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Boucler la boucle

Et si je vous disais qu’il était possible d’acheminer notre énergie propre hors de nos frontières? C’est ce que promet la boucle de l’Atlantique. Qui plus est, si les provinces se mettent de la partie, on parle de retombées allant bien au-delà de la côte Est.

Boucle de l’Atlantique. Ces quelques mots prononcés en septembre durant le discours du Trône fédéral ont attiré l’attention de bon nombre d’habitants de la côte Est. Il s’agit d’un terme nouveau pour décrire une vieille idée, une bénédiction qui engendrerait une croissance propre dans une région qui connaît des difficultés financières depuis des dizaines d’années. S’il se concrétisait, le projet montrerait au reste du Canada comment déplacer des électrons par-delà les frontières : une idée simple qui ne s’est jamais matérialisée, les provinces disposant toutes d’un réseau électrique distinct.

Mais commençons par la base.

Essentiellement, la boucle de l’Atlantique consiste à améliorer la manière dont le Canada atlantique (et le Québec) distribue l’électricité qu’il produit dans les provinces qui le composent et entre celles-ci. L’électricité propre issue des grands barrages du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador serait envoyée vers le sud, alimentant les provinces maritimes et possiblement les États de l’Est des États-Unis (voir la carte).

Source : Ressources naturelles Canada (2018)

Dans la foulée de collaboration des gouvernements fédéral et de l’Atlantique sur l’interconnexion des réseaux électriques provinciaux (voir le rapport sur la Porte d’entrée de l’énergie de l’Atlantique), ce concept vieux de plusieurs décennies a été rebaptisé « la boucle de l’Atlantique ».

En fait, environ la moitié de la boucle est déjà construite. La liaison maritime, un câble de transmission sous-marin reliant le Sud de Terre-Neuve et le cap Breton, devrait commencer à transporter de l’électricité de Muskrat Falls à la Nouvelle-Écosse en 2021.

Il manque encore un gros morceau pour clore la boucle : l’infrastructure de transport nord-sud, qui prend son origine à Muskrat Falls, à Terre-Neuve-et-Labrador, passe par le Québec et descend au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et aux États-Unis. Pourtant, il s’agit du tronçon le plus important… et le plus controversé (j’y reviendrai). La semaine dernière, la Banque de l’infrastructure du Canada a annoncé un investissement public de 2,5 milliards de dollars pour favoriser la production, l’entreposage et le transport d’énergie propre dans les provinces, les territoires et les régions. Si l’on ne sait pas encore exactement à quoi servira cet argent, il est possible qu’une partie serve à achever la boucle.

Électrification de la bulle atlantique

La boucle de l’Atlantique pourrait être un moteur de croissance propre majeur dans la région.

Commençons par les retombées économiques : en cette période où le monde poursuit sa transition rapide vers une économie sobre en carbone, la boucle de l’Atlantique arriverait comme un vent de fraîcheur dans une économie régionale désespérément à la recherche de nouvelles sources de croissance et d’emplois. Le Canada atlantique se démarque déjà dans de nombreux domaines de l’énergie propre, comme l’entreposage des batteries (un projet de recherche novateur mené conjointement par Tesla et l’Université Dalhousie), l’énergie marémotrice (à la baie de Fundy) et les miniréseaux (divers projets pilotes dans la région, notamment ici et ). La boucle de l’Atlantique, c’est l’occasion pour la région d’emboîter le pas aux marchés mondiaux et de favoriser l’innovation dans l’énergie propre.

L’achèvement du projet aurait aussi d’importantes retombées environnementales. Dans les Maritimes, on consomme encore beaucoup d’énergie sale, plus particulièrement en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick. En important davantage d’énergie hydroélectrique propre du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador, ces provinces à fortes émissions pourraient s’affranchir du charbon et du pétrole plus rapidement que prévu et contribuer à atteindre la cible de zéro émission nette d’ici 2050. Cette même perspective s’offrirait aux États de l’Est des États-Unis si les lignes de transport venaient à se concrétiser. En outre, si elles étaient mieux alimentées en électricité propre par Terre-Neuve-et-Labrador, les Maritimes pourraient accélérer le développement des énergies renouvelables intermittentes (ex. : le parc éolien de l’Île‐du‐Prince‐Édouard ou les panneaux solaires en Nouvelle-Écosse).

Enfin, le passage à une énergie propre serait aussi bénéfique pour la santé de la population. Si la qualité de l’air dans la région est généralement bonne, ce n’est pas le cas partout : les taux de pollution atmosphérique sont élevés dans certaines parties du Canada atlantique, même les régions éloignées et rurales (comme en témoigne le graphique ci-dessous).

Grâce à l’électrification de l’industrie lourde, du transport et des bâtiments, et à l’élimination graduelle des centrales au charbon, la santé des Canadiennes et des Canadiens de la région se verrait améliorée.

Que faire pour éviter de tourner en rond?

Pour beaucoup de gens de la côte Est comme moi, c’est une évidence : il faut achever la boucle, car c’est une occasion en or pour la région de se démarquer. Cependant, comme pour tout grand projet d’infrastructure, il faut garder un regard critique. Nous ne savons pas encore comment ni quand la boucle serait achevée, ni à quel prix. On est aussi en droit de se demander, par exemple, si Terre-Neuve-et-Labrador construira un autre barrage hydroélectrique à Gull Island, alors que plusieurs digèrent encore bien mal l’impact environnemental et la facture de son projet à Muskrat Falls.

Nous ne pouvons pas non plus passer sous silence les implications politiques. Il est peu probable que les cinq provinces bénéficient à parts égales des retombées de la boucle, ce qui soulève des questions épineuses quant aux pouvoirs de chacune et à l’équité. De fait, les enjeux entourant la distribution pourraient raviver les braises d’un vieux conflit, Québec et Terre-Neuve ayant une relation complexe tissée de nombreux fils (c’est le moins qu’on puisse dire) quand il est question de projets énergétiques. L’achèvement du projet nécessite l’approbation et l’apport du gouvernement du Québec, qui a le gros bout du bâton dans cette histoire. Et si l’on venait à concrétiser le tronçon dans l’Est des États-Unis, on ajouterait d’autres acteurs à la table, qui voudraient, eux aussi, leur part du gâteau.

Mais bonne nouvelle! Les principaux acteurs collaborent déjà à l’élaboration d’un plan. Le gouvernement fédéral pourrait ici jouer l’important rôle du médiateur et du financier.

Et si ce n’était que le début?

Le reste du Canada a les yeux tournés vers l’est; la réussite du projet pourrait vouloir dire gros. La Colombie-Britannique et le Manitoba, à l’instar du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador, regorgent d’énergie propre. Pourtant, il s’est avéré beaucoup plus difficile par le passé de déplacer leurs électrons propres chez leurs voisines à l’est et à l’ouest que de les faire passer du nord au sud à travers les frontières américaines. L’expansion des lignes de transport vers l’Alberta et la Saskatchewan, deux économies hautement émettrices, pourrait engendrer les mêmes retombées que dans le Canada atlantique.

La conclusion de la boucle est un projet emballant, gage d’une croissance propre dans la région et au-delà, mais il est encore trop tôt pour en connaître les coûts et les avantages réels. Opérationnel durant des décennies, ce genre d’infrastructure a des effets marqués pour l’économie, les contribuables, la santé et le bien-être ainsi que l’environnement.

Comme d’autres habitants de la côte Est, j’attends la suite des choses avec impatience. Fort de son alliance pour lutter contre la COVID-19 (qui fonctionne bien jusqu’ici), le Canada atlantique a maintenant l’occasion d’assumer le même rôle prépondérant pour faire tomber les obstacles provinciaux à la production et à la distribution d’électricité propre.