La chaleur hybride au Québec

Collaboration entre Énergir et Hydro-Québec pour la décarbonisation du chauffage des bâtiments.

Déclaration de divulgation : COPTICOM, qui emploie les auteurs, agit comme consultant pour Énergir.

Au Québec, deux entreprises régissent la quasi-totalité des infrastructures électrique et gazière. La société d’État Hydro-Québec détient le monopole du transport, de la distribution et de l’achat d’électricité, et produit ou achète plus de 90 % de l’hydroélectricité québécoise. Pour sa part, Énergir distribue 97 % du gaz naturel consommé au Québec. Cette entreprise est détenue à 80,9 % par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) – gestionnaire, entre autres, du régime de rentes du Québec – et par le Fonds de solidarité FTQ, un fonds d’investissement syndical qui gère également une partie de l’épargne-retraite de près de 735 000 travailleurs.

Au Québec, les émissions de GES associées au gaz naturel sont pratiquement toutes attribuables à la distribution et à la consommation des molécules livrées par Énergir, qui vise par ailleurs la carboneutralité de ses opérations d’ici 2050. Pour y arriver, l’entreprise compte miser sur le développement du gaz naturel renouvelable (GNR), l’amélioration de l’efficacité énergétique chez ses clients, mais aussi la complémentarité avec l’électricité[1].

Le gouvernement du Québec s’est fixé un objectif de réduction des émissions de GES de 37,5 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990, et vise la carboneutralité d’ici 2050. Pour atteindre ces objectifs, il mise sur l’électrification massive du transport routier, du chauffage des bâtiments et d’une bonne partie des usages industriels.

La consommation énergétique résidentielle au Québec

En 2019[2], le gaz naturel ne représente que 13 % de la consommation énergétique au Québec[3], contre 36 % pour le Canada dans son ensemble[4]. Il est consommé par les industries (55 %), les bâtiments institutionnels et commerciaux (28 %) et les bâtiments résidentiels (11 %), le reste étant consacré à d’autres usages de niche (5 %). Il est quasi absent de la production d’électricité : celle-ci est constituée à 99,6 % d’hydroélectricité et d’énergie éolienne.

La consommation énergétique résidentielle est principalement composée, au Québec, d’électricité (74 %) ; on compte 12 % pour les biocombustibles, 8 % pour le gaz naturel et 5 % pour des produits pétroliers comme le mazout. La consommation des bâtiments institutionnels et commerciaux est pour sa part majoritairement composée d’électricité (53 %) ; puis viennent le gaz naturel (27 %), le mazout (16 %), le propane et les biocombustibles (4 %). La consommation de gaz naturel dans les secteurs du bâtiment et de l’industrie a engendré l’émission de 12 Mt éq. CO2 en 2019, soit 14,2 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) du Québec.

Le 13 juillet 2021, Hydro-Québec et Énergir ont conclu une entente sur la biénergie pour la période 2022-2045. Ce partenariat vise à convertir les systèmes de chauffage au gaz naturel des clients d’Énergir en systèmes alimentés à la fois à l’électricité et au gaz naturel. Pendant les périodes de grand froid, alors que les besoins en chauffage sont le plus élevés, le gaz naturel se substituera à l’électricité, ce qui permettra de réduire la pression sur le réseau d’Hydro-Québec. Hors des périodes de pointe, l’électricité assurera seule le chauffage des bâtiments. La biénergie est donc présentée comme un moyen de maximiser la part de l’électricité dans le chauffage des bâtiments – et donc la réduction des émissions de GES associées au chauffage –, tout en limitant les répercussions sur les pointes hivernales.

Neige tombant par une froide journée d’hiver sur des immeubles résidentiels à Montréal.

Au cours de la phase 1 de l’entente, environ 100 000 clients résidentiels ont été incités à se convertir à la biénergie[5]. Lors de la phase 2, l’offre de biénergie sera élargie aux sous-secteurs commercial et institutionnel[6]. Une décision concernant la mise en œuvre de la phase 2 devrait être prise au cours du printemps 2023 par la Régie de l’énergie. Notons que l’entente vise également à inciter les propriétaires de nouveaux bâtiments résidentiels, commerciaux et institutionnels à choisir un système de chauffage biénergie[7].

L’entente est soutenue par le gouvernement du Québec, qui a clairement signifié à la Régie de l’énergie son désir d’encourager la conversion des systèmes de chauffage à la biénergie (électricité et gaz naturel[8]). L’entente s’inscrit ainsi pleinement dans le Plan pour une économie verte 2030, qui vise à réduire les émissions liées au chauffage de 50 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici la fin de la décennie[9].

Tout client d’Énergir, nouveau ou non, qui souhaite convertir son système de chauffage à la biénergie bénéficie de subventions[10] couvrant jusqu’à 80 % des coûts de conversion[11], de la part du gouvernement du Québec et d’Hydro-Québec.

La conversion à la biénergie permettrait de réduire la consommation de gaz naturel des clients résidentiels, commerciaux et institutionnels participants de plus de 70 %[12]. En contrepartie, l’électrification des bâtiments (résidentiels, commerciaux et institutionnels) convertis à la biénergie demanderait à Hydro-Québec de fournir une puissance additionnelle de 63 MW en 2030[13].

Selon Hydro-Québec, la mise en place de la biénergie lui permettrait d’économiser 1,682 milliard de dollars comparativement à ce que lui coûterait une électrification complète du chauffage des bâtiments[14], celle-ci demandant 2 070 MW de capacité installée supplémentaire d’ici 2030[15], à un coût estimé à 2,7 milliards de dollars (voir le tableau suivant).

Tableau récapitulatif comparant l'électrification totale du secteur du bâtiment (scénario "tout à l'électricité", TAÉ) à la mise en place de l'entente biénergie (scénario "biénergie")
Source : Régie de l’énergie du Québec, « Décision – Demande relative aux mesures de soutien à la décarbonisation du chauffage des bâtiments – Phase 1 (R-4169-2021) », Régie de l’énergie du Québec, 19 mai 2022.

De son côté, Énergir se voit offrir une compensation financière (appelée « contribution GES[16] ») d’un montant maximal cumulatif de 403 millions de dollars à l’horizon 2030[17] pour la perte de revenus associée au passage d’une partie de sa clientèle à la biénergie, dans le but d’équilibrer les incidences tarifaires pour les clientèles des deux distributeurs. Cette compensation couvrirait environ 80 % de la perte de revenus d’Énergir[18], mais est tributaire des quantités effectives de gaz naturel qui auront été remplacées par l’électricité d’Hydro-Québec.

Incidences tarifaires cumulées des scénarios "tout à l'électricité" et "biénergie"
Source : Régie de l’énergie du Québec, « Décision – Demande relative aux mesures de soutien à la décarbonisation du chauffage des bâtiments – Phase 1 (R-4169-2021) », Régie de l’énergie du Québec, 19 mai 2022.

À première vue, l’entente sur la biénergie entre Hydro-Québec et Énergir constitue une solution intéressante pour assurer la décarbonisation du secteur du bâtiment. Elle permet à la fois de mieux gérer l’appel de puissance de pointe sur le réseau électrique et d’accompagner un distributeur de gaz naturel dans la réduction de ses livraisons d’énergie. Elle s’avère aussi plus économique pour Hydro-Québec qu’une électrification complète du chauffage des bâtiments. Bref, elle permet à l’ensemble des parties en cause d’atteindre une série d’objectifs économiques, techniques et climatiques d’importance.

Il s’agit également d’une solution audacieuse, rendue possible par une série de circonstances qui se renforcent mutuellement. Elle implique d’abord deux entreprises en situation de contrôle monopolistique qui se sont donné d’importants objectifs de décarbonisation. L’actionnaire d’Hydro-Québec, l’État québécois, s’est lui-même engagé sur une trajectoire de décarbonisation aux horizons 2030 et 2050, tandis que ceux d’Énergir – la Caisse de dépôt et placement du Québec et le Fonds FTQ – procèdent de manière délibérée à la décarbonisation de leurs portefeuilles d’investissements. L’entente elle-même est souhaitée et directement appuyée par le gouvernement du Québec. Finalement, elle permettrait de modérer les incidences tarifaires pour les clients des deux entreprises, comparativement à une électrification totale du chauffage des bâtiments.

En outre, cette façon de faire assure que la contribution GES versée par Hydro-Québec à Énergir demeure dans la sphère publique (par l’intermédiaire de la CDPQ) ou à tout le moins dans celle du bien commun (pour les centaines de milliers de Québécois dont une partie de l’épargne-retraite est gérée par le Fonds de solidarité FTQ).

Il convient toutefois de souligner les limites de l’entente. Tout d’abord, celle-ci ne concerne que le secteur du bâtiment (qui représente 35,9 % des volumes de gaz naturel distribués). Le secteur industriel, avec 64,1 % des volumes distribués, n’est pas visé par l’entente.

En outre, l’entente en soi n’intègre pas d’instruments ni de politiques complémentaires pouvant contribuer à décarboniser encore davantage le secteur du bâtiment et à modérer les répercussions sur les pointes du réseau électrique[19]. Bien que de telles mesures soient envisagées ou même en partie déployées par le gouvernement, Hydro-Québec et Énergir, elles ne forment pas une approche cohérente et intégrée[20]. Une telle approche aurait permis d’évaluer si les 30 % résiduels de la demande en chauffage que continuera à assumer Énergir selon l’entente sur la biénergie auraient pu être comblés, en tout ou en partie, par ces moyens complémentaires.

L’entente sur la biénergie pourrait aussi mener à un certain « verrouillage carbone » du secteur du bâtiment au Québec. En effet, le remplacement des systèmes de chauffage en fin de vie ainsi que le raccordement de nouveaux clients au réseau d’Énergir (et par extension, l’offre de biénergie) d’ici 2030 fixent un certain niveau de consommation de gaz naturel jusqu’en 2045, les contrats avec les clients étant d’une durée de quinze ans. Cela est d’autant plus préoccupant que cette situation va à l’encontre des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), notamment celle d’interdire l’installation de nouvelles chaudières consommant des combustibles fossiles dès 2025, si l’on souhaite atteindre la carboneutralité d’ici la moitié du siècle[21].

Finalement, Énergir souhaite remplacer par du GNR les 30 % résiduels de gaz naturel qui seront nécessaires selon l’entente, pour décarboniser entièrement le secteur du bâtiment à l’horizon 2050. Néanmoins, rien n’indique pour le moment que le GNR sera disponible en quantité suffisante pour remplacer complètement ces 30 % résiduels. À titre d’exemple, en 2022, le GNR représentait seulement 0,6 % du gaz naturel distribué par Énergir[22].

L’entente biénergie entre Hydro-Québec et Énergir renforce l’idée voulant que la diminution rapide de la production et de la consommation de combustibles fossiles implique inévitablement une intervention publique structurante, ce que procure ici, directement et indirectement, l’intervention et le soutien de l’État québécois.

L’entente s’inscrit dans un contexte d’affaires, réglementaire et politique particulier. La propriété des deux partenaires relève en grande partie du domaine public ; chacun d’eux s’est placé sur une trajectoire de décarbonisation ; et le gouvernement du Québec a pris des engagements vigoureux en faveur de la lutte contre les changements climatiques et d’une réduction radicale de la place des carburants fossiles. Il est possible que d’autres entreprises d’utilité publique ailleurs au Canada trouvent un intérêt à s’en inspirer en l’adaptant à leur propre réalité.

En définitive, Hydro-Québec et Énergir, appuyées par le gouvernement du Québec, adoptent à travers cette entente une approche proactive relativement à la transition énergétique, plutôt que passive ou réactive. C’est peut-être là une des leçons les plus intéressantes à tirer de cette étude de cas.