La semaine dernière, le gouvernement fédéral a dévoilé son évaluation stratégique des changements climatiques, laquelle fixe un cadre qui permet de déterminer si les grands projets d’infrastructure contribuent au respect des engagements du Canada en matière de changements climatiques. Entre autres exigences, les promoteurs de projets ayant une durée de vie allant au-delà de 2050 devront fournir un plan concret décrivant la façon dont le projet atteindra la carboneutralité d’ici 2050.
Cette exigence ne s’applique qu’aux projets relevant des domaines de compétence fédérale, et ses détails n’ont pas encore été dévoilés. Or elle soulève déjà de grandes questions : la carboneutralité du Canada devrait-elle passer par la carboneutralité de tout projet d’envergure? Est-ce vraiment par les décisions relatives aux projets d’infrastructure qu’on parviendra à éliminer les émissions nettes au pays? Comment cette exigence sera-t-elle appliquée?
Ce sont là de bonnes de questions. Mais elles font fi de la fonction première de l’évaluation stratégique.
Qu’y a-t-il de stratégique dans l’évaluation stratégique?
Le dévoilement de l’évaluation stratégique a suscité une vague de réactions. Certaines personnes sont déçues du fait que les nouvelles lignes directrices ne comprennent pas de « test climatique » adéquat qui permettrait de déterminer la compatibilité d’un projet avec les cibles climatiques du Canada. D’autres remettent en doute la faisabilité d’imposer la carboneutralité à l’échelle d’un projet. D’autres encore se demandent si l’imposition de la carboneutralité aux projets est en fait le bon outil stratégique pour éliminer les émissions.
Et si ces interrogations passaient à côté de la valeur réelle de l’évaluation stratégique? Les plans de projets ne doivent pas être vus comme des instruments réglementaires contraignants et exécutoires, et encore moins comme le test climatique par excellence du gouvernement pour le développement d’infrastructures et de ressources. Si l’évaluation stratégique exige de tels plans, c’est pour fournir aux décideurs de l’information additionnelle qui les aidera à déterminer si un projet nuira ou contribuera à la capacité du Canada d’atteindre ses objectifs climatiques.
Cette exigence a aussi une autre visée, peut-être plus importante encore : elle indique aux promoteurs de projets qu’ils doivent se mettre sur la voie de la carboneutralité.
Les défis associés à la stabilité politique
Permettons-nous un petit crochet pertinent dans ce contexte.
Les projets à fortes émissions et à coûts élevés sont confrontés à un même problème : les politiques climatiques futures auront une incidence majeure sur leur rentabilité et leur viabilité à long terme. Des politiques strictes et une réorientation des priorités d’investissement – au Canada ou ailleurs – pourraient saper la rentabilité de certains projets, qui verraient leurs actifs délaissés et leur valeur gaspillée. Le risque de délaissement des actifs peut accroître le coût des politiques climatiques rigoureuses. Et l’opposition vive des industries et des propriétaires dont les actifs risquent d’être délaissés peuvent compliquer la mise en œuvre de politiques climatiques rigoureuses.
La stabilité politique profite directement aux promoteurs de projets majeurs, mais elle est difficile à atteindre. Les futurs gouvernements pourraient voir les choses d’un autre œil et annuler les décisions sur lesquelles reposent les stratégies d’affaires en place. Qui plus est, les gouvernements sont généralement froids à l’idée de promettre un renforcement constant de la rigueur des politiques (qu’on pense à la tarification du carbone ou aux exigences réglementaires), car le choc provoqué par le coût des projets de politiques ambitieuses peut faire obstacle à l’appui populaire.
Cependant, l’absence de certitude empêche les entreprises et les investisseurs de se faire une idée claire des politiques climatiques à venir. Cela accroît leur vulnérabilité aux changements d’orientation soudains, ainsi que le risque et la difficulté associés aux décisions d’investissement à moyen et à long terme.
Des messages sur la carboneutralité
Comme nous l’avons dit, l’évaluation stratégique du gouvernement fédéral n’est pas contraignante. Elle exige des promoteurs de projets majeurs un plan crédible pour l’atteinte de la carboneutralité, et non une garantie à cet égard.
Cela dit, par cette exigence, le gouvernement fédéral envoie un message clair aux promoteurs : des politiques strictes seront mises en place, et c’est à eux de montrer au gouvernement et aux investisseurs que leur projet est compatible avec ces politiques.
L’obligation de fournir un tel plan suffira-t-elle à prévenir le délaissement d’actifs? Probablement pas. Certains promoteurs pourraient faire des promesses aujourd’hui, mais sans réellement s’attaquer aux futures questions de concurrence ou de conformité avant qu’elles ne se concrétisent. Et comme d’autres l’ont souligné, l’évaluation stratégique n’exige un plan de carboneutralité que pour les projets dont la durée de vie dépasse 2050. Or une voie crédible vers 2050 nécessite des politiques de plus en plus strictes et une réduction accrue des émissions au fil du temps. En cette matière, le chemin est aussi important que la destination.
Heureusement, les évaluations stratégiques ne sont pas le seul outil dont le Canada dispose pour éclairer la voie vers la réduction des émissions et offrir une meilleure stabilité aux investisseurs. Comme nous l’avons déjà fait valoir, un cadre de responsabilisation climatique peut faire le pont entre les objectifs à long terme et les actions stratégiques à court terme, en établissant des jalons intermédiaires de réduction des émissions pour montrer la voie à suivre et éclaircir les attentes quant aux politiques (tarification du carbone ou exigences réglementaires) requises pour l’atteinte des objectifs à long terme du Canada.
Se satisfaire de l’imperfection pour un temps
Les plans de carboneutralité propres à chaque projet ne constituent peut-être pas le test climatique parfait ou l’approche stratégique idéale, mais le mieux est parfois l’ennemi du bien. En l’absence de politiques plus robustes et plus strictes, cette exigence peut favoriser des décisions qui tiennent compte des engagements climatiques à long terme, notamment pour les projets à la longue durée de vie. Elle encourage en outre les promoteurs à se préparer à des politiques ambitieuses dans l’avenir, afin que les entreprises ne se retrouvent pas aux prises avec des capitaux paralysés, des coûts élevés et l’obligation de réduire drastiquement leurs émissions. Ainsi, les nouvelles exigences de l’évaluation stratégique des changements climatiques peuvent renforcer la stabilité dans la sphère de l’investissement et jeter les bases d’une série de politiques qui aideront le Canada à réduire grandement ses émissions d’ici 2050.