La façon dont on définit un problème de politique est cruciale, car elle oriente les solutions proposées pour le résoudre. Les politiques climatiques sont souvent définies en termes de flux d’émissions, c’est-à-dire de la quantité de carbone rejeté dans l’atmosphère pendant une courte période. Par exemple, les cibles de réduction d’émissions comme celles de l’Accord de Paris établissent la quantité de CO2 que les pays signataires espèrent émettre en 2030 (mais pas en 2029, ni en 2031), une bourse du carbone fixe des plafonds d’émissions annuels, et une taxe sur le carbone s’applique au CO2 émis en ce moment. Cette façon de parler des émissions, bien que fort intuitive, cache parfois la vraie nature du problème.
Notre dernière publication sur les cadres de responsabilisation climatique propose d’aborder la question sous un nouvel angle. Parmi les recommandations que nous y formulons sur les modalités d’application de ces cadres de responsabilisation dans le contexte canadien, nous proposons entre autres de définir les cibles de réduction des émissions sous forme de budgets carbone cumulatifs, ce qui permet de s’intéresser aux stocks de carbone plutôt qu’aux flux d’émissions. Voyons ensemble pourquoi la distinction est importante.
Changements climatiques : une question de stocks et non de flux
Lorsqu’on se concentre sur les flux d’émissions d’un territoire, on n’a qu’une image partielle de sa contribution à l’atténuation des changements climatiques. En effet, le total des émissions (les émissions cumulatives) rejetées dans l’atmosphère sur une longue période est plus important que la quantité d’émissions au cours d’une année donnée (2030, par exemple). Autrement dit, ce qui importe, c’est le stock d’émissions, et non seulement leur flux.
La plus grande leçon à tirer de l’ensemble de la littérature scientifique sur le partage des coûts – soit la façon de répartir des coûts ou un fardeau – est sans doute la suivante : les meilleures politiques en fait d’efficacité, de motivation et d’équité sont celles qui reprennent les caractéristiques physiques du problème à régler. Qu’on pense par exemple aux compteurs d’eau : lorsqu’un ménage paie l’eau qu’il utilise, il est plus efficace (parce qu’il voit directement le coût de ses actions) et il gaspille moins (grâce aux incitatifs financiers qui l’encouragent à économiser l’eau et à colmater les fuites). Par ailleurs, la pratique est équitable, puisque chacun ne paie que pour ce qu’il utilise.
En d’autres mots, lorsqu’une politique ne correspond pas à la nature du problème, il faut faire des compromis, des sacrifices sur le plan de l’efficacité, de la motivation et de l’équité, ou des trois en même temps. Comme le problème des changements climatiques concerne les stocks, il faut définir les politiques climatiques en conséquence, c’est-à-dire en termes de stocks de carbone plutôt que de flux d’émissions.
Un changement de perspective aux répercussions importantes
Le fait de réfléchir en fonction des stocks plutôt que des flux influence le choix des trajectoires visant les objectifs climatiques à long terme. De nombreuses voies mènent à l’atteinte des cibles d’émissions – comme la cible établie pour 2030 par le Canada dans le cadre de l’Accord de Paris ou l’objectif de carboneutralité en 2050 – et elles peuvent entraîner des quantités très variables d’émissions cumulatives. La figure 1 montre deux voies différentes de réduction des émissions qui convergent vers le même objectif, mais avec des émissions cumulées sensiblement différentes (représentées par la surface sous chaque courbe). Si les deux voies atteignent l’objectif, les émissions cumulées de la voie 2 sont nettement inférieures à celles de la voie 1.
Les stocks, ou budgets, reflètent le fait que ce n’est pas seulement le point d’arrivée qui est important pour l’atmosphère, mais la quantité d’émissions tout au long du chemin.
Une réflexion axée sur les stocks d’émissions aide également à avoir un portrait global de la situation. Par exemple, un plancher record d’émissions pour une année donnée – causé, disons, par une récession économique ou une pandémie – ne signifie pas que les gouvernements peuvent se reposer sur leurs lauriers et réduire leurs ambitions et leurs mesures stratégiques. Si les émissions retrouvent leur niveau habituel l’année suivante, cela se reflétera dans les stocks d’émissions.
En pratique, cela signifie que les gouvernements doivent rendre des comptes quant à leurs émissions cumulatives de GES sur une longue période, plutôt que de fixer des cibles ponctuelles pour une année donnée. Le concept de budget carbone couvre cette notion : un État définit la quantité d’émissions qu’il peut émettre pendant une période – cinq ans, par exemple –, puis est libre de choisir le rythme annuel de réduction de ces émissions (à condition de respecter le budget alloué). Les budgets carbone aident également à préciser, pour les décideurs, les compromis à faire selon les différents choix – en matière de temps, de régions ou de secteurs. Par exemple, dans les limites d’un budget donné, augmenter ses émissions maintenant oblige forcément à les réduire plus tard, et vice versa. En se penchant sur les stocks et les budgets carbone plutôt que sur les flux d’émissions, on tourne également les projecteurs vers les gouvernements plutôt que vers les consommateurs ou les entreprises.
Respecter le budget
Quand on parle de stocks ou de budgets au lieu de flux, tout le monde comprend de quoi on parle. Chacun sait faire un budget, qu’il soit chef de famille ou d’entreprise; du moment que le budget est respecté, on a une certaine latitude dans la façon de dépenser. L’analogie est assez bonne : nous n’avons qu’une seule atmosphère, il est grand temps de commencer à établir un budget!