Recommandations pour un exercice normalisé d’analyse de scénarios climatiques plus concret

Lettre de réponse de l’Institut au scénario climatique du BSIF

Le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) s’emploie à maintenir la confiance dans le système financier canadien. Dans le cadre de sa stratégie de protection contre les risques liés au climat, il a publié un exercice normalisé d’analyse de scénarios climatiques (ENASC) en vue de recueillir les commentaires du public. L’ENASC porte sur les conséquences financières de la transition vers une économie alimentée par de l’énergie propre, appelées risques de transition, et les conséquences financières de phénomènes météorologiques extrêmes et autres effets physiques des changements climatiques, appelées risques physiques. L’ENASC distingue quatre facettes de ces conséquences financières sur les institutions financières canadiennes :  les risques de marché, les risques de crédit, les expositions aux risques physiques et les expositions liées à l’immobilier. Dans le mémoire qu’il a adressé au BSIF, l’Institut climatique du Canada présente en quoi l’ENASC constitue un pas important vers l’alignement des institutions financières canadiennes avec l’accélération de la transition vers l’énergie propre et un climat de plus en plus volatil, et donne ses recommandations pour optimiser l’approche de l’exercice liée aux risques de transition et aux risques physiques.

Mémoire public de l’Institut climatique du Canada

L’Institut climatique du Canada est un institut de recherche indépendant qui oriente et façonne les politiques climatiques au Canada. Nous avons déjà analysé les retombées économiques de la transition mondiale vers l’énergie propre dans Ça passe ou ça casse : transformer l’économie canadienne pour un monde sobre en carbone, de même que la menace que représente le réchauffement climatique et les coûts et avantages de l’adaptation dans notre série Coûts des changements climatiques. Nous saisissons l’occasion qui nous est donnée de commenter l’approche proposée par le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) à l’égard de la gestion des risques liés au climat dans son exercice normalisé d’analyse de scénarios climatiques (ENASC).

Les changements climatiques menacent la santé financière du Canada. Plus de 70 % des exportations nationales de biens risquent d’être affectées par les perturbations du marché causées par la transition. En parallèle, les effets physiques de l’accélération de la transition climatique entre 2015 et 2025 ralentiront la croissance économique du Canada de 25 milliards de dollars annuellement, soit 50 % de la croissance prévue de son PIB. Globalement, l’ENASC est une étape cruciale et positive vers la normalisation de la réaction de l’institution financière fédérale aux risques climatiques.

La présente lettre d’observations propose plusieurs suggestions quant à la façon dont le BSIF peut optimiser l’ENASC en étant plus explicite sur ses hypothèses et aux limites qu’elles comportent. Conscients que l’exercice est forcément abstrait et agrégé, nous croyons qu’il gagnerait à être plus précis pour éviter les imprévus.

L’ENASC aurait avantage à étoffer ses hypothèses et ses limites

Bien que la liste des hypothèses et des limites de l’ENASC n’ait pas la prétention d’être exhaustive, elle gagnerait à être plus précise quant à la conceptualisation des risques de transition d’une économie en mutation et aux risques physiques liés au réchauffement climatique. Il faut reconnaître l’existence d’autres critères de risque de transition dans les modules de marché et de crédit de l’ENASC, tandis que dans son module physique, d’autres critères de risque physique devraient être reconnus et activement pris en compte. Il en va de même pour les risques de transition dans le module immobilier. Regardons-les tour à tour.

Les modules de marché et de crédit de l’ENASC empruntent une approche qui s’apparente à celle de Ça passe ou ça casse, le rapport de l’Institut climatique du Canada sur l’analyse des risques de transition. En supposant que le BSIF appliquera les mêmes facteurs de risque de transition que ceux utilisés dans le projet pilote de la Banque du Canada et du BSIF, nous appuyons globalement le processus proposé. Il y aurait toutefois lieu d’y divulguer d’autres hypothèses et limites clés.

  • L’ENASC devrait reconnaître qu’il n’analyse pas activement les possibilités offertes par la transition vers l’énergie propre et se concentre uniquement sur les risques de transition. Bien que, dans ce type de simulation de crise, les possibilités offertes par la transition vers l’énergie propre soient plus difficiles à quantifier que les risques, elles peuvent donner aux institutions financières fédérales des indications majeures sur la stratégie de gestion des risques à adopter. Nous avons traité de la même limite dans notre propre analyse des risques de transition avec, en guise de complément au rapport Ça passe ou ça casse, une étude des possibilités offertes par chacune des provinces.
  • L’ENASC devrait reconnaître qu’il fait abstraction des différences régionales qui existent au sein du Canada. Nous supposons que l’ENASC suivra le projet pilote de la Banque du Canada et du BSIF et qu’il ne fera pas d’analyse infranationale ou locale. Cette limite est compréhensible, mais il faut divulguer ses implications et les analyser.
  • L’ENASC devrait normaliser davantage les hypothèses dans la mise en correspondance de contreparties avec des secteurs. Le degré d’autonomie actuellement dévolu aux institutions financières fédérales peut se traduire par une représentation fragmentée et incohérente des contreparties, en particulier les contreparties « d’appoint ». Il est primordial de tracer une ligne plus nette entre le secteur pétrogazier et ses activités d’appoint dans notre travail sur la taxonomie des investissements verts et de transition du Canada. De même, la taxonomie des activités durables de l’Union européenne distingue et divulgue les critères des activités qui permettent d’autres activités.

Pour ce qui est du module physique, l’ENASC peut donner l’impression d’établir les risques physiques au moyen des expositions financières. Toutefois, dans sa forme actuelle, le module ne traite que de l’exposition aux aléas physiques, et non des risques physiques eux-mêmes. L’ENASC devrait s’attaquer à plusieurs hypothèses et limites clés pour passer d’une simple analyse de l’exposition aux aléas physiques à une véritable analyse des risques physiques.

  • L’ENASC devrait faire connaître les défis et les limites de sa traduction des profils représentatifs d’évolution de concentration en risques physiques et en exposition aux aléas physiques. Les données actuellement accessibles au public, comme celles qui proviennent de Données climatiques Canada, ne permettent pas d’évaluer l’exposition aux aléas physiques majeurs, comme les inondations et les feux incontrôlés. La transposition du réchauffement et des projections climatiques associés aux profils représentatifs d’évolution de concentration du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en données locales sur les risques physiques et les expositions serait une amélioration importante, mais une entreprise d’envergure. Les limites actuelles des données sur les aléas physiques et les défis liés à la réalisation d’une analyse efficace de l’exposition aux risques physiques devraient être clairement expliquées.
  • Pour cerner les risques physiques, l’ENASC devrait aller au-delà de l’exposition aux aléas physiques pour intégrer la notion de vulnérabilité. Les risques physiques dépendent à la fois de l’exposition des actifs aux aléas physiques et de la vulnérabilité physique de ces actifs aux aléas auxquels ils sont exposés. Actuellement, l’ENASC ne traite pas de ces derniers. Afin de brosser un tableau juste des risques physiques auxquels sont exposées les institutions financières, l’ENASC devra fournir des orientations sur la méthode pour analyser la vulnérabilité des actifs exposés et intégrer cette vulnérabilité dans les évaluations des risques physiques.
  • L’ENASC devrait mettre à l’essai une méthode d’évaluation des risques pour un petit nombre de risques physiques majeurs, plutôt que d’exiger une évaluation générale de risques d’une importance limitée. L’investissement dans une cartographie exhaustive des aléas physiques et l’analyse de l’exposition à l’ensemble des aléas physiques peut avoir peu de valeur, comme on l’a vu plus haut. Nous recommandons que l’ENASC se concentre plutôt sur l’analyse d’un petit nombre de risques majeurs ou d’un risque unique, comme celui associé aux inondations, assorti d’une méthodologie qui incorpore également les caractéristiques des actifs. Ce sera une entreprise délicate, mais les résultats seront beaucoup plus probants, et il y aura d’importantes leçons à tirer sur la conception et la mise en œuvre, au fil du temps, d’une méthodologie efficace d’analyse des risques physiques qui tienne compte d’un large éventail de risques.

Enfin, le module immobilier de l’ENASC vise à analyser les risques de transition, comme les modules de marché et de crédit. Toutefois, comme le module physique, il a lui aussi le défaut de présenter l’exposition comme un risque.

Pour prendre en compte les risques de transition, l’ENASC devrait aller au-delà des sources d’énergie et de l’intensité en gaz à effet de serre. Il est compréhensible que l’ENASC doive commencer par les sources d’énergie et les intensités d’émissions, en l’absence de données détaillées pertinentes sur l’immobilier au Canada. Cependant, nous considérons ces paramètres comme des éléments fondamentaux pour avoir des données utilisables plutôt que comme des indicateurs de risque de transition. Le module immobilier devrait à tout le moins comprendre des scénarios pour les émissions des secteurs de l’énergie et du bâtiment (p. ex. normes d’efficacité énergétique, augmentation de la tarification du carbone).

  • La compréhension du risque de transition de l’ENASC pour l’immobilier doit intégrer la politique climatique dans son ensemble. Les mesures qui augmentent le risque de transition pour l’immobilier doivent être contrebalancées par des mesures qui atténuent ce risque, comme les remises de la tarification du carbone et le recyclage de la main-d’œuvre. C’est particulièrement important pour les actifs immobiliers, car ils sont sensibles à l’évolution de la politique intérieure en leur qualité de facteur de risque de transition. En revanche, les actifs qui sont plus tributaires du commerce ont tendance à être plus vulnérables aux facteurs de risque de transition qui modifient la compétitivité, comme l’évolution de la politique mondiale, de la technologie et des préférences des consommateurs.

S’il ne donne pas plus de contexte, l’ENASC pourrait donner une image faussée des risques liés au climat

Si l’on se concentre sur le risque de la transition vers l’énergie propre sans analyser les possibilités, on risque d’exagérer les préjudices anticipés de la transition. Les investissements commerciaux dans des activités comme la captation du carbone, l’hydrogène, les bioproduits et l’exploitation minière peuvent s’accompagner d’un risque de transition, mais le risque peut être compensé par une croissance significative du marché. L’exagération du préjudice serait plus prononcée si l’ENASC ne se faisait qu’à partir de données nationales. Le risque et les possibilités de la transition vers l’énergie propre varient considérablement d’une province à l’autre, la Colombie-Britannique, le Manitoba et Québec ayant une nette longueur d’avance dans le secteur de l’électricité propre grâce à leurs ressources hydroélectriques.

À l’inverse, si l’on se concentre sur le risque sans tenir compte de la répartition des possibilités, on peut sous-estimer le préjudice causé à la compétitivité du Canada. Dans son scénario stratégique de référence actuel, l’ENASC postule que le risque de transition est négligeable, parce qu’il suppose qu’il n’y aura pas de nouvelles politiques climatiques. On fait ici abstraction de la façon dont la technologie et les préférences des consommateurs peuvent poursuivre leur évolution vers des sources d’énergie plus propres, ce qui ferait dévier le risque de transition sur les marchés. Il ne tient pas compte non plus de la façon dont d’autres pays peuvent surpasser le Canada sur les marchés liés à l’énergie propre en raison du contexte politique actuel, même en l’absence de nouvelles politiques.

Si l’on ramène sur un même pied d’égalité l’exposition et les risques dans les modules physique et immobilier sans clarifier les limites de cette hypothèse, on peut également donner une image faussée du risque. S’il ne tient pas compte de la vulnérabilité aux aléas physiques, l’ENASC peut très mal caractériser le risque physique. Par exemple, une analyse de l’exposition physique seule pourrait indiquer qu’un bâtiment commercial dans une zone inondable est à risque, alors qu’une étude plus approfondie de la vulnérabilité révélerait que l’inondation à laquelle le bâtiment est exposé serait de faible profondeur, que le bâtiment aurait été protégé contre ce type d’inondation, et qu’il ne serait donc pas à risque d’être endommagé. Dans le même ordre d’idées, l’ENASC peut commettre des erreurs lorsqu’il caractérise le risque de transition pour les biens immobiliers s’il se fonde uniquement sur les sources d’énergie et l’intensité des émissions, qui sont davantage le reflet d’une exposition que d’un risque. Par exemple, certains ménages à forte intensité d’émissions peuvent recevoir un soutien qui les aidera à naviguer dans la transition vers l’énergie propre.

L’ENASC devrait affiner son approche vers le risque de transition et le risque physique afin d’éviter des conséquences négatives et imprévues pour le système financier

Nous comprenons que le BSIF ajoutera des détails à l’ENASC au gré de son évolution; cette lettre vise à attirer l’attention sur des éléments précis à intégrer dans les prochaines versions. Idéalement, l’ENASC devrait pousser l’analyse du risque de transition et du risque physique. Entre-temps, il devrait se garder de surestimer son niveau actuel de sophistication.

Bien que l’ENASC avertisse d’emblée le lecteur qu’il ne mesure pas les risques climatiques, la façon dont il présente ces risques peut tout de même influencer les politiques et l’affectation des capitaux. Les décideurs qui s’occupent des risques de marché et de crédit peuvent s’y fier pour leur analyse climatique, sans tenir compte de l’importance des possibilités ou des différences infranationales dans la transition vers l’énergie propre. L’analyse de l’exposition physique de l’ENASC peut également encourager la prise de décisions liées au risque physique sans tenir suffisamment compte d’autres facteurs qui interagissent avec l’exposition physique pour déterminer le niveau de risque, y compris les caractéristiques de l’actif (p. ex. présence ou absence d’un sous-sol, matériaux de construction utilisés) et les mesures déjà prises pour atténuer le risque. Des préoccupations similaires valent également pour l’analyse de l’exposition de transition liée à l’immobilier de l’ENASC qui pourrait être utilisée pour évaluer le risque de transition sans une estimation plus complète des facteurs de risque.

L’ENASC est, en définitive, une étape importante vers la normalisation de l’identification et de la gestion des risques climatiques. Elle fait partie des attentes que l’on peut avoir envers le BSIF, dans un contexte où d’autres autorités de réglementation financières prennent des mesures similaires. Par exemple, l’Autorité bancaire européenne s’emploie à élaborer des modèles et des directives pour l’analyse de scénarios climatiques. Toutefois, dans sa forme actuelle, l’ENASC est exagérément simplifié, ce qui en fait une initiative majeure sans valeur pratique claire pour les institutions financières fédérales, en particulier celles qui ont déjà de l’expérience en analyse de scénarios de base. À l’avenir, nous recommandons au BSIF de faire preuve de plus de transparence au sujet des hypothèses et des limites contenues dans son exercice et de la façon dont il entend améliorer son exactitude et son applicabilité au fil du temps.