Un plus faible revenu du travail signifie une rémunération réduite pour les travailleurs, entraînant ainsi un impact plus marqué sur les dépenses des ménages.
  • ECCC prévoit une diminution de 0,7 pour cent de la consommation des ménages (c.-à-d., combien les ménages dépensent), tandis que l’ICC/Navius prévoient une baisse plus petite, de 0,2 à 0,4 pour cent, émettant une opinion plus optimiste. Les estimations de la consommation du DPB ne sont pas accessibles au public, et l’ICC n’y a pas eu accès non plus.

Expliquer les écarts

Nous nous attendons à ce que les différences marquées dans les hypothèses de modélisation du DPB contribuent à une probable surestimation des coûts pour l’industrie et pour les ménages. Les écarts dans l’analyse du DPB s’expliquent par plusieurs facteurs :

  • Caractérisation insuffisante des détails politiques :en incluant les systèmes d’échange pour les grands émetteurs dans les secteurs de compétence dotés d’un filet de sécurité, le DPB a plus que doublé les émissions couvertes attribuées à la redevance sur les combustibles dans le rapport : les émissions des carburants couverts sont d’environ 230 mégatonnes et celles des systèmes d’échange pour les grands émetteurs sont d’environ 285 mégatonnes, ou une augmentation de 142 pour cent des émissions des taxes sur les carburants tarifées. Cette agrégation des systèmes qui s’adressent aux consommateurs et à l’industrie se règlera certainement dans son prochain rapport.
  • Ne pas tenir compte des différences régionales : la conception des systèmes d’échange pour les grands émetteurs varie significativement d’un secteur de compétence à l’autre. Nous comprenons que le DPB utilise un seul modèle macroéconomique national sans spécificité régionale, ce qui pourrait introduire des biais qui ne tiennent pas compte des diverses structures économiques régionales et des systèmes uniques d’échange pour les grands émetteurs. Nous ne savons pas exactement comment le DPB a intégré les différents systèmes provinciaux d’échange pour les grands émetteurs en un seul modèle national.
  • Sous-représenter les technologies clés : les modèles macroéconomiques personnalisés pour prévoir les résultats en matière d’émissions — modèles comme celui qui a été utilisé par le DPB — ont tendance à manquer de représentation explicite des technologies. Compte tenu des incidences élevées abordées ci-dessus, plus particulièrement dans les secteurs des transports et pétrogazier, nous soupçonnons fortement que la modélisation du DPB n’intègre pas le captage et le stockage du carbone, les véhicules électriques et les biocarburants, qui sont tous essentiels pour établir des estimations de coût réalistes liées à la conformité à la politique climatique. Le défaut de tenir compte de manière explicite de la technologie ou l’utilisation de simples approximations, qui limitent implicitement la capacité des entreprises de réduire leurs émissions par des moyens autres que de réduire la production, entraînerait une surestimation des coûts économiques.

Dans notre modélisation, le fait de saisir les éléments de conception clés des politiques de tarification du carbone est crucial pour faire des prévisions fiables des répercussions économiques. Sans se soucier des facteurs suivants, les modèles peuvent facilement surestimer les coûts et mal représenter le fardeau réel sur les industries et les ménages :

  • Garder les revenus au sein des grands émetteurs : les paiements pour assurer la conformité des grands émetteurs sont le plus souvent acheminés dans les fonds de technologie et réinvestis dans le secteur, réduisant ainsi le coût moyen de réductions des émissions. Cette approche fait en sorte de protéger les bilans et la production de l’industrie, tout en conservant les coûts bas pour l’ensemble de l’économie. Si ces fonds sont détournés ailleurs dans le modèle, par exemple, aux ménages ou au gouvernement, les répercussions macroéconomiques sont susceptibles d’être surestimées.
  • Représenter des concepts politiques complexes et des coûts variés : le concept des systèmes d’échange pour les grands émetteurs est plus complexe que la redevance sur les combustibles et exige une modélisation détaillée et nuancée. Le fait de représenter incorrectement ces marchés peut faire en sorte de surestimer les coûts de façon appréciable. Les secteurs et les installations ont des normes de rendement uniques, qui varient selon le programme provincial de système d’échange pour les grands émetteurs, donnant lieu à une grande variation des coûts de conformité — allant de bénéfices réels pour les entreprises plus propres (qui peuvent vendre des crédits) à de faibles coûts pour les entreprises moins propres.
  • Tenir compte de l’échange de crédits : l’incorporation d’un marché fonctionnel pour l’échange de crédits est essentielle pour modéliser avec précision les répercussions économiques des systèmes d’échange pour les grands émetteurs. L’échange de crédits permet aux entreprises d’acheter et de vendre des crédits, réduisant ainsi les coûts de conformité à travers les secteurs de compétence. Ce mécanisme du marché réduit considérablement les coûts pour les entreprises, évitant les projections gonflées des répercussions de la tarification du carbone.
  • Inclure les subventions aux technologies prévues dans les budgets : modéliser avec exactitude les politiques complémentaires telles que les subventions aux technologies est crucial pour comprendre les incidences économiques. Ces subventions aident les industries à réduire les coûts et à atténuer les impacts sur les profits, réduisant ainsi le fardeau global de la tarification du carbone. Le défaut de tenir compte de ces interactions peut donner lieu à des estimations de coûts gonflées, faisant en sorte de sous-estimer les répercussions positives du soutien politique sur le rendement de l’industrie et l’économie dans son ensemble.

Comprendre l’incidence des systèmes d’échange pour les grands émetteurs

Notre modélisation montre que les systèmes d’échange pour les grands émetteurs ont un effet relativement neutre sur les ménages — il vaut la peine de décortiquer pourquoi il en est ainsi avant que le DPB publie ses propres estimations sur les répercussions des systèmes d’échange pour les grands émetteurs plus tard cette année. Cette incidence limitée est particulièrement claire lorsque l’on se penche sur les changements limités dans la consommation des ménages d’une province à l’autre (figure 1 ci-dessous).

Avec les systèmes d’échange pour les grands émetteurs, les émetteurs nets ne paient qu’une fraction du prix total du carbone payé par les consommateurs, généralement autour de 10 $ la tonne comparativement à 80 $, ce qui limite les coûts qui sont refilés aux ménages et minimise les répercussions sur la compétitivité. Les entreprises disposent également de nombreuses options de conformité, telles que les crédits bancaires, l’investissement dans des technologies de réduction des émissions, l’utilisation de compensations et les paiements dans des fonds, qui contribuent toutes à réduire les coûts. Combinées aux subventions aux technologies et aux revenus qui retournent dans l’industrie, les répercussions moyennes des coûts pour les entreprises demeurent faibles, ce qui, selon nous, évite d’importantes réductions des revenus. Notre analyse montre que les systèmes d’échange pour les grands émetteurs permettent en fait un bénéfice de 0,1 pour cent pour la consommation des ménages en 2030, comparativement à une réduction de 0,31 pour cent avec la redevance sur les combustibles. D’une administration à l’autre, nous estimons que l’incidence moyenne de la politique canadienne sur la tarification du carbone sur la consommation des ménages sera de seulement -0,21 pour cent d’ici 2030. Si un moins grand nombre de politiques complémentaires sont incluses dans le modèle, l’incidence de la tarification du carbone est plus proche de 0,4 pour cent.

Dans les provinces telles que l’Alberta, les mécanismes des systèmes d’échange pour les grands émetteurs qui refilent les économies aux consommateurs par l’entremise du marché de l’électricité peuvent même faire croître la consommation des ménages. Le secteur de l’électricité de l’Alberta, par exemple, produit des crédits de sources de génération non émettrices qui peuvent être vendus, ce qui réduit les prix de l’électricité pour les consommateurs et augmente l’investissement, donnant lieu à une légère hausse de la consommation réelle des ménages (c.-à-d., combien les ménages dépensent).

Tableau 1 : Variation modélisée de la consommation des ménages avec la tarification du carbone

Administration avec filet de sécurité fédéralECCC CombinéeNavius/ICC
CombinéeRedevance sur les combustiblesSystèmes d’échange pour les grands émetteurs
Alberta-1,15 %0,35 %*-0,36 %0,71 %*
Saskatchewan-1,29 %-0,26 %-0,02 %-0,24 %
Manitoba-0,11 %-0,61 %-0,57 %-0,04 %
Ontario-0,56 %-0,32 %-0,26 %-0,06 %
Île-du-Prince-Édouard-0,31 %-0,63 %-1,08 %0,46 %*
Nouvelle-Écosse-0,47 %-1,00 %-0,57 %-0,43 %
Terre-Neuve-et-Labrador-0,53 %-0,81 %-0,85 %0,03 %
Moyenne-0,53 %-0,21 %-0,31 %0,10 %
*Les répercussions positives en matière de coûts sur les ménages pourraient sembler contre-intuitives, mais elles s’expliquent par les ventes de crédits dans le secteur de l’électricité refilant la valeur aux consommateurs. En Alberta, les sources non émettrices génèrent des crédits qui peuvent être vendus. La capacité du secteur d’éviter les émissions à un coût inférieur à 170 $/t et à générer des crédits donne lieu à des avantages pour les ménages grâce à a) des prix d’électricité plus bas que si un système d’échange pour les grands émetteurs n’était pas en place et b) un investissement dans la composition changeante de l’approvisionnement en électricité qui fournit un encouragement temporaire à l’économie. D’autres secteurs de l’économie, principalement l’industrie pétrogazière, constatent des répercussions économiques négatives, comme prévu. Cependant, aux prix du pétrole utilisés dans l’hypothèse centrale pour cette recherche (75 $/baril), l’activité du secteur, et par conséquent, le revenu des ménages dérivé du secteur pétrogazier en amont, change relativement peu en réponse aux systèmes d’échange pour les grands émetteurs. Dans les scénarios avec des prix du pétrole plus faibles ou des coûts de production plus élevés, dans lesquels le secteur pétrogazier est profitable de manière plus marginale, nous voyons les coûts des ménages résultant de la politique excéder les avantages, donnant ainsi lieu à un léger impact négatif, contrairement à un léger impact positif. Nous voyons cela comme crucial de tenir compte de ces variations régionales pour modéliser avec exactitude les systèmes d’échange pour les grands émetteurs.

Documenter la réalité

Notre modélisation a découvert que la politique des systèmes d’échange pour les grands émetteurs, telle que conçue actuellement, devrait avoir beaucoup moins d’incidences sur les coûts des ménages. Il nous tarde de voir les nouvelles estimations du DPB qui font une distinction plus précise entre les systèmes de tarification du carbone pour l’industrie et pour les consommateurs. Nous demeurons toutefois préoccupés à l’idée que les hypothèses de modélisation dans l’approche du DPB pourraient surestimer les incidences de la tarification du carbone, et que les coûts élevés dans les publications précédentes n’aient pas été attribuables à l’inclusion des systèmes d’échange pour les grands émetteurs, mais au modèle lui-même.

En fin de compte, l’analyse économique crédible est importante. La modélisation crédible qui évalue les répercussions des politiques peut contribuer à éclairer le débat sur les coûts et les avantages, en évitant l’amplification des attentes déraisonnables à propos des répercussions économiques — trop élevées ou trop faibles — et leurs retombées politiques possibles. Avec une modélisation transparente et nuancée, le Canada peut faire des choix politiques éclairés pour réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en équilibrant l’abordabilité des ménages et la compétitivité.