Saint-Laurent Ottawa Nord refusé

Ce qu’une décision sur un gazoduc d’Enbridge à Ottawa nous dit sur la transition énergétique.

Le 3 mai 2022, la Commission de l’énergie de l’Ontario (CEO) a posé un geste qualifié par les observateurs de tout à fait inhabituel en 62 ans d’histoire : elle a rejeté une requête en autorisation de construire pour les dernières étapes d’un projet de remplacement de pipeline proposé par Enbridge Gas, une entreprise de gaz fossiles de Scarborough.

La décision et l’ordonnance rendues sur le projet Saint-Laurent Ottawa Nord de 123,7 millions de dollars s’appuyaient notamment sur le plan d’électrification communautaire de la Ville d’Ottawa (Évolution énergétique) et la possibilité de réduire la taille du pipeline pour aller dans le sens de la baisse de demande de gaz naturel à prévoir. Parmi les raisons de cette baisse de demande, la Ville invoque le plan Évolution énergétique lui-même ainsi que les efforts entrepris par le gouvernement fédéral pour convertir la centrale de chauffage et de refroidissement de la rue Cliff vers des technologies à faible empreinte carbone, des changements ignorés par Enbridge dans ses prévisions de la demande en gaz.

La décision a provoqué une petite onde de choc dans le paysage de la réglementation énergétique de la province et dans le milieu de l’énergie à l’échelle municipale. « Personne ne s’attendait à les voir perdre. Rien ne laissait présager une telle issue », s’est exclamé à l’époque Jay Shepherd, avocat spécialisé dans la réglementation environnementale de Shepherd Rubinstein.

Mais il a précisé que les « preuves apportées par la Ville d’un recul du carbone à Ottawa mettaient la CEO dans une position délicate; lorsque la Ville déclare ouvertement qu’elle consommera moins de gaz à l’avenir, on ne peut l’ignorer ».

La question que se posent toutes les parties prenantes – qu’il s’agisse d’Enbridge, de la Ville d’Ottawa ou des divers intervenants qui ont participé à l’audience – est de savoir si la décision de la CEO créera un précédent. Cette décision est-elle représentative de la suite des choses pour la transition énergétique du Canada?

La présente étude de cas se fonde sur une analyse de la décision de la CEO, de la documentation connexe et d’entrevues menées auprès des principaux concernés. Elle comporte des citations de ces acteurs du milieu pour mettre l’analyse en contexte.

La requête d’Enbridge et la décision rendue par la COE surviennent à un moment où les municipalités, les services publics, les autorités de réglementation et tous les ordres de gouvernements s’efforcent de comprendre les tenants et aboutissants de la course à la carboneutralité, puis d’intégrer ce nouvel impératif de planification urgent à leurs politiques, pratiques et investissements.

Ces changements profonds et relativement rapides coïncident avec l’inquiétude grandissante suscitée par les répercussions climatiques de l’extraction, du transport, de la distribution et de la consommation des gaz fossiles. Les propositions visant la construction ou le renouvellement d’une infrastructure gazière doivent composer avec l’essor de la thermopompe comme solution d’électrification par excellence du chauffage résidentiel. Elles doivent également soupeser le rôle que les gaz propres comme l’hydrogène ou le biogaz pourraient être appelés à jouer.

Malgré ce contexte, la requête et la décision Saint-Laurent Ottawa Nord entrent en scène à un moment où encore bien des fournisseurs et services publics de gaz planifient et pensent leurs activités comme dans le bon vieux temps, un phénomène fort probablement alimenté par un modèle opérationnel où, selon la loi, le rendement de l’investissement des actionnaires des entreprises gazières est dicté principalement par le nombre de kilomètres de pipelines possédés et exploités plutôt que par le volume de gaz fourni.

Des voix s’élèvent pour dire que cette structure crée un impératif opérationnel de développement du réseau gazier sans égard à la demande des consommateurs, à un rythme au moins suffisant pour compenser la dépréciation des actifs installés. Certains craignent que ce modèle expose les usagers à des coûts de délaissement d’actifs causés par la mise hors service prématurée d’infrastructures nouvelles ou agrandies dans la foulée des efforts de réduction des émissions. Reste à savoir qui des usagers, des actionnaires ou des contribuables paiera pour ces actifs délaissés.

L’un des enjeux sous-tendus dans la décision de la COE concernait la planification intégrée des ressources entreprise par Enbridge. Elle suggérait que l’entreprise « collabore avec la Ville d’Ottawa et d’autres parties prenantes pour élaborer de manière proactive un plan d’action dans l’éventualité où le remplacement du pipeline serait nécessaire, y compris la poursuite de solutions de planification intégrée des ressources ». Elle suggérait également au service public l’adoption d’une approche similaire pour d’autres projets ailleurs dans la province dans la mesure du possible.

La COE a fait ces observations au moment où certains réclament une coordination plus étroite et réfléchie des services publics de gaz avec les distributeurs d’électricité de leur territoire. Elle a d’ailleurs fixé des exigences de planification intégrée des ressources locales dans une décision et une ordonnance rendues le 22 juillet 2021, dont l’un des cinq critères de sélection autorise une exception pour les besoins des réseaux gaziers à résoudre dans les trois ans. Dans l’audience du projet Saint-Laurent Ottawa Nord, Enbridge n’est pas parvenue à convaincre les commissaires de l’urgence du remplacement.

L’entreprise a également refusé d’envisager une réduction de la taille du pipeline, invoquant la conclusion d’un expert-conseil selon laquelle la Ville ne pourrait réduire suffisamment la demande pour justifier cette éventualité. Mais les autorités de la région n’étaient pas du même avis, et si la COE n’a pas abordé la question de cette baisse de demande, la décision a été largement interprétée comme un appui à la position de la Ville.

Dans les délibérations, le personnel de la Ville « a indiqué que sa préférence irait à une approche de planification intégrée de l’énergie qui exige la concertation des principaux fournisseurs d’énergie (gaz, électricité et énergie de quartier) pour bâtir un système énergétique qui répond aux objectifs climatiques du plan Évolution énergétique sans négliger l’abordabilité et la sécurité énergétique », selon les commissaires Anthony Zlahtic et Emad Elsayed.

Vue aérienne de la rivière Rideau et Porter Island à Ottawa, Ontario, Canada.

À l’époque, une porte-parole d’Enbridge faisait valoir que les phases 3 et 4 rejetées du remplacement du pipeline « constituaient les solutions les plus prudentes pour résoudre les problèmes d’intégrité connus découlant d’une dégradation en cours du réseau de pipelines Saint-Laurent, surtout si l’on tient compte de l’ampleur des conséquences d’une défaillance pour les clients et le public », un point de toute évidence important, mais qu’Enbridge ne serait pas parvenue à prouver, selon les commissaires de la COE.

Depuis, les audiences de la COE sur le plan tarifaire quinquennal d’Enbridge ont pris le pas sur le projet Saint-Laurent Ottawa Nord. Le plan et la décision rendue par la COE à son sujet auront d’importantes répercussions sur les autres municipalités de l’Ontario et leur transition des combustibles fossiles vers des sources d’énergie propre.

Les audiences devraient être l’occasion de stimuler et d’encourager la planification intégrée des ressources et, plus largement, de mettre l’orientation du réseau gazier de la province au diapason des grandes cibles et politiques climatiques. Mais le risque du statu quo est encore bien présent. Des acteurs du secteur affirment d’ailleurs que les interventions d’Enbridge jusqu’à présent se bornent aux exigences des programmes de gestion de la demande et de conservation d’énergie déjà en place, et que l’entreprise gazière prévoit toujours le projet Saint-Laurent Ottawa Nord à l’horizon 2024-2025, dans le cadre d’un plan d’immobilisations décennal de 15,3 milliards de dollars.

La requête d’Enbridge insiste sur une trajectoire diversifiée qui mise sur la maximisation de l’efficacité énergétique, l’optimisation et l’intégration de la planification des systèmes énergétiques, l’investissement dans le « gaz à faible teneur en carbone » et l’emploi de la captation, de l’utilisation et du stockage (CUSC) pour produire de l’hydrogène à faible émission de carbone.

Le plan, quant à lui, est basé sur une étude de Guidehouse qui, sans nier le vent favorable à un virage global vers l’électrification, préconise toutefois un scénario « diversifié » accueillant « un réseau réservé aux hydrogénoducs et quelques infrastructures gazières dans la province » et où « le chauffage au gaz, complémenté par la thermopompe, continue d’occuper une place essentielle dans le chauffage résidentiel », alimenté par du « gaz à faible teneur en carbone ou carboneutre ».

Selon Guidehouse, ce scénario diversifié représenterait pour les usagers des économies de 181 milliards de dollars d’ici 2050, attribuables en grande partie à la réduction des besoins en infrastructures électriques pour répondre à la demande de pointe. Il demeure controversé chez les acteurs concernés interrogés dans le cadre de la présente étude.

L’absence de consensus entourant le scénario recommandé par Guidehouse illustre la nécessité de mener une analyse plus exhaustive de la meilleure trajectoire sur le plan de la sobriété en carbone et des économies pour les consommateurs d’électricité et de gaz en Ontario, une analyse qui pourrait s’ancrer en grande partie dans la planification intégrée des ressources à l’échelle locale exigée aujourd’hui par la CEO.

Pour ce qui est de la probabilité de changements de cap majeurs, il sera important d’évaluer non seulement les trajectoires les plus économiques pour le développement et l’entretien des infrastructures, mais aussi le risque que les usagers se voient refiler la facture d’infrastructures vouées à être délaissées. « Le principal point d’achoppement de ce plan, c’est la transition énergétique », indique un des acteurs concernés.

L’avenir qui se dessine pour le système énergétique est encore inconnu; les transitions reposant sur une baisse de la consommation de gaz mettront du temps à se concrétiser et beaucoup d’analyses prévoient une certaine demande de gaz au milieu du siècle, ne serait-ce que pour répondre aux utilisations finales les plus difficiles à convertir. Il demeure donc légitime de maintenir un réseau gazier viable, surtout si ce dernier est appelé à laisser une plus grande place au biogaz et à l’hydrogène.

Si Enbridge a demandé cette étude de Guidehouse, c’est « en grande partie dû au fait que les baisses d’émissions sont désormais réduites à l’électrification », explique Malini Giridhar, vice-présidente du développement commercial et de la réglementation d’Enbridge. « De multiples trajectoires peuvent nous permettre de réduire nos émissions. Nous voulions tout particulièrement comprendre le rôle et les retombées des combustibles gazeux dans l’objectif de carboneutralité », ajoute-t-elle.

Toutefois, la construction d’actifs gaziers superflus qui finissent par être délaissés pourrait engendre un risque pour les usagers plutôt que pour les actionnaires. Selon un acteur concerné, les arguments d’Enbridge à l’audience de la COE sur le tarif quinquennal laissent croire que les usagers continueront de payer pour l’infrastructure pipelinière, nouvelles installations comprises, au moins jusqu’au milieu du siècle.

« Enbrige a répété que si elle construisait ces actifs pour les usagers, les usagers devraient en assumer les coûts, affirme-t-il. Les actifs ne seront pas délaissés. » L’audience tarifaire pourrait être le théâtre d’arguments voulant que, si Enbridge veut construire de nouvelles infrastructures, le risque doive être assumé par l’entreprise et non par les clients qui n’ont pas vraiment leur mot à dire sur la manière dont le service public dépense ses capitaux.

L’une des forces du modèle d’affaires d’Enbridge réside dans sa capacité d’offrir aux investisseurs le rendement stable et prévisible d’un service public réglementé. L’un des acteurs du milieu fait toutefois valoir que les retombées pourraient être de courte durée si l’on assiste à un véritable différend au sein de la COE sur la répartition des avantages et des coûts des investissements des services publics sur les usagers, comme on l’a vu ailleurs.

« La Commission de l’énergie va approuver les dépenses sur les gazoducs, renchérit une autre personne concernée. Elle n’imposera pas leur utilisation. Le problème lié à l’approbation de dépenses trop importantes pour les gazoducs se posera plus tard. Et donc à bien des égards, il s’agit d’un enjeu climatique, mais d’une portée financière non négligeable. »

La saga du projet de remplacement du pipeline Saint-Laurent Ottawa Nord est certainement ouverte à plus d’une conclusion, étant donné le besoin d’une certaine quantité de gaz même dans les scénarios d’électrification les plus ambitieux et malgré la possibilité à long terme de voir arriver des gaz propres. Mais elle soulève une série de grandes questions chez les collectivités, les services publics et les autorités de réglementation qui tentent de négocier la transition vers un système énergétique carboneutre en Ontario et dans tout le pays.

  • Quelles options s’offrent aux municipalités qui prennent leurs engagements climatiques au sérieux et sont désireuses de se lancer dans une planification intégrée des ressources? « L’arène réglementaire n’est pas pour les âmes sensibles », nous prévient un des acteurs concernés. S’il est déjà difficile pour les villes qui disposent des ressources et du personnel technique compétent de défendre la planification intégrée des ressources, le défi est d’autant plus grand pour les collectivités, comme les petites municipalités, qui n’ont pas ou ont peu de moyens de mener des analyses indépendantes et de s’engager résolument dans la trajectoire de décarbonisation qui correspond le mieux à leurs besoins et priorités. Un des acteurs a souligné que Kingston, en Ontario, était mieux à même d’encadrer la distribution du gaz, car la municipalité était propriétaire d’un service public de gaz.
  • Quel est l’avenir des entreprises gazières dont le modèle d’affaires est menacé par l’impératif de décarbonisation, la baisse des coûts des solutions sobres en carbone et le potentiel souvent méconnu des solutions en aval du compteur? Les acteurs concernés ont suggéré qu’une entreprise comme Enbridge pourrait mieux se préparer à un avenir carboneutre en diversifiant ses activités vers l’électricité et les thermopompes, ou en s’inspirant du modèle qui se dessine au Québec, où les sociétés d’électricité et les entreprises gazières tentent d’intégrer leurs programmes d’approvisionnement et d’efficacité énergétique. Le principal obstacle concerne les affaires et les finances, et non les choix technologiques.
  • Quels sont les recours des parties prenantes qui considèrent qu’un service public ne s’est pas conformé à un mandat réglementaire? La COE a établi des attentes précises pour la planification intégrée des ressources en 2021, renforcées par la décision Saint-Laurent Ottawa Nord rendue en 2022. Certains ont fait valoir que ce type de mandat imposera un rôle de surveillance et d’application plus proactif qui pourrait être moins naturel pour une institution comme la COE. Leurs observations soulèvent d’importantes questions concernant le rôle de l’autorité de réglementation et son pouvoir – ou, à l’heure actuelle, sa capacité – de s’attaquer à une question essentielle et émergente dans la démarche vers un avenir carboneutre. Le Comité de la transition relative à l’électrification et à l’énergie de l’Ontario s’est penché là-dessus et sur bien d’autres questions connexes, et son rapport attendu cette année devrait jeter un éclairage utile sur la discussion.
  • Quels autres gestes devraient poser les gouvernements pour montrer le sérieux de leur démarche de décarbonisation et dissiper la méfiance suscitée par les engagements environnementaux passés? Et quels sont les recours des acteurs concernés entretemps? La planification des infrastructures à long terme est nécessairement un exercice d’anticipation et d’évaluation des impondérables, et tant que les émissions ne commenceront pas à baisser, les entreprises gazières pourront logiquement supposer qu’elles ne le feront pas – mais leurs plans d’expansion pourraient contribuer à ce que cette supposition devienne une dangereuse prophétie autoréalisatrice. Dans un système fédéral-provincial, le pouvoir des engagements carboneutres nationaux doit s’accompagner de gestes concrets et ambitieux des gouvernements provinciaux, souvent par des lois ou des règlements. Mais si l’on attend que les élus de tous les horizons et les bords politiques soient prêts à faire front commun et présenter une réponse intégrée à l’urgence climatique, il pourrait être trop tard pour la réduction des émissions. Si l’ensemble des acteurs sont en droit de s’attendre à une certitude politique, les entreprises gazières ont encore toujours plus de place pour composer avec l’incertitude de façon à saisir les possibilités qui s’offriront à elles dans un avenir carboneutre.
  • Quels sont les recours pour les usagers ainsi que tous les autres qui pourraient se retrouver devant d’importants coûts de délaissement des actifs si les entreprises gazières misent sur le mauvais scénario de décarbonisation? À défaut d’être anticipé et évité, ce problème risque de devenir un compromis entre deux enjeux de société : l’impératif de décarbonisation de l’ensemble de l’économie d’ici 2050 et le coût futur élevé, pour les ménages et les entreprises, d’infrastructures qui, avec le temps, pourraient s’avérer incompatibles avec leurs besoins.